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III

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Table des matières

Poussin rentra le 6 novembre 1642 dans sa petite maison du mont Pincio, qu’il ne devait plus quitter. Il apprit bientôt la mort de Richelieu; quelque temps après celle du roi, suivie de, la retraite de M. de Noyers. Ces nouvelles, qui-lui arrivèrent coup sur coup, l’affectèrent vivement. Il écrivit le 9 juin 1643 à M. de Chantelou: «Je vous assure, monsieur, que dans la commodité de ma petite maison et dans l’état de repos qu’il a plu à Dieu de m’octroyer, je n’ai pu éviter un certain regret qui m’a percé le cœur jusqu’au vif, en sorte que je me suis trouvé ne pouvoir reposer ni jour ni nuit; mais à la fin, quoi qu’il m’arrive, je me résous de prendre le bien et de supporter le mal. Ce nous est une chose si commune que les misères et les disgrâces, que je m’émerveille que les hommes sensés s’en fâchent et ne s’en rient plutôt que d’en soupirer. Nous n’avons rien à propre; nous avons tout à louage.» Pascal n’eût pas dit autrement. La saveur puissante d’un profond sentiment moral se retrouve dans ces graves paroles comme dans celles de presque tous les grands hommes de ce temps. Cette résignation sereine, qui n’a rien de commun avec les faiblesses maladives et les découragements puérils, provient d’une appréciation hardie et lucide de la réalité. Ces hommes robustes ne pensaient pas qu’il fût utile de vivre dans un tourbillon d’erreurs ni de cacher sous des imaginations mensongères ce que la vie humaine a de douloureux et de difficile. Les lettres de Poussin portent à chaque page l’empreinte de la pensée de la mort toujours présente, mais il s’y mêle un sentiment de force et de jeunesse qui en éloigne les terreurs. Il n’est pas rare d’y rencontrer certains mots qui ouvrent des jours inattendus sur cette grande âme. Il écrivait à M, de Chantelou: «Le pauvre M. Snelles, croyant s’en retourner jouir de la douceur de la patrie, car il n’en avoit qu’une seule dont il avoit été longtemps privé, n’a pas eu le bonheur de la toucher de ses pieds seulement; à peine l’a-t-il vue de loin. et il a rendu l’esprit à Nice, en Provence. n’ayant été malade que trois jours. Et puis, qu’ai-je à faire de tant tenir compte de ma vie. qui désormais me sera plutôt fâcheuse que plaisante? La vieillesse est désirée comme le mariage, et puis, quand on y est arrivé, il en déplaît. Je ne laisse pas pourtant de vivre allègre le plus que je peux...»

C’est à ce retour à Rome, et par conséquent à l’année 1642. que les critiques et les biographes rapportent ce qu’ils appellent la seconde manière de Poussin. Il ne faudrait pas croire cependant qu’il se soit fait dans sa peinture une révolution considérable: Poussin ne fit que persévérer dans la route qu’il avait suivie jusque-là. Il continua à pratiquer et à perfectionner le système large et savant qu’il avait inauguré par la Manne et l’Enlèvement des Sabines, et plus anciennement encore par la Mort de Germanicus et le Frappement du rucher; mais. sans laisser perdre à son dessin rien de son exactitude et de sa sévérité, il l’adoucit et lui donna plus de moelleux et d’agrément. Les ligures, aussi bien étudiées que par le passé, deviennent plus vivantes, les draperies ont plus d’ampleur et accusent le nu sans le serrer; enfin, c’est de cette époque que date l’introduction presque constante de paysages importants dans ses tableaux d’histoire.

Il n’est pas impossible que les critiques passionnées auxquelles Poussin fut en butte pendant son séjour à Paris aient eu sur le développement de son génie une heureuse influence. Il n’est certainement pas de pays où l’injustice soit plus fréquente et plus extrême qu’en France, il n’y en a pas où l’on soit plus rarement au point vrai sans exagération; mais il y a presque toujours au fond des critiques les plus envenimées par la haine unepart de vérité sans laquelle les détracteurs n’auraient aucune prise sur le public. Il se peut très-bien que, le premier moment de chagrin et d’humeur passé, Poussin ait démêlé sous la haine, de ses ennemis le bon sens de ses juges et en ait fait son profit. Quoi qu’il en soit, les ta-bleaux de cette époque diffèrent de ceux que Poussin fit, soit à Rome avant son voyage, soit en France, non pas absolument, mais assez pour qu’un œil exercé les reconnaisse sans guère se tromper. Un des premiers ouvrages qui occupèrent Poussin dès son arrivée à Rome, fut le petit Ravissement de saint Paul, que M. de Chantelou lui avait demandé pour servir de pendant à la Vision d’Ézechiel de Raphaël. Cet excellent tableau quoique l’arrangement des jambes de saint Paul et des auges ne soit pas parfaitement heureux. paraît avoir mis la modestie de Poussin à une bien rude épreuve: «Je crains, écrit-il, que ma main tremblante ne me manque dans un ouvrage qui doit accompagner celui de Raphaël. J’ai de la peine à me résoudre à y travailler, à moins que vous me promettiez que mon tableau ne servira que de couverture à celui de Raphaël, ou du moins qu’ils ne paroîtront jamais l’un auprès de l’autre, croyant que l’affection que vous avez pour moi est assez grande pour ne permettre pas que je reçoive un affront.» Il ajoutait en envoyant le tableau (2 décembre 1643): «Je vous supplie, tant pour éviter la calomnie que la honte que j’aurois, que l’on vît mon tableau en parangon de celui de Raphaël, de le tenir séparé et éloigné de ce qui pourroit le ruiner et lui faire perdre le peu qu’il a de beauté.»

Peu de temps après la mort de Richelieu, Mazarin ayant rappelé M. de Noyers au poste qu’il occupait précédemment, celui-ci écrivit à Pous- sin pour l’inviter à revenir terminer la galerie du Louvre. Cette proposition ne plut guère à Poussin, qui répondit «qu’il ne désiroit y retourner (à Paris) qu’aux conditions de son premier voyage, et non pour achever seulement la galerie, dont il pouvoit bien envoyer de Rome les dessins et les modèles; qu’il n’iroit jamais à Paris pour y recevoir l’emploi d’un simple particulier, quand on lui couvriroit d’or tous ses ouvrages.» Au fond, Poussin ne voulait pas quitter Rome. Peut-être s’en aperçut-on. On n’insista pas, et il resta.

Quoique les biographes n’indiquent en aucune manière à quelle époque furent achevés deux tableaux admirables, — le Testament d’Eudamidas et le Massacre des Innocents., — nous ne croyons pas beaucoup risquer en les plaçant après le retour de Poussin à Rome, vers 1645, lorsqu’il eut achevé la seconde suite des Sacrements. Ces deux ouvrages, qui ont pour sujets de ces actions pathétiques qu’affectionne Poussin, dans lesquelles on peut montrer d’une manière poignante le jeu des passions et des sentiments, sont traités avec une largeur, une franchise, qui reportent aux meilleurs temps de la peinture. Eudamidas, soldat de Corinthe, laisse par son testament sa femme à nourrir à l’un de ses amis, et, à l’autre, le soin de marier sa fille. Le moribond est couché en travers du tableau, le haut du corps découvert, dictant au notaire, qui est assis près du lit, du côté du spectateur, ses dernières intentions. Un médecin d’une tournure superbe, la main gauche sur son propre cœur, la droite sur celui du mourant, épie les derniers mouvements de la vie. La femme d’Eudamidas est assise sur le pied du lit; elle a la tête appuyée sur sa main, mais elle se détourne pour ne pas laisser voir sa douleur. Sa fille, à ses pieds, s’abandonne à son désespoir. Voilà bien ce moment unique et précieux de la peinture qui surprend une action compliquée dans l’instant où ses détails ont en même temps toute leur signification. Le Massacre des Innocents est plus simple encore, s’il est possible; c’est un épisode grandi jusqu’à devenir un sujet, et l’originalité de cette composition étonne et augmente l’admiration. Derrière les colonnes d’un temple, un soldat demi-nu se prépare à égorger un enfant qu’il vient d’arracher à sa mère; il a mis le pied sur le ventre du malheureux, il lève le bras, il va frapper; la mère s’attache à lui, le retient; on voit qu’elle l’a supplié longtemps, qu’elle lui a disputé son fils; elle n’a plus d’espoir, mais elle jette par un dernier effort son bras devant l’arme meurtrière. Sur le second plan, une autre femme s’enfuit. Il est impossible d’exprimer le saississement que produit cet ouvrage, ce qui tient sans doute à ce qu’il est dans les plus vraies et les meilleures voies de la peinture. Nous nous méfierons toujours des tableaux ou des statues qui peuvent se décrire sans perdre une grande partie de leur valeur.

Poussin excelle dans la représentation des scènes énergiques, qui permettent et demandent des expressions fortes et des pantomimes passionnées: il. réussit également dans les sujets gracieux, qui peuvent s’exprimer par l’arrangement élégant des groupes, par les poses ou les gestes des personnages; mais il est beaucoup moins heureux lorsqu’il s’agit de représenter le visage humain pour lui-même et ne tirant ses ressources que de sa propre beauté. C’est ainsi que ses madones, bien que quelques-unes d’entre elles soient admirables, manquent non-seulement de cette beauté mystique que la peinture donne ordinairement à la Vierge, mais même de la beauté naturelle d’une jeune femme, de l’expression touchante d’une jeune mère. Ce sentiment vif et constant de la beauté de la figure humaine, ce. sentiment qu’eurent à un si haut degré Raphaël et les Florentins, manque presque toujours à Poussin. Les visages de ses personnages ne sont absolument beaux que lorsqu’il s sont assez secondaires pour qu’il puisse leur prêter les traits immobiles et même les ressemblances des statues. L’obligation de donner à ses figures principales des traits expressifs- l’a conduit aux plus grandes beautés dans les sujets dramatiques, et à des types ou insignifiants ou voisins de la laideur dans ses tableaux de sentiment. Nous ne prendrons pour exemple que ce charmant et poétique tableau des Jeunes filles à la fontaine. Sur le premier plan, Éliézer (et qu’il nous soit permis de remarquer en passant combien ce type, qui reparaît dans plusieurs ouvrages de Poussin, notamment dans le Booz de l’Été, est malheureux), Éliézer, disons-nous, offre des présents à Rébecca, qu’il a trouvée au milieu de ses compagnes, occupées à puiser de l’eau. Il est évident que les traits de Rébecca doivent exprimer à la fois le trouble de la pudeur, la modestie, et aussi le vif plaisir qu’elle éprouve. Eh bien! ces sentiments, qui se trouvent les uns et les autres sur le visage de la jeune fille; sont bien loin de produire l’effet gracieux qu’on en pourrait attendre. Ils semblent décomposés, mis l’un à côté de l’autre; ils ne naissent pas sur ce visage intimement unis et modifiés les uns par les autres, mais ils semblent se heurter sur un masque indifférent. Il est vrai que la pose charmante de Rébecca et la grâce de toute sa personne parlent mieux que ne le sauraient faire les traits les plus heureux, et nous nous sentons presque honteux de critiquer une semblable merveille.

Ce tableau est, du reste, l’un des plus populaires de Poussin. C’est dans ce bel ouvrage, ainsi que dans la Manne et la Femme adultère, qu’il faut étudier l’étendue de sa science et la sûreté de son goût. Il est fâcheux que ce tableau ait poussé au noir; les couleurs des vêtements, qui avaient, comme l’atteste la description qu’en donne Félibien, beaucoup de variété et d’éclat, ont tellement changé, qu’on peut à peine les distinguer aujourd’hui. L’usage pernicieux, mis à la mode par les peintres bolonais, de mettre sur les toiles des préparations rouges ou foncées, eut sur les ouvrages de Poussin une influence déplorable et a souvent causé ces disparates qui nous choquent dans plusieurs des plus beaux ouvrages de ce grand maître. Le Guerchin et les Carrache pouvaient se servir sans danger de ces toiles sombres; la puissance de leurs empâtements rendait vaine l’action que les oxydes des dessous pouvaient avoir sur les couleurs. Poussin peignait sans, empâter, avec des couleurs légères et très-étendues, et les préparations foncées ont tellement agi sur les parties les plus délicates de quelques-uns de ses tableaux, qu’ils en sont devenus méconnaissables. Nous ne citerons que le Moïse foulant aux pieds la couronne de Pharaon. et les Enchanteurs de Pharaon dont les verges sont changées en serpents.

Poussin s’est cependant bien gardé d’employer toujours et pour tous les sujets des toiles foncées. Il raisonnait pour cela comme pour toutes choses, prenant des toiles blanches dans l’occasion, comme des couleurs brillantes lorsqu’elles convenaient a son sujet. Le Frappement du rocher, le Ravissement de saint Paul du Louvre, la Scène du Decaméron du palais Colonna, le Triomphe de Bacchus de lord Carliste, Acis et Galathée de la collection Leslie. les deux belles Bacchanales de la galerie nationale de Londres, nous prouvent évidemment que Poussin employa les préparations claires à toutes les époques de sa vie.

La Femme adultère est l’un des derniers tableaux très-importants et entièrement historiques qu’ait faits Poussin. C’est aussi un de ses chefs-d’œu- vre. Nous n’en parlons que pour en marquer la place, persuadé que nous sommes que ce bel ouvrage est dans toutes les mémoires. On a reproché à la figure du Christ son caractère un peu commun: le corps est trop court, défaut que Poussin a rarement évité dans les ouvrages de sa vieillesse. Cette imagination dramatique a indiqué par un personnage du second plan un contraste qui achève de donner au tableau sa signification morale: c’est une jeune femme qui, en voyant l’humiliation et le désespoir de la pécheresse, presse tendrement son enfant contre son cœur.

Études sur les beaux-arts en France

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