Читать книгу À la belle étoile - Claude Saint Ogan - Страница 3
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Dans la cuisine dont les cuivres flambaient sous le soleil couchant, on causait avec animation. Le vieux Jérôme, à la fois maître d’hôtel et intendant de Mme Rouvière, enseignait à un jeune marmiton tout frais promu à ce titre l’art difficile de dresser une corbeille de pêches et de raisin. L’enfant ouvrait de grands yeux, devant la pyramide qui s’élevait légère, bien que solide, et répandant un parfum délicat.
Tout à coup, du fond de la cuisine, arriva un bruit de casseroles remuées, et une voix aiguë interpella Jérôme.
«En finirez- vous avec votre corbeille? Vous donnerez des leçons à Auguste un autre jour. Le couvert va être en retard...
— La demie de six heures n’est pas encore sonnée», marmotta Jérôme qui, son édifice couronné d’une dernière pêche, se dirigea vers l’office, suivi du jeune débutant.
Mathurine, restée seule, se livrait à un soliloque devant ses fourneaux.
«Quelle idée de vouloir des anguilles un jour où j’avais des entrées de viande! C’est pour M. l’instituteur que madame a commandé la matelote. Allons, bon! la crème qui s’attache! Et Marc qui l’aime tant! Et puis, la glacière qui a l’air détraquée... Quelle journée que le jeudi!... Est-il bête, ce Jérôme! reprit-elle brusquement après une seconde de silence, le voilà qui sonne le premier sans m’avoir prévenue. Ah çà ! ils sont donc tous arrivés, là-haut?...»
La brave cuisinière, du pas tranquille et assuré dont elle parcourait depuis vingt ans toutes les parties de la vieille maison, s’avança vers la fenêtre grillée qui donnait au ras du sol de la grande avenue.
Un groom emmenait à la bride un cheval vers les communs.
«Tiens! remarqua Mathurine, M. Gerland n’est pas en retard aujourd’hui.»
Et elle se hâta vers ses casseroles, car Jérôme entrait pour dresser les plats.
Dans la petite salle à manger intime, quatre convives étaient réunis.
Mme Rouvière, une femme de trente-cinq ans environ, à la physionomie un peu triste, avait à sa droite l’instituteur de Vignereux, le village voisin de sa propriété des «Tilleuls».
M. Gerland était placé en face de sa sœur. Resté célibataire, il venait dîner avec elle presque tous les soirs pendant les séjours trop courts et trop rares qu’il faisait à Roiglise, situé à trois kilomètres des «Tilleuls».
La quatrième place était occupée par un jeune garçon d’une douzaine d’années, à la mine intelligente et éveillée.
Le dîner finissait. Jérôme et le valet de chambre venaient de s’éclipser discrètement. Mme Rouvière se leva et on passa dans le petit salon. Des lampes, dispersées çà et là, jetaient une lueur adoucie par la teinte pâle des abat-jour. La lumière d’un flambeau éclairait vivement un grand portrait au pied duquel s’élevait une gerbe odorante. Il représentait un enfant de six ou sept ans, aux yeux noirs magnifiques, aux boucles dorées flottant sur des épaules robustes et auréolant un joli front pensif.
Le regard de Mme Rouvière alla d’abord au portrait. Les yeux de M. Gerland suivirent les siens. Il se rapprocha d’elle et, lui prenant les mains dans un élan spontané :
«Ma pauvre Claire, murmura-t-il, voilà cinq ans, n’est-ce pas?
— Cinq ans! répondit la jeune femme d’une voix de rêve.
— Et depuis, rien, pas de nouvelles! C’est inimaginable! reprit son frère. On a tout fait, tout tenté...
— Par moments, je désespère, dit à demi-voix Mme Rouvière en se laissant tomber sur un fauteuil et en cachant sa tête dans ses mains.
— Il ne faut jamais se laisser aller au découragement, madame, dit l’instituteur à son tour; n’y a-t-il pas toujours à attendre un hasard heureux?... »
Cinq ans auparavant, à cette même date du mois de juillet, le petit Jean Rouvière avait disparu. La gouvernante était allée le promener comme elle en avait l’habitude; mais, ce jour-là, le soir était venu sans que l’enfant et sa bonne fussent de retour au château.
Inquiète, la mère allait envoyer à leur recherche, quand la fille reparut seule et presque folle, les cheveux en désordre et les yeux hagards: «On a pris Jean! on a pris Jean!» s’écria-t-elle; et elle raconta en paroles entrecoupées que, s’étant assise sur le rideau d’une route, à la place accoutumée, près d’un petit bois où Jean cueillait des fleurs, elle s’était aperçue tout à coup de la disparition du petit. Elle avait appelé ; aucune voix ne lui avait répondu. Alors, elle avait parcouru le bois tout entier, en criant le nom de l’enfant. Pendant trois heures, elle avait battu inutilement tous les sentiers sans trouver trace du disparu.
Telle fut la première version donnée par la gouvernante. On ne prit pas le temps de l’interroger davantage. Tous les hommes de la maison, à cheval ou à bicyclette, se lancèrent sur toutes les routes du pays, à la recherche du petit Jean, pendant que Mme Rouvière, délirante de désespoir, courait avec la bonne vers le bois où, durant une partie de la nuit, les deux femmes, errant dans l’obscurité épaisse des futaies, firent retentir l’écho de leurs appels éperdus.
Ce fut le lendemain seulement que la gouvernante, pressée de questions, avoua qu’elle s’était endormie et que c’était à son réveil qu’elle avait constaté l’absence de Jean.
Nulle part on n’avait trouvé de traces de l’enfant. Les marais et les étangs des environs furent visités. Des recherches furent faites par les soins du procureur de la République qui fit télégraphier dans toutes les directions.
L’enquête ne découvrit aucun indice auquel on pût s’attacher. Quelques personnes cependant signalèrent le passage d’une voiture fermée sur la route d’Albert, à une heure qui coïncidait avec la disparition probable du petit Jean. Mais l’aubergiste de la «Vache noire» affirma que cette voiture était celle d’un voyageur de commerce en tournée dans le pays et qui représentait une maison d’Amiens, détail qui, du reste, fut reconnu exact.
D’un autre côté, le parquet de Boulogne donna l’avis qu’un enfant répondant à peu près au signalement de Jean Rouvière avait été vu sur le quai d’embarquement. Des démarches furent faites aussitôt en Angleterre et les recherches poussées avec d’autant plus d’activité que sir Plumkett, oncle du défunt M. Rouvière et parrain du petit Jean, qui possédait d’importantes manufactures en Écosse, avait promis une prime considérable à celui qui donnerait des nouvelles de son petit-neveu. Rien n’y fit: l’enfant demeura introuvable.
Mme Rouvière, après une maladie qui mit ses jours en danger pendant de longs mois, revint à la vie pour souffrir et pleurer. Cependant, rien n’ayant prouvé que Jean fût mort, la mère gardait au fond du cœur le secret espoir que Dieu aurait pitié d’elle.
Le fils du médecin du pays, le docteur Maurepas, avait souvent joué avec Jean dont il avait l’âge. Il était bien élevé, d’un caractère doux et affectueux. La mère de Jean le fit venir quelquefois aux «Tilleuls », pour essayer de tromper sa douleur et de retrouver dans cette maternité factice la force de continuer à vivre pour recevoir l’enfant perdu, s’il revenait un jour.