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Poussin mourut à Rome le 19 novembre 1665, âgé de soixante-onze ans et cinq mois. Il avait passé hors de son pays la plus grande moitié de cette longue vie; il vit tomber l’un après l’autre tous les amis qu’il s’était faits sur cette terre étrangère, et grandir l’isolement autour de lui. Le chevalier del Pozzo, qui l’avait aimé et patroné pendant trente-sept ans, était mort en 1657. Cette perte cruelle fit entrer Poussin dans l’irrévocable période de la vieillesse. Les infirmités qu’il avait supportées jusque-là avec une vigueur juvénile commencent à l’abattre, et ses lettres prennent une teinte de tristesse continue qu’elles n’avaient pas auparavant, mais elles témoignent aussi du calme et du courage qu’il conserva dans son isolement jusqu’à la fin. Il se plaint de ce que sa main «débile et tremblante» ne veut plus obéir à sa pensée. «Si la main vouloit obéir, écrit-il à M. de Chantelou. je pourrois, je crois, la conduire mieux que jamais; mais je n’ai que trop l’occasion de dire ce que Thémistocle disoit en soupirant sur la fin de sa vie, que l’homme décline et s’en va lorsqu’il est prêt à bien faire. Je ne perds pas courage pour cela; car, tant que la tête se portera bien, quoique la servante soit débile, il faudra que celle-ci observe les plus excellentes parties de l’art, qui sont du domaine de l’autre» Il écrivait encore: «On dit que le cygne chante plus doucement lorsqu’il est voisin de la mort; je tâcherai, à son imitation, de faire mieux que jamais: c’est peut-être le dernier ouvrage que je ferai pour vous.»

Les derniers tableaux de Poussin, ceux qu’il acheva de 1657 à 1664, bien que l’effort s’y laisse quelquefois apercevoir, démontrent que ce grand génie conserva non-seulement son activité mais sa lucidité et sa puissance, jusqu’au bout. En 1664, il perdit sa femme, sa compagne dévouée de trente années, et cette date marque le dernier terme de sa vie d’artiste, car depuis lors il ne fit plus que traîner dans le chagrin et les infirmités un misérable reste d’existence. Et cependant, avec quelle admiration et quel contentement ne retrouve-t-on pas cette grande âme digne d’elle et intacte dans ce corps souffrant et délabré ! Nous citons, pour en témoigner, la lettre si noble et si touchante, en quelque sorte son testament, qu’il adressa peu de temps avant sa mort à M. de Chantelou: «Je vous prie de ne pas vous étonner s’il y a tant de temps que j’ai eu l’honneur de vous donner de mes nouvelles. Quand vous connoîtrez la cause de mon silence, non-seulement vous m’excuserez, mais vous aurez compassion de mes misères. Après avoir, pendant neuf mois, gardé dans son lit ma bonne femme, malade d’une toux et d’une fièvre d’étisie qui l’ont consumée jusqu’ aux os, je viens de la perdre. Quand j’avois le plus besoin de son secours, sa mort me laisse seul, chargé d’années, paralytique, plein d’infirmités de toutes sortes, étranger et sans amis, car en cette ville il ne s’en trouve point. Voilà l’état auquel je suis réduit; vous pouvez vous imaginer combien il est affligeant. On me prêche la patience, qui est, dit-on, le remède à tous maux: je la prends comme une médecine qui ne coûte guère, mais aussi qui ne guérit de rien. Me voyant dans un semblable état, lequel ne peut durer longtemps, j’ai voulu me disposer au départ. J’ai fait, pour cet effet, un peu de testament, par lequel je laisse plus de 10,000 écus de ce pays à mes pauvres parents, qui habitent aux Andelys. Ce sont gens grossiers et ignorants, qui, ayant après ma mort à recevoir cette somme, auront grand besoin du secours et de l’aide d’une personne honnête et charitable. Dans cette nécessité, je viens vous supplier de leur prêter la main, de les conseiller et de les prendre sous votre protection, afin qu’ils ne soient pas trompés ou volés. Ils vous en viendront humblement requérir, et je m’assure, d’après l’expérience que j’ai de votre bonté, que vous ferez volontiers pour eux ce que vous avez fait pour votre pauvre Poussin pendant l’espace de vingt-cinq ans. J’ai si grande difficulté à écrire, à cause du tremblement de ma main, que je n’écris point présentement à M. de Chambrai , que j’honore comme il le mérite, et que je prie de tout mon cœur de m’excuser. Il me faut huit jours pour écrire une méchante lettre, peu à peu, deux ou trois lignes à la fois, et le morceau à la bouche; hors de ce temps-là, qui dure fort peu, la débilité de mon estomac est telle, qu’il m’est, impossible d’écrire quelque chose qui se puisse lire .»

Poussin n’avait pas d’enfants. Cette dernière année qu’il passa à pleurer sa femme avant de mourir lui-même dût être remplie d’une bien terrible amertume. Le foyer était désert, les rêves envolés! Une vie noble, bien remplie, et ce grand cœur qui fut le trait distinctif de Poussin, ne dispensent personne de ces terribles réalités de la douleur. Non-seulement Poussin n’avait pas d’enfants, mais, ses derniers amis étant tous morts avant lui, il demeurait absolument seul dans cette Rome pleine de tombeaux. Après avoir, pendant son séjour en France, tant désiré d’y revenir et de la revoir, il la nommait maintenant «cette ville où il n’y a pas d’amis.» Il se ressouvenait, avec des regrets, de la patrio, que l’on peut abandonner pendant la jeunesse, mais dans laquelle il faut retourner pour mourir.

Nous possédons trois portraits de Poussin; l’un d’eux, le meilleur, celui qu’il fit en 1650 pour M; de Chantelou, est au Louvre. Ce portrait, que M. de Chantelou attendit pendant des années, devait d’abord être fait par Mignard; il est curieux de voir les raisons qui ont engagé Poussin à s’exécuter (quoiqu’il n’ait pas fait de portraits depuis vingt-cinq ans, écrit-il) et à le faire lui-même. «J’aurois déjà fait faire mon portrait pour vous l’envoyer, comme vous désirer; mais il me fâche de dépenser une dizaine de pistoles pour une tête de la façon de M. Mignard, qui est celui qui les fait le mieux, quoiqu’elles soient froides, fardées, sans force et sans vigueur.» On dirait ce jugement écrit d’aujourd’hui.

Poussin s’est représenté assis dans l’ombre, drapé d’un manteau noir à larges plis, la main appuyée sur un portefeuille à esquisses; ses yeux sont noirs, pleins de feu et profondément enfoncés sous des sourcils épais; le nez est aquilin et massif; la bouche, quoique trop grande, est belle, la moustache rare. Ses cheveux, longs, noirs et abondants sont partagés sur le milieu de la tête par une ligne qui descend jusque sur le front. Ce front porte entre les sourcils ces rides «qui appartiennent exclusivement, dit Lavater, à des gens d’une haute capacité, qui pensent sainement et noblement.» La tête est très-belle, intelligente et puissante, telle qu’on en rencontre un grand nombre dans ce temps. Poussin est de la famille des Corneille, des Descartes, des Pascal, et il porte cette parenté sur son visage.

Félibien, qui l’avait connu, en parle ainsi: «Vous pouvez vous souvenir qu’il disait volontiers ses sentiments, mais c’était toujours avec une honnête liberté et beaucoup de grâce. Il était extrêmement prudent dans toutes ses actions, retenu et discret dans ses paroles, le s’ouvrant qu’à ses amis particuliers, et lorsqu’il se trouvait avec des personnes de grande qualité, il n’était point embarrassé dans la conversation; au contraire, il paraissait, par la force de ses discours et par la beauté de ses pensées, s’élever au-dessus de la fortune.

» Il me semble que je le vois encore..... Son corps était bien proportionné et sa taille haute et droite; l’air de son visage, qui avait quelque chose de noble et de grand, répondait à la beauté de son esprit et à la bonté de ses mœurs. Il avait, s’il m’en souvient, la couleur du visage tirant sur l’olivâtre, et ses cheveux noirs commençaient à blanchir lorsque nous étions à Rome. Ses yeux étaient vifs et bien fendus, le nez grand et bien fait, le front spacieux, et la mine résolue.»

L’œuvre de Poussin est immense. Nous avons catalogué plus de deux cents tableaux de sa main, et on sait qu’il ne se faisait jamais aider par personne. Il travaillait très-vite et régulièrement occupant ses soirées à dessiner et à composer, et peignant, après sa promenade du matin, sans interruption jusqu’à la nuit. Il trouvait cependant moyen d’interrompre ce labeur incessant pour soigner les affaires que ses amis de France avaient à Rome. Il leur faisait copier des tableaux et leur achetait des vases, des bustes antiques, et jusqu’à des gants et des cordes de guitare. L’amitié de M. de Chantelou lui avait valu beaucoup de connaissances qui lui demandaient des tableaux. et entre elles Scarron, qu’on ne s’attendait guère à trouver là. Poussin fit pour lui un Ravissement de saint Paul et peut-être deux ou trois autres tableaux. Il en fut mal récompensé, car Scarron prit ce prétexte pour lui envoyer ses vilains livres, ce qui désolait, plus que de raison, cette noble nature. «J’ai reçu du maître de la poste de France, un livre ridicule de facéties de M. Scarron, sans lettre et sans savoir qui me l’envoie. J’ai parcouru ce livre une seule fois, et c’est pour toujours: vous trouverez bon que je ne vous exprime pas tout le dégoût que j’ai pour de pareils ouvrages... J’avois déjà écrit à M. Scarron en réponse à la lettre que j’avois reçue de lui avec son Typhon burlesque; mais celle que je viens de recevoir me met dans une nouvelle peine. Je voudrois bien que l’envie qui lui est venue lui fût passée et qu’il ne goûtât pas plus ma peinture que je ne goûte son burlesque. Je suis marri de la peine qu’il a prise de m’envoyer son ouvrage; mais ce qui me fâche davantage, c’est qu’il me menace d’un sien Virgile travesti et d’une épître qu’il m’a destinée dans le premier livre qu’il imprimera. Il prétend me faire rire d’aussi bon cœur qu’il rit lui-même, tout estropié qu’il est; mais, au contraire, je suis prêt à pleurer quand je pense qu’un nouvel Érostrate se trouve dans notre pays .» On s’étonne un peu d’entendre appeler Érostrate ce boiteux grimaçant dont Louis XIV devait hériter. Au reste, Scarron aimait la peinture; il l’avait cultivée dans sa jeunesse. Il fit, dès 1634, à Rome, la connaissance de Poussin. Leur liaison ne paraît cependant pas avoir été fort intime, car ce n’est qu’après beaucoup d’hésitations et sur les recommandations très-pressantes et très-réitérées de M. de Chantelou que Poussin se décida à travailler pour lui.

On ne peut pas dire que Poussin ait fait école. mais il est resté l’un des deux ou trois maîtres les plus fructueusement étudiés et les plus admirés des artistes et des gens de goût. Ses seuls élèves directs furent ses deux beaux-frères Dughet et Sébastien Bourdon. Dughet le paysagiste est un très-grand peintre, mais il porte un nom redoutable qui lui a été fatal. Nous avons laissé l’Angleterre accaparer ses meilleurs ouvrages, et nous n’en possédons presque plus d’importants, Quant à Sébastien Bourdon, on n’a qu’à parcourir son œuvre gravé pour se convaincre que les leçons de Poussin ne furent pas vaines. Les ouvrages de cet homme étonnant, qui imitait à la fois Poussin et Salvator Rosa, sont extrêmement inégaux, mais on y rencontre des beautés de premier ordre.

Poussin n’a pas composé d’ouvrage sur la théorie de la peinture, comme on l’a cru et dit de son temps et plus tard. Jean Dughet, auquel M. de Chantelou écrivit en 1666 pour savoir la vérité à ce sujet, lui répondit: «Vous m’écrivez que M. Cerisiers vous a dit avoir vu un livre fait par M. Poussin, lequel traite de la lumière et des ombres, des couleurs et des proportions: il n’y a rien de vrai dans tout cela. Cependant il est Constant que j’ai entre les mains certains manuscrits qui traitent des lumières et des ombres; mais ils ne sont pas de M. Poussin, ce sont des passages extraits par moi, d’après son ordre, d’un ouvrage original que le cardinal Barberini possède dans sa bibliothèque; l’auteur de cet ouvrage est le Père Matteo, maître de perspective du Dominiquin, et il y a bien des années que M. Poussin m’en fit copier une bonne partie avant que nous allassions à Paris, comme il me fit copier aussi quelques règles de Vitellione; voilà ce qui a fait croire à beaucoup de personnes que M. Poussin en étoit l’auteur .»

On se demande ce qui manqua à cet étonnant génie, à ce légitime héritier de Raphaël, pour tenir, sans contestation, le rang que lui assigne un si prodigieux ensemble d’ouvrages admirables. Rien, sans doute, que d’être né un siècle plus tôt. Au XVIIe siècle, la tradition des grands maîtres italiens était déjà perdue. Poussin, au lieu de s’abandonner au courant naturel et tout-puissant de son art, dut s’adresser à la science, discuter, se refroidir. De là ce quelque chose de tendu, de voulu, de cherché, qui le met souvent en hostilité avec le principe fondamental des beaux-arts, et qui rappelle qu’il appartient à une époque plus lettrée que poétique. De là aussi ces oscillations fréquentes entre la sculpture et la littérature, empruntant à l’une, avec la beauté des formes, le caractère trop abstrait des figures, à l’autre sa liberté, mais en même temps quelque chose d’analytique, de descriptif, tout à fait contraire à la véritable notion de la peinture. Les arts se sont partagé le champ de l’idéal; leurs limites sont positives et naturelles, ils ne doivent pas les franchir. Ces limites ne sont pas un esclavage, mais une force, et c’est un entraînement fatal qui pousse à les méconnaître et à les dépasser. La sculpture exprime les modifications générales que les sentiments font éprouver à la forme humaine;. mais il faut, pour que ces modifications soient de son domaine, que des gestes précis, des poses significatives, une contraction bien visible des traits, accusent très-nettement le but que l’artiste s’est proposé et qu’il doit atteindre sans recourir aux mille ressources de la peinture. S’il s’agit d’une action, il faut qu’elle soit simple, limitée à un plan, puisque la perspéctive aérienne est seule capable de montrer l’étendue en profondeur, telle enfin que le relief puisse la faire comprendre sans le secours des expressions les plus délicates des traits et de la couleur. En général les sentiments déliés, les affections provenant d’une cause morale, et qu’un geste large et simple ou même une attitude ne suffisent pas à expliquer, dépassent les moyens de la sculpture. Il faut donc renoncer à faire exprimer au marbre les nuances et les délicatesses les plus exquises de la pensée. Le sculpteur devra veiller également à ce qu’une passion violente n’agisse jamais sur le corps humain de manière à le déformer. La douleur produira l’accablement, mais non pas ces gestes brisés, cette bouche ouverte par des cris qu’on n’entend pas, ces contorsions du désespoir; gestes, contorsions, qui, commentés par des yeux creux et glacés, exciteraient en nous l’horreur plutôt que la pitié.

La peinture a des ressources infinies qui lui sont propres. Les épisodes, les attributs, les personnages et les actions secondaires, la perspective des objets, les modifications les plus fugitives des traits, sont les mots d’une langue nouvelle chargée de révéler mille sentiments qui échappent à la sculpture. Le peintre a même la liberté de prolonger en quelque sorte l’action qui se déroule sous son pinceau avec plus d’aisance et de largeur; il transporte le spectateur, au moyen des parties secondaires du tableau, hors du strict moment qu’il représente, dans l’avenir et dans le passé. La scène que l’on a sous les yeux a pour ainsi dire un prologue et un épilogue qui l’agrandissent et la complètent. Ce n’est pas encore la liberté de la poésie, ce n’est pas encore l’idée vue sans voiles et face à face comme elle peut l’être dans le langage, mais on pourrait soutenir cependant que la peinture est le mieux partagé de tous les arts, car à la grande liberté qu’il tient de la poésie il joint la certitude que donne le témoignage des sens. Cette réalité tangible n’est pas à dédaigner, car nous avons au dedans de nous non-seulement un peu de Montaigne, comme on l’a dit, mais aussi un peu de Thomas, qui ne croit que lorsqu’il peut voir et toucher.

Il faut que cet entraînement qui pousse les artistes à passer d’une sphère dans une autre soit bien fort et bien naturel pour que Poussin lui-même y ait cédé à plusieurs époques de sa vie et dans quelques-uns de ses ouvrages les plus importants. Du reste, bien loin de s’en étonner, on doit admirer la puissance de son originalité et la sûreté de son goût, qui lui ont permis de résister autant qu’il l’a fait aux courants mauvais et contraires qui sillonnaient alors la France et l’Italie. On ne se dit pas assez combien c’est un grand malheur de venir lorsque la tradition n’existe plus et que l’enseignement qu’elle donnait si abondamment est fermé. Au lieu d’être aidé par toutes choses, il faut se défier de tout et quelquefois tout combattre; il faut user, à retrouver péniblement ce que nous aurions appris vingt ans plus tôt en même temps que la parole, des forces qui devraient servir à nous élever. Ce fruit de la science n’a d’ailleurs jamais ni la beauté, ni la saveur, ni la vertu de ceux qui mûrissent au soleil fécond de la nature. Dieu nous garde de vouloir affaiblir en rien l’importance de la valeur individuelle et la puissance de la volonté ; mais il faut bien avouer que ni l’une ni l’autre ne sont capables de faire un de ces hommes si grands qu’ils ne méritent pas le moindre reproche et qu’on s’incline devant eux sans songer à les critiquer. Lorsque le flot naturel ne porte plus, le plus grand talent est entraîné par les systèmes, et, s’il est assez robuste pour leur résister, il contracte dans la lutte une habitude de raideur qui devient elle-même un défaut. Il y a une puissance du ciel qui donne le génie et qui marque ses élus d’un tel sce u qu’il est impossible de les méconnaître; mais il y a une puissance des choses qui obscurcit déplorablement la marque divine, contre laquelle on peut lutter jusqu’à n’être pas vaincu, mais sans pouvoir esperer d’être jamais absolument vainqueur.

1850.

Études sur les beaux-arts en France

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