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II
ОглавлениеPendant le XVIe siècle, la peinture française n’avait eu qu’un seul représentant distingué ; mais, lorsque Poussin revint à Paris, Jean Cousin était mort depuis longtemps et sans laisser d’école. Il avait été entraîné lui-même, à la fin de sa vie, par l’influence-malheureuse de l’invasion italienne et des décorateurs de Fontainebleau. Ses derniers ouvrages sont loin d’égaler le Jugement dernier du Louvre et ces merveilleux vitraux qui ornent encore aujourd’hui plusieurs de nos églises. Léonard de Vinci mourut peu de temps après son arrivée en France, en laissant des chefs-d’ œuvre, mais point d’élèves ni de tradition. Poussin trouva donc les esprits peu préparés à apprécier son talent sérieux et élevé. Le crédit de Vouet baissait à la cour, mais sa peinture facile et brillante avait gardé tout son prestige aux yeux du public. Vouet était avide d’argent, peu délicat sur les moyens qu’il employait, et bien décidé à ne pas se laisser enlever une place qui lui rapportait honneur et profit. Il organisa contre Poussin ce qui pouvait le mieux lui réussir contre un tel homme, une guerre de chicanes qui lassa le grand artiste, mais ne laissa au peintre médiocre qu’une victoire honteuse dont il ne jouit pas longtemps.
Poussin arriva à Paris dans les derniers jours de l’année 1640. M. de Noyers l’attendait avec impatience et le reçut avec de grandes démonstrations d’estime et d’amitié. Il le présenta aussitôt au cardinal de Richelieu, qui «l’embrassa, dit Félibien, avec cet air agréable et engageant qu’il avoit pour toutes les personnes d’un mérite extraordinaire.» Les prévisions fâcheuses qui avaient tant obsédé Poussin semblent s’être totalement évanouies pendant un instant, et c’est avec une joie d’enfant qu’il raconte au cardinal Antonio del Pozzo, frère de son protecteur, le bon accueil qu’on lui a fait, et qu’il donne mille détails puérils et charmants sur sa maison des Tuileries. «Je fus conduit le soir par son ordre (de M. de Noyers) dans l’appartement qui m’avoit été destiné. C’est un petit palais, car il faut l’appeler ainsi. Il est situé au milieu du jardin des Tuileries; il est composé de neuf pièces en trois étages, sans les appartements d’en bas, qui sont séparés. Ils consistent en une cuisine, la loge du portier, une écurie, une serre pour l’hiver, et plusieurs autres petits endroits où l’on peut placer mille choses nécessaires. Il y a en outre un grand et beau jardin rempli d’arbres à fruit, avec une grande quantité de fleurs, d’herbes et de légumes; trois petites fontaines, un puits, une belle cour dans laquelle il y a d’autres arbres fruitiers. J’ai des points de vue de tous côtés, et je crois que c’est un paradis pendant l’été... — En entrant dans ce lieu, je trouvai le premier étage rangé et meublé noblement, avec toutes les provisions dont on a besoin, même jusqu’à du bois et un tonneau de bon vin vieux de deux ans... J’ai été fort bien traité pendant trois jours avec mes amis, aux dépens du roi.»
Nous ne craignons pas de pénétrer dans ce que beaucoup de lecteurs appelleront peut-être les minuties du caractère de ce grand homme. Poussin aimait le bruit de l’eau, et il parle de ses fontaines; il aimait l’ombre des arbres et peut-être même leurs fruits, et il parle de son jardin. On sait pour quelles misères nous avons changé tout cela. Rien ne manque à ces hommes d’élite du XVIIe siècle. Ils ont à la fois les puérilités que nous venons de voir et «les heures d’élection » dont parle quelque part Poussin; ils embrassent la vie dans sa notion la plus vaste, et des choses les plus basses jusqu’aux plus élevées la parcourent tout entière avec la même égalité.
Dès son arrivée à Paris, Poussin se mit au travail, faisant tout ce qu’on lui demandait: des frontispices pour une Bible, pour un Virgile et pour un Horace, qui sont des chefs-d’œuvre; des cartons pour la galerie du Louvre, des projets pour ses deux tableaux, de la Cène et du Saint Xavier, et pour le Baptême de Jésus-Christ, qu’il avait promis au chevalier del Pozzo. On le laissa commencer assez tranquillement. Le roi l’avait reçu de la manière la plus flatteuse; il l’avait entretenu longtemps, et avait dit en se tournant vers les courtisans: «Voilà Vouet bien attrapé.» Il n’y avait pas moyen de lutter contre une pareille faveur. Le brevet du 2 mars 1641, dont Félibien nous a conservé le texte, qui nomme Poussin premier peintre du roi, dit en propres termes: «Sa Majesté l’a choisi et retenu pour être son premier peintre ordinaire, et en cette qualité lui a donné la direction générale de tous les ouvrages de peinture et d’ornement qu’elle fera ci-après pour l’embellissement de ses maisons royales, voulant que ses autres peintres ne puissent faire aucuns ouvrages pour Sa Majesté sans en avoir fait voir les dessins et reçu sur iceux les avis et conseils dudit sieur Poussin.»
Poussin employa la plus grande partie de cette année 1641 à préparer les dessins nécessaires à la. décoration de la grande galerie du Louvre. «La grande galerie s’avance fort, écrit-il à M. de Chantelou, et néanmoins il y a fort peu d’ouvriers... Je me suis occupé sans cesse à travailler aux cartons, lesquels je me suis obligé de varier sur chaque fenêtre et sur chaque trumeau, m’étant résolu d’y représenter une suite de la vie d’Hercule, matière certes capable d’occuper un bon dessinateur tout entier.» Malheureusement, Poussin savait peu de combien de précautions il faut envelopper les meilleures intentions. Fort de la commission positive qu’il avait reçue du roi d’ordonner les travaux de la galerie, et en homme qui se sent capable de la remplir, il attaqua de front son projet, sans trop ménager, à ce qu’il semble, les susceptibilités et les intérêts d’autrui. Il fit abattre les constructions massives et sans goût que Le Mercier, architecte du roi, avait élevées, et se fit de cet homme puissant un ennemi de plus qui alla se joindre à la phalange de ses envieux. Fouquières, peintre flamand, qui avait été chargé de peindre sur les trumeaux et entre les fenêtres de la galerie les principales villes de France, prétendait tout subordonner à ses tableaux.
Poussin paraît ne l’avoir guère mieux reçu que les autres. «Le baron Fouquières, dit-il, est venu me trouver avec sa grandeur accoutumée; il trouve fort étrange que l’on ait mis la main à la grande galerie sans lui en avoir communiqué aucune chose. Il dit avoir un ordre du roi, confirmé par monseigneur de Noyers, touchant ladite direction, et prétend que les paysages sont l’ornement principal dudit lieu, étant le reste seulement des accessoires. J’ai bien voulu vous écrire ceci, seulement pour vous faire rire.» Ce Fouquières, qui se prétendait noble et ne peignait que l’épée au côté, est un exemple remarquable de l’espèce de vengeance que le temps exerce sur les hommes que l’engouement du public ou leurs propres intrigues élèvent au-dessus de leur véritable mérite. Félibien le nomme excellent paysagiste, et il est tombé dans un tel oubli, que le Louvre, qu’il devait décorer, ne possède aucun de ses ouvrages, et que nous en avons vainement cherché dans les musées de Hollande et de Belgique . Fouquières était loin cependant de manquer absolument de mérite. Ses paysages n’ont rien qui rappelle le style de Poussin ou la couleur du Lorrain; mais, quoique les fonds de ceux que nous avons vus soient fort gâtés, on y distingue des qualités réelles, de l’entente dans la disposition de la lumière, de la solidité dans les terrains, un dessin sans force, mais pas incorrect, une couleur sans éclat, mais qui ne manque pas d’agrément.
Les menées et les intrigues de Lemercier et de Vouet commencèrent, vers la fin de cette année, à inquiéter Poussin; elles ne ralentissaient pas son activité, mais elles le fatiguaient et l’aigrissaient, comme le témoignent ses lettres de cette époque. «Je travaille sans relâche, tantôt à une chose, tantôt à une autre. Je supporterois volontiers ces fatigues, si ce n’est qu’il faut que des ouvrages qui demanderoient beaucoup de temps soient expédiés tout d’un trait. Je vous jure que, si je demeurois longtemps dans ce pays, il faudroit que je devinsse un véritable strappazzone, comme ceux qui y sont. Les études et les observations sur l’antiquité n’y sont connues d’aucune manière; et qui a l’inclination à l’étude et à bien faire doit certainement s’en éloigner.
» J’ai fait commencer, d’après mes dessins, les stucs et les peintures de la grande galerie, mais avec peu de satisfaction (quoique cela plaise à ces....), parce que je ne trouve personne pour seconder un peu mes intentions, quoique je fasse les dessins en grand et en petit .»
Poussin crut pendant quelque temps que son activité, les résultats de son travail, que l’on pouvait déjà entrevoir, et surtout le succès de ses tableaux (la Cène, maintenant au Louvre, avait réussi au delà de ses espérances), désarmeraient ses ennemis, ou tout au moins le défendraient devant ses protecteurs et les personnes compétentes sans qu’il eût à s’en mêler; mais il devint évident que les calomnies ridicules mises en circulation par Vouet et par ses amis étaient arrivées jusqu’au roi, et que le cardinal ni même M. de Noyers ne défendaient plus leur protégé avec la même ardeur qu’auparavant. Poussin fit un Mémoire où il démontrait à la fois l’absurdité des accusations portées contre lui et la sottise de ses ennemis. Ce Mémoire, dont il ne nous reste malheureusement que des fragments, est un chef-d’ œuvre d’élévation, de vigueur, de clarté, et il est incroyable qu’il n’ait pas convaincu les moins clairvoyants. Poussin pulvérise les arguments de ses adversaires, et il expose les siens propres avec une force et un feu qui étonnent chez un homme «dont ce n’est pas le métier de savoir bien écrire,» et qui «a vécu avec des personnes qui ont su l’entendre par ses ouvrages .»
«Ceux qui ont mis la main à ce qui avait été commencé dans la grande galerie, dit-il, et qui prétendent y faire quelque gain, ceux encore qui espèrent avoir quelques tableaux de sa main et qui s’en voient privés par la défense qu’il (M. de Noyers) lui a faite de ne point travailler pour les particuliers, sont autant d’ennemis qui crient sans cesse contre lui. Qu’encore qu’il n’ait rien à craindre d’eux, puisque, par la grâce de Dieu, il s’est acquis des biens qui ne sont pas des biens de fortune qu’on lui puisse ôter, mais avec lesquels il peut aller partout; la douleur néanmoins de se sentir si maltraité lui fournirait assez de matière pour faire voir les raisons qu’il a de soutenir ses opinions...; que lui-même devait bien s’apercevoir que ce n’a point été par hasard qu’il a évité les choses monstrueuses qui paraissaient déjà assez dans ce que Lemercier avait commencé, telles que sont la lourdeur et désagréable pesanteur de l’ouvrage, l’abaissement de la voûte qui semblait tomber en bas; l’extrême froideur de la composition, l’aspect mélancolique, pauvre et sec de toutes les parties, et certaines choses contraires et opposées mises ensemble que les sens et la raison ne peuvent souffrir, comme ce qui est trop gros et ce qui est trop délié, etc.. etc.» Quelques personnes l’avaient perfidement accusé de «compromettre l’honneur du roi par la parcimonie de ses plans:» il répond «qu’on ne lui a jamais proposé de faire le plus superbe ouvrage qu’il pût imaginer, et que si on eût voulu l’y engager il aurait librement dit son avis et n’aurait pas conseillé de faire une entreprise si grande et si difficile à bien exécuter: 1° à cause du peu d’ouvriers qui se trouvent à Paris, capables d’y travailler: 2° à cause du long temps qu’il eût fallu employer, et, en troisième lieu. à cause de l’excessive dépense qui ne lui semble pas bien employée dans une galerie d’une si grande étendue, qui ne peut servir que d’un passage, et qui pourrait encore un jour tomber dans un aussi mauvais état qu’il l’avait trouvée, la négligence et le trop peu d’amour que ceux de notre nation ont pour les belles choses étant si grand, qu’à peine sont-elles faites on n’en tient plus de compte. Qu’ainsi il croyait avoir très-bien servi le roi en faisant un ouvrage plus recherché, plus agréable, plus beau, mieux entendu, mieux distribué, plus varié, en moins de temps et avec beaucoup moins de dépense que celui qui avait été commencé .»
Toutefois ce Mémoire ne tira pas Poussin des mille tracas qu’on lui suscitait, car, au printemps de 1642, il écrit à M. de Chantelou: «Je ne saurois bien entendre ce que monseigneur désire de moi sans une extrême confusion, d’autant qu’il m’est impossible de travailler en même temps à des frontispices de livres, à une Vierge, au tableau de la congrégation de Saint-Louis, à tous les dessins de la galerie, enfin à des tableaux pour des tapisseries royales. Je n’ai qu’une main et une débile tête, et ne peux être secondé de personne ni soulagé.»
Poussin regrettait tous les jours davantage de s’être engagé dans une affaire qu’il ne voulait pas rompre et qu’il ne savait comment délier. Il se décida à demander un congé pour aller chercher sa femme qu’il avait laissée à Rome; il partit à la fin de septembre 1641. Les ennuis qu’il venait de subir semblent lui avoir dicté le sujet du dernier tableau qu’il ait fait à Paris, qui représente le Temps emportant la Vérité pour la soustraire à l’Envie et à la Calomnie. Poussin ne devait pas revenir à Paris; mais sa correspondance prouve d’une manière péremptoire qu’il ne comptait rester à Rome que peu de temps, que son but principal était bien d’en ramener sa femme, et qu’il n’y a jamais eu dans cette demande de congé la perfidie et la mauvaise foi qu’on y a voulu voir.
Il ne nous reste des travaux faits pour la galerie du Louvre que les dessins représentant la vie d’Hercule . Les monuments réels que Poussin a laissés à Paris du séjour qu’il y fit, sont les trois grandes pages que nous avons déjà nommées: le Baptême, la Céne et le Saint Xavier. Les tableaux qu’il fit en France sont, à notre avis, loin d’égaler ses meilleurs ouvrages de cette période. Il nous suffira de rappeler les deux admirables suites des Sacrements (l’une un peu antérieure, l’autre un peu postérieure à son séjour à Paris), et en particulier l’Extrême-Onction, dont Poussin lui-même n’aurait jamais égalé la grande ordonnance et le pathétique, s’il n’eût fait le Testament d’Eudamidas et le Massacre des Innocents.
Le tableau du Baptême, qu’il exécuta à cette époque, renferme des beautés incomparables, et cependant l’effet total est loin de satisfaire com létement; l’application y est visible, et la volonté plutôt que l’entraînement poétique y conduit son pinceau à l’ordinaire si docile et si spontané. Cet ouvrage fut ébauché à Rome, et terminé à Paris au milieu de bien de contrariétés. Poussin en parle dans plusieurs de ses lettres au chevalier del Pozzo, entre autres dans celle-ci, où il ne met plus en cause l’architecte Lemercier ou le baron de Fouquières, mais seulement notre dur climat.
«J’aurais bien plus de contentement si du moins la bonne volonté dont je suis rempli ne se trouvait empêchée par des événements imprévus. Ainsi votre petit tableau du Baptême n’a pu recevoir son dernier fini, ayant été arrêté au moment où j’y travaillais avec le plus d’ardeur par un froid subit et si vif qu’on a de la peine à le supporter, quoique bien vêtu et à côté d’un bon feu. Telles sont les variations de ce climat. Il y a quinze jours la température était devenue extrêmement douce; les petits oiseaux commençaient à se réjouir dans leurs chants de l’apparence du printemps; les arbrisseaux poussaient déjà leurs bourgeons, et la violette odorante avec la jeune herbe recouvraient la terre qu’un froid excessif avait rendue peu de temps auparavant aride et pulvérulente. Voilà qu’en une nuit un vent du nord, excité par l’influence de la lune rousse, ainsi qu’ils l’appellent dans ce pays, avec une grande quantité de neige, viennent repousser le beau temps qui s’était trop hâté, et le chassent plus loin de nous certainement qu’il ne l’était en janvier .»
Malgré l’avis contraire de la plupart des critiques, nous n’hésitons pas à mettre aussi dans la classe des œuvres inégales le grand tableau de la Cène, fait pour la chapelle de Saint-Germain et conservé au Louvre. Les têtes des apôtres manquent de distinction, l’ensemble a quelque chose de théâtral, enfin la lumière de la lampe donne aux chairs et aux draperies une couleur à la fois rouge et terne de l’effet le plus désagréable. Nous ne comprenons pas que les peintres ne s’affranchissent pas une bonne fois, et pour toujours, de cette sorte d’exigence traditionnelle qui les oblige à représenter l’institution de l’eucharistie comme une action clandestine faite à la lumière fausse d’une lampe dans un lieu enfumé. Certes, si quelque chose doit se passer à la pleine lumière du soleil, c’est bien ce premier repas de la fraternité chrétienne. Cène n’a d’ailleurs jamais voulu dire que souper, repas du soir, et il serait bien facile de représenter la Cène le soir, mais de jour; la lumière, au lieu de devenir une difficulté presque insurmontable, serait alors un auxiliaire puissant. Il n’y aurait qu’à imiter l’excellent exemple de Léonard de Vinci. Poussin est tombé plusieurs fois dans cette regrettable erreur, et notamment dans son admirable Cène de la suite des Sacrements.
Le plus considérable des ouvrages que Poussin fit à Paris est-le Miracle de saint Xavier, Ce tableau, de la plus grande dimension, puisque les figures, au nombre de quatorze, sont plus fortes que nature, dément jusqu’à un certain point l’opinion vulgaire touchant l’infériorité des grands ouvrages de ce maître. Il représente saint Xavier rappelant une jeune fille à la vie. La jeune fille est couchée presque en travers du tableau. On voit sa tête, ses bras, sa poitrine et une partie de son corps. Saint Xavier est de l’autre côté du lit, debout, les mains et la tête levés vers le ciel, appelant la puissance de Dieu au secours de la faiblesse humaine. Jésus-Christ, les bras étendus, entouré d’anges, paraît dans le ciel. Le miracle s’opère; la jeune fille commence à secouer le lourd sommeil de la mort. La femme qui soutient sa tête vient de lire la vie dans ses yeux. La mère. en voyant son enfant renaître, se précipite sur son corps. Les gestes d’étonnement et d’admiration des assistants achèvent d’expliquer d’une manière parfaitement claire un sujet qui n’est pas absolument dans les moyens de la peinture; car le retour à la vie ne peut pas s’exprimer par une de ces actions significatives et absolument déterminées dans un instant que saisit le peintre, et qui est tout son tableau, mais par une série de mouvements successifs. Poussin a victorieusement tourné la difficulté en faisant lire aux spectateurs l’effet du miracle plus dans l’émotion des assistants que dans la figure même de la jeune fille. La peinture. qui doit toujours demeurer absolument objective, ne perd pas son caractère; seulement le sujet n’est plus la morte, mais ceux qui la voient renaitre .
Toutes les têtes de ce tableau sont admirablement vivantes. On remarque cependant de la sécheresse dans quelques parties et quelque chose de cerné dans les contours. La couleur est des meilleures, argentée et harmonieuse. C’est pourtant ce bel ouvrage, qui nous paraît l’emporter sur la plupart des grandes toiles de Poussin, qui attira à l’auteur les dégoûts qui le forcèrent à quitter Paris ou plutôt à n’y pas revenir. On reprochait à son Christ de ressembler à un Jupiter Tonnant plus qu’à un Dieu de miséricorde. Poussin répondit à merveille: «Ceux qui prétendent que le Christ ressemble plutôt à un Jupiter Tonnant qu’à un Dieu de miséricorde, peuvent être persuadés qu’il ne me manquera jamais d’industrie pour donner à mes figures des expressions conformes à ce qu’elles doivent représenter, mais qu’il ne peut et ne doit s’imaginer un Christ, en quelque action que ce soit, avec un visage de Torticolis ou de père Douillet, vu qu’étant sur la terre parmi les hommes, il était difficile de le considérer en face.»
Le départ de Poussin ne causa. probablement un très-vif regret qu’à Philippe de Champagne et à Lesueur. Nous avons vu qu’il avait connu le premier, autrefois, au collége de Laon, et qu’il avait travaillé avec lui à la décoration du Luxembourg. C’était peut-être le seul de ses amis de jeunesse qu’il eût retrouvé, et ces deux hommes étaient liés autant par la nature de leurs caractères que par des rapports de talent et de goût. Lesueur était de beaucoup leur cadet. Il avait abandonné Vouet et s’était attaché à Poussin. dont la peinture avait été pour lui une sorte de révélation. La pauvreté l’empêcha de suivre à Rome son nouveau maître; mais Poussin lui resta tendrement attaché, comme à un élève digue de le comprendre et qu’il n’avait pas espéré. L’absence n’effaça pas cette liaison naissante, et Poussin ne cessa jamais d’envoyer à Lesueur des conseils et des dessins qui pussent remplacer les exemples qui lui manquaient.
Ce départ de Poussin, chassé de son pays par des intrigues honteuses, est déplorable. Il brisa sans retour la dernière chance qui restait à la peinture française de se relier fortement à la tradition italienne du grand siècle. Il fallait un homme de l’autorité de Poussin pour réunir, pour discipliner et pour gouverner une foule d’artistes sans doctrine et sans traditions, et pour fonder une véritable école nationale. Nous souffrons encore de ce malheur, et nos artistes continuent à gaspiller les plus beaux talents, à tenter toutes les voies et à courir tous les hasards. Le destin des trois plus grands peintres, des trois seuls grands peintres du XVIIe siècle, est d’ailleurs remarquable. Poussin s’exila pour échapper aux tracasseries de la cour; le Lorrain, que le hasard avait conduit à Rome, y resta, et on sait comment Lesueur expia son génie.