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II
LE FILS DE SON EXCELLENCE

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Table des matières

Le lendemain, vers neuf heures du matin, la salle des pas perdus de la gare du Nord offrait un aspect inaccoutumé.

A la cohue des voyageurs ordinaires, se mêlaient des groupes remuants et gais, qui, par là, se distinguaient des autres, affairés et inquiets de leurs billets et de leurs bagages.

–Ce sont les acteurs du Théâtre–Lyrique qui vont jouer à Compiègne, répondaient les employés quand on les questionnait.

Dans le nombre, il se trouvait une jeune fille d’une exquise grâce et de maintien modeste.

Élève du Conservatoire, récompensée d’un accessit à l’avant–dernier concours, elle avait renoncé à poursuivre ses classes, acceptant sans marchander le premier engagement qui lui avait été offert.

–Vous avez grand tort, ma chère enfant, lui dit son professeur. S’il en est temps encore, ne signez pas. Donnez–nous une année, et toutes vos qualités seront dans leur éclat, tandis qu’actuellement vous risquez de compromettre votre avenir.

–Que ma profession me permette de vivre honnêtement, monsieur, répondit–elle, c’est tout ce que j’espère de cet avenir. Mais le présent est plus pressant pour moi.

–Quoi! l’indépendance? Vous êtes malheureuse chez vous?

–Ah! Dieu, non!

–Une amourette alors?… Quelque mariage auquel on s’oppose?

–Encore moins.

–En ce cas?…

Il la vit sourire mélancoliquement.

–Je suis indiscret? ajouta le professeur.

–Non, monsieur. Mais il faut que je gagne ma vie le plus tôt possible; ma mère est épuisée.

–Et votre père?

Elle hésita un instant; puis:

–Mon père est un condamné politique.

–Exilé?

–Déporté à Lambessa.

Le professeur n’insista plus, et la jeune artiste s’engagea.

Ses débuts passèrent inaperçus, et Louis Skébel fut le premier qui lui confia une création: un tout petit rôle effacé, de troisième plan, qui ne comportait que deux couplets, le reste consistant à tenir une partie dans les morceaux d’ensemble.

A peine deux journaux avaient–ils imprimé son nom: Mademoiselle Adrienne, avec un mince compliment sur son attrayant visage.

C’est bien le mot: attrayant.

D’autres avaient les traits plus réguliers, les yeux plus beaux, les cheveux de couleur plus franche; mais le regard, la physionomie, le port de la tête, tout en elle avait un attrait frappant, attrait d’intelligence et d’affabilité, de franchise et de droiture surtout.

Mise avec simplicité, d’une correction de tenue à laquelle ses vingt ans donnaient un charme élégant, elle était de ces femmes qui plaisent au premier abord.

Selon une habitude, qui ne souffre guère d’exception au théâtre, cette jeune fille était accompagnée de sa mère. Mais, contre l’usage, celle–ci n’avait absolument rien du type de la «mère d’actrice».

Loin de se plaire dans le monde spécial où sa fille l’entraînait, elle avait le plus parfait mépris de tout ce qui touche au domaine artistique.

Du directeur au dernier des figurants, tout, dans ce centre singulier, lui inspirait une souveraine répugnance; les auteurs, compositeurs et journalistes compris.

A peine consentait–elle à répondre, par un imperceptible mouvement de tête, au salut que les uns et les autres lui adressaient, et jamais elle n’avait fait l’honneur à aucun de lui adresser la parole.

Au foyer, dans les coulisses, elle passait silencieuse et raide, comme un piquet, ne voyant même pas les collègues de sa fille, insensible à tout ce qui l’entourait, et si bien muette et désintéressée qu’elle paraissait absente, rentrée en elle–même.

–«La mère–la–Folie!» l’avaient surnommée les camarades d’Adrienne, par un tour d’esprit familier aux acteurs.

Cette vieille dame était la fille d’une ancienne mercière de la rue Neuve–des–Mathurins, qui, autrefois, avait été autorisée à mettre, sur son enseigne: «Fournisseur de la Maison Royale

Catholique jusqu’à l’idée fixe, imbue de naissance de tous les préjugés cléricaux de la bourgeosie bien pensante, elle avait eu le perpétuel, déplaisir de n’avoir affaire qu’à des gens en opposition diamétrale avec ses convictions; si tant est qu’on puisse appeler convictions, des partis pris, jamais examinés.

Son mari, plus que tout autre, l’avait froissée, au point qu’après avoir bataillé sans succès, contre lui, durant d’interminables années, elle l’avait pris en pitié; le laissant dire et faire, sans jamais plus le contre–carrer; le plaignant avec la tendresse que les âmes charitables professent pour les fous.

Celui–ci, Agénor Baroit, était de ces hommes à principes qui ne transigent sur aucun point.

Franc–maçon, affilié aux sociétés secrètes de la fin de la Restauration, combattant de Juillet, émeutier de1831, échappé par miracle à l’affaire de la rue Transnonain, collaborateur de la Réforme et de la Démocratie pacifique sous Louis–Philippe, blessé sur la place du Palais–Royal en février 48, puis chef de barricade en juin de la même année, il s’était fait prendre lors du coup d’État, et les commissions mixtes l’avaient envoyé à Lambessa, où le climat et la dure vie de ce bagne avaient pu ruiner sa santé, mais non amollir son âme.

Et sa femme avait assisté à tout cela, impuissante à le retenir; blâmant en secret ses actions et le mobile qui le poussait; attribuant le tout à de la faiblesse d’esprit, et brûlant cierge sur cierge à tous les saints du Paradis, pour obtenir que son mari fût touché de la grâce.

Durant la captivité de l’insurgé, la pauvre et digne femme n’avait reculé devant aucune tâche, pour vivre honnêtement, élever sa fille, et, autant que possible, adoucir le sort du père de celle–ci, en lui envoyant le plus possible d’argent.

Un jour, une amnistie fut promulguée, et bientôt le père rentra dans son foyer.

Qu’on eut peine à le reconnaître! Il avait vieilli de vingt ans.

Courbé, blanchi, agité de tremblements nerveux, il ne conservait de vitalité que dans le regard, où il était facile de saisir les signes d’une âme ardente.

Sa femme n’eut pas besoin d’un long temps pour comprendre que les idées de son mari n’avaient pas varié d’une nuance, et que les cruautés de la transportation n’y avaient ajouté qu’une haine imperturbable.

Cependant, madame Baroit n’en conçut pas trop d’inquiétude.

Tenant volontiers cette haine pour monomanie, manifestation d’une sénilité prématurée, et croyant le pouvoir si bien établi, si fort, si satisfaisant surtout, que personne ne pouvait accueillir l’espoir de l’entamer, elle bénit les conditions qui avaient été imposées à son mari, pour qu’on tolérât qu’il revînt dans la capitale; à savoir: interdiction de s’occuper de politique.

Ils étaient beaucoup dans ce cas, alors, et par là, fort embarrassés de trouver un emploi. Intimidés par la surveillance occulte dont ils étaient l’objet, suspectés d’autre part, par ceux de leurs coreligionnaires qui n’avaient pas voulu profiter de l’amnistie, répugnant à accepter des fonctions dans certaines affaires industrielles aux mains de leurs adversaires, la plupart menaient une vie difficile.

«Patience!» écrivaient leurs amis de Bruxelles, de Genève et de Londres. «Ça ne peut durer; l’Empire n’en a pas pour six mois.»

Ils le croyaient sans doute, s’efforçant d’ailleurs, par tous les moyens, de hâter l’heure de la revanche. Mais ceux de Paris partageaient de moins en moins l’illusion, et, sans se décourager, le besoin les pressant, ils étaient forcés, à mesure, de se créer des ressources.

Victor Borie s’était mis à faire ce qu’on a appelé en plaisantant de l’agriculture en chambre; il écrivait pour les publications de Bixio; Valchèré s’adonnait plus spécialement à la viticulture; d’autres entraient dans des administrations privées et dans le service des chemins de fer.

Baroit se fit correcteur d’imprimerie.

Un jour, il rencontra Ranc à la libraire Lacroix–Wer– bœckowen.

On causa de Lambessa où ils avaient souffert ensemble; puis de ce qu’on devenait à Paris, et Ranc lui proposa d’entrer dans un journal non politique, le Panthéon de l’Industrie, dont Delescluze était le rédacteur en chef.

Delescluze, lui, arrivait de Cayenne.

Froid, sobre de paroles, d’une probité rigide en toutes choses, de mœurs austères et, en morale, plutôt intolérant, il fit d’abord des difficultés pour agréer Baroit, lui reprochant de souffrir que sa fille se destinât au théâtre.

–Je ne me reconnais pas le droit de m’y opposer, répondit celui–ci.

–Et comment?

–D’autres, parmi nous, disent: «la famille avant la cité; la cité avant la patrie». Moi, je ne suis pas communaliste et j’ai retourné la formule:&La patrie avant tout!» Or, je me connais. L’occasion là, j’oublierai femme et enfant, pour délivrer mon pays du joug impérial. Dès lors, je dois prévoir l’insuccès, que, cette fois, je payerai de ma tête. Dans ces conditions, il faut que ma fille ait liberté de faire elle–même sa vie.

Finalement, et quoi qu’il en pensât, Delescluze admit le père d’Adrienne dans la rédaction de son journal, à des appointements convenables, auxquels s’ajouta bientôt le produit de correspondances anonymes, qu’il envoyait à des journaux, publiés à l’étranger, et dont la police interdisait l’entrée à la frontière.

Cela procura un bien–être relatif au ménage; bien–être d’autant plus sensible, qu’on en avait été plus longtemps privé.

Le vieux patriote en éprouvait une profonde joie, se disant sans cesse:

–Ça peut durer si peu!

Il apportait tout ce qu’il gagnait, n’en retenant que certaines cotisations, qu’il acquittait en secret, et de quoi secourir d’anciens camarades de proscription, réduits à la dernière extrémité.

–Tâche de faire des économies, disait–il souvent à sa femme; je ne serai peut–être pas toujours là!

Sa femme n’y comprenait rien.

Ce qu’elle comprenait bien moins encore, c’est qu’Adrienne, élevée dans les principes maternels, eût pu adopter le théâtre.

A vrai dire, celle–ci ne paraissait pas s’être mise en frais d’explications, car elle n’avait jamais répondu qu’un mot:

–La vocation!

C’est qu’Adrienne avait beaucoup du caractère de son père: une grande lucidité de perception, et une extrême fermeté de vouloir. De très bonne heure, elle avait apprécié sa situation.

Fille d’un proscrit de seconde importance, sans fortune, elle était condamnée au célibat, faute d’être mariable dans le monde où ses instincts la poussaient.

Sa mère fort éprouvée, vieillie avant l’âge, devait fatalement avoir besoin de soins en sa maturité. La profession artistique, seule, pouvait permettre de satisfaire à de telles obligations; d’ailleurs l’artiste est, par soi–même; on ne lui demande que du talent, quelle que soit sa parenté.

Dès qu’elle s’en rendit compte, Adrienne n’hésita pas.

Chose singulière! Ces trois personnes, si dissemblables par le caractère, les sentiments et l’éducation, tombèrent en accord parfait sur un point.

Aucune des trois n’eut d’appréhension quant aux risques que la vie théâtrale entraîne pour la vertu d’une jeune fille.

Le père et la mère estimaient Adrienne de trop haute fierté pour succomber à la galanterie de ce milieu, et, pour elle, l’idée qu’il y eût, là, un danger, l’eût simplement fait sourire.

On le répète, elle se croyait vouée au célibat, réfractaire d’intention à tout ce qui appartient au domaine de l’amour.

Mais, entre eux, jamais un mot à ce sujet, jamais une recommandation de prudence des parents à leur fille; on eût dit qu’ils se fussent compris d’instinct, et que ce leur eût suffi.

Cependant, dès ses premiers pas, dans la voie où elle s’était engagée, Adrienne avait été contrainte de constater des difficultés de tenue, et, plus d’une fois, la nuance de certains égards, de certains empressements l’avait mortifiée dans son orgueil.

La familiarité de ses camarades, la bienveillance protectrice de ses professeurs, et surtout les façons de quelques habitués du théâtre l’avaient obligée à des ripostes et à des manifestations défensives auxquelles elle ne s’était pas résolue sans dégoût.

Elle ne s’en sentit que mieux armée ensuite, et se retranchant derrière une affabilité facile, à l’usage de tous, mais par cela même banale, elle découragea le plus grand nombre.

Une seule personne parut longtemps ne se rebuter de rien.

C’était un grand et blondasse jeune homme, tiré à quatre épingles, scrupuleux observateur de la mode, jusqu’à la limite extrême du ridicule.

Étroit des épaules, exigu, maladroit, fadasse, il y avait en lui je ne sais quoi d’inachevé, d’incomplet.

Sa timidité faisait supposer qu’il en avait conscience, et qu’il en souffrait. Le front fuyant dénotait une intelligence médiocre et, quelque prudence qu’il mît dans ses rares discours, certains mots estropiés témoignaient de son ignorance.

En apparence, le moins dangereux des soupirants de la jeune fille, et cependant le plus tenace.

C’est que, sous cet aspect lymphatique et borné, il y avait une obstination presque bestiale, des instincts aveugles, des appétits vertigineux, qu’une insuffisante raison ne pouvait tempérer.

Or, il s’était épris d’Adrienne; épris au point d’en perdre le repos, de n’avoir plus rien qu’elle en tête; au point d’être prêt à faire des folies, pis que des sottises, prêt à commettre des indignités.

A défaut de grâce ou de mérites personnels, il avait dans le monde une situation dont d’autres femmes eussent fait grand cas.

C’était le fils d’un haut personnage du régime d’alors «Monseigneur Le Fauve.»

Membre du conseil privé, pourvu de toutes distinctions honorifiques et autres, celui–ci avait été ambassadeur, puis président du conseil des ministres à plusieurs reprises, et qu’il fût, officiellement ou non, à la tête des affaires publiques, il n’en restait pas moins l’arbitre d’une sorte de gouvernement occulte, auquel tout aboutissait en dernier ressort.

Personnalité toute–puissante dans l’État, il pouvait tout, et, n’eût été son fils, il eût été parfaitement heureux.

Mais il n’est pas donné à la créature humaine de goûter la félicité parfaite: il y a des fatalités.

«–Que veux–tu, Zénobie! dit quelque part un personnage de Gavarni, chacun a sa misère: le lièvre a le taff, le chien les puces, l’homme a la soif!…

»–Et la femme a l’ivrogne! répond l’épouse du philosophe aviné.

L’Excellence avait son fils!

Pis qu’une misère; une plaie, un ulcère cuisant, irritant, cruel!

Sous son aspect de grand dadais, de niais à berner, à mener en laisse, ce fils était le seul homme de France qui fût capable, maintenant, de causer des insomnies au dignitaire.

Quand du haut en bas de l’échelle gouvernementale, chacun consentait à subir la loi du père, le fils n’en supportait pas même une observation.

Aucun respect. Loin de là; dans la discussion, le jeune homme lui jetait à la tête des choses qui eussent valu Mazas à tout autre.

Il faisait beau l’entendre accommoder les amis de son père; pas un n’y échappait. Les titres, la pourpre même, ne l’arrêtaient pas, et quand il entamait le chapitre du coup d’État, l’Excellence allait fermer les portes à double tour.

Était–ce donc que ce jeune homme eût des scrupules, ou que sa foi politique fût contraire au régime du temps? Pas le moins du monde. Il se souciait des origines, des moyens et des gens comme de ça; mais volontaire et avide de jouissances, il n’entendait pas qu’on lui fit obstacle.

Qui d’ailleurs?

Son père?

Le fils de l’Excellence en connaissait trop le fort et le faible pour que le bonhomme se piquât de la plus mince autorité paternelle.

La loi?

Est–ce que la loi était faite pour les gens de leur sorte! Qu’on allât le conter à d’autres! Quand donc ce père l’avait–il observée? Pourquoi pas invoquer la morale aussi?

Et, à ce mot, Rodolphe,–c’était le nom de cet aimable jeune homme,–se tenait les côtes.

Parfois l’homme d’État, à bout de ressources, essayait de le prendre de haut, s’emportant à son tour.

Peine perdue!

L’autre lui criait à tue–tête une dizaine de vers d’Hugo, tirés des plus amères pages des Châtiments, ou tout un alinéa de Napoléon le Petit.

Il fallait se taire et céder, faute de pouvoir en user, avec son enfant, comme à l’égard d’un journaliste ou de quelque autre séditieux.

Cependant, à mesure, les exigences de Rodolphe prirent de telles proportions, qu’il fallut étudier de près les moyens d’en avoir raison.

Mais comment? Rodolphe n’entendait pas s’éloigner et l’on ne pouvait songer à le supprimer.

Un bon moyen, c’eût été de le faire tomber sous la coupe de quelque femme adroite, qui l’eût mâté, réduit, rendu inoffensif, et avec qui, au préalable, on se serait entendu.

Singulier expédient, il est vrai, et, pour un père, diable de négociation, que d’aller choisir une maîtresse à son fils!

Mais bah! le dignitaire avait mis la main à de bien autres besognes, après tout; et puis il n’avait pas le choix!

C’est par suite de ces préoccupations que Son Excellence fut mise au fait de l’amour malheureux de son fils pour Adrienne, alors que celui–ci n’avait pas encore perdu tout espoir.

Avec un soin méticuleux, l’homme d’État ouvrit une enquête sur l’artiste.

–La croyez–vous capable de prendre un pouvoir absolu sur l’esprit de Rodolphe? demanda–t–il un jour à l’un des chefs de la police de château.

–Si elle le veut, j’en réponds!… fit celui–ci. C’est une fille d’une grande intelligence et d’un tact extrême.

–Jolie?

–Mieux que cela, charmante.

–En ce cas, c’est la femme qu’il nous faut.

–Mais consentira–t–elle, aussi?

L’Excellence haussa les épaules.

–Une fille de théâtre? fit–il.

–Une fille étrange, monseigneur.

–Bah!

Le consentement d’Adrienne ne pouvait faire doute dans l’esprit d’un homme qui se souvenait d’avoir acheté des consciences et des probités de qualité un peu plus haute!

–Question de prix! répéta–t–il, pour se confirmer dans sa confiance. Aussi, ne perdons pas de temps. J’achèverai l’affaire moi–même, et j’enverrai mes instructions directement. Il faut en finir. Mon fils, voyez–vous, mon cher, finirait par me rendre la vie impossible!

Dès le jour suivant, il se mit à l’œuvre, afin de compléter l’enquête commencée.

Tout bien vu et considéré, «cette petite» lui parut digne de remplir la mission qu’il lui réservait intentionnellement. Et pour comble de chance, il pensa n’avoir pas besoin d’intervenir.

C’est que le jeune homme y mettait de la passion. Le moyen de supposer un insuccès, dans les conditions de richesse et de crédit où se trouvait ’celui–ci, près d’une actrice inconnue et sans le sou?

C’est pourtant ce qui arriva.

Un soir, au foyer du théâtre, Adrienne appelant le fils de l’Excellence à ses côtés, lui dit presque à haute voix:

–Mon cher monsieur, je vous prie en grâce de cesser vos assiduités; j’ai scrupule de vous faire perdre vos peines.

–Mais, dit piteusement Rodolphe, si je ne me plains pas de les perdre?

–Libre à vous, sans doute, répliqua Adrienne. Mais vous m’obligez à vous dire que vos attentions m’incommodent. Peut–être une personne de ma condition,–une actrice!– aurait–elle mauvaise grâce à se retrancher derrière certains principes; je n’en parlerai donc pas. Il me suffira, je pense, de vous avouer que, même au cas où je devrais m’en écarter, ce ne pourrait être en votre compagnie. Sans que j’aie rien de particulier à vous reprocher, il se trouve que vous ne me plaisez pas.

Elle lui débita ce compliment avec un sourire sur les lèvres, quoique le cœur lui battît à la suffoquer; mais elle avait cru plus court et décisif de le froisser.

Elle n’en fut pourtant pas quitte sur le coup. Il écrivit, il envoya des fleurs, des bij oux.

Tout fut refusé.

Puis elle n’en entendit plus parler, et six mois passèrent là–dessus.

Dès ce moment, monseigneur Le Fauve jouit de quelque tranquillité.

Jamais son fils ne lui avait donné moins de tablature. Chose inouïe: il lui parlait avec politesse.

Bien plus! Depuis longtemps, le père et le fils, quoique habitant le même hôtel, ne se fréquentaient guère.

Quand, jusque–là, Rodolphe entrait chez l’auteur de ses jours, c’était uniquement pour en obtenir quelque chose: de l’argent, un passe–droit au profit de personnages tarés ou compromis, et assez souvent aussi, pour que l’homme d’État étouffât quelque mauvaise affaire que l’autre s’était mise sur les bras.

Et voilà que Rodolphe paraissait se ranger, prendre intérêt aux préoccupations paternelles, s’inquiéter de la réussite de ses plans, allant jusqu’à offrir de s’y employer.

Parfois, il venait déjeuner, et suivant monseigneur dans son cabinet, il lui tenait compagnie, des heures, en fumant cigare sur cigare, ce dont celui–ci se gardait de se plaindre, quoique l’odeur du tabac lui fût insupportable.

Le hargneux jeune homme s’était transformé en mouton.

–Il a donc triomphé? se dit Le Fauve.

–Mais, non! Mais pas du tout! lui fut–il répondu, un jour qu’il en parlait à celui qu’il avait consulté six ou huit mois auparavant. On ne voit même plus M. Rodolphe au théâtre.

–Ah! diable! fit l’Excellence. Est–ce que ce serait le calme précurseur de l’orage?

Il y avait de quoi prendre de l’inquiétude, tant, de la part de Rodolphe, c’était inusité.

Cependant, cela semblait si bon que le bonhomme n’en chercha pas plus long.

Un matin, comme monseigneur se disposait à se rendre à Saint–Cloud, où il y avait conseil, le préfet de police se fit annoncer, priant monseigneur de le recevoir, toute affaire cessante.

–Eh! bon Dieu! que se passe–t–il donc?

–Rien de bon, Votre Excellence. Tenez.

Et le préfet étala sous les yeux de l’homme d’État une série de rapports secrets, dont il résultait que la politique du moment était, jour par jour, dévoilée à une cour étrangère, avec qui, depuis quelques mois, on était en politesse.

Débats du conseil privé, conciliabules intimes, démarches mystérieuses, tout était divulgué en détails précis.

Monseigneur Le Fauve fronça le sourcil.

–Qui envoie ces notes? demanda–t–il.

–La comtesse de Külm.

–Qu’est–ce que c’est que ça?

Pour toute réponse, le préfet tira un dossier de sa poche, et, en détachant une feuille volante, lut à haute voix:

« Maria–Léopoldine–Zélie Skarleeck, née à Mons, trente– deux ans, fille d’un ancien chef d’escadron du premier empire, orpheline à dix–sept ans; élevée au couvent des Dames Benoîtistes de Louvain; enlevée à vingt ans par le comte de Külm, saxon d’origine, chevalier d’industrie, officier dégradé pour indélicatesse caractérisée, tué en duel à Palerme. Cinq ans de la vie de cette femme échappent à toutes recherches. Depuis quatre ans, vit sur un grand pied dans les capitales et principales villes d’Allemagne; en correspondance avec des personnes sans notoriété, de Varsovie, Vienne et Berlin, lesquelles sont supposées agents subalternes de la police allemande. Débarquée à Paris depuis quinze mois, hôtel rue Montaigne; chevaux, voitures, domestiques, relations suivies dans la colonie étrangère.»

–Qui subvient à ses dépenses? demanda monseigneur, en interrompant le fonctionnaire.

–Personne! Le dernier payement de l’hôtel a été versé le mois dernier, au moyen d’une vente de cinq pour cent nominatif.

–Alors, aucune action sur elle?

–Aucune. légalement, et jusqu’ici du moins!…

–Au surplus, l’important n’est pas là. Il faut avant tout découvrir qui lui fournit les renseignements qu’elle transmet.

–Et si c’était Votre Excellence?

–Moi?

–A son insu, bien entendu!

–Comment donc?

A ce moment la porte des appartements intérieurs s’ouvrit, et Rodolphe entra.

–Tiens! bonjour, fit–il en donnant la main au préfet. Je vous dérange?

–Nullement, répondit celui–ci, en rassemblant ses papiers, avec un peu de précipitation; ce que Le Fauve remarqua.

–Je suis à toi, dit celui–ci à son fils.

Puis entraînant l’autre dans un coin du salon:

–C’est lui? demanda–t–il à voix basse.

–Tout comme vous, monseigneur: à son insu!

–Il est l’amant de cette femme?

–Par désespoir d’amour.

La diva

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