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VI
UN HOMME CONSIDÉRABLE

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Table des matières

Durant plus d’une année la situation ne se modifia pas.

Louis Skébel multipliait vainement les démarches, de concert avec Adrienne, dans l’intimité de qui il pénétrait de plus en plus, en raison de l’abnégation, du désintéressement dont il faisait preuve.

Ils étaient ensemble comme de vieux amis, comme seraient de vieilles gens, pour qui l’amour est du domaine d’autrefois; tels qu’elle le souhaitait: frère et sœur.

Cependant les rares nouvelles qu’on recevait du prisonnier étaient mauvaises.

La captivité, le dur régime de la prison altéraient sa santé, et une fois déjà, son embarquement avait été reculé, sur l’avis des médecins de la forteresse. Cependant on annonçait un nouveau convoi, non de condamnés politiques cette fois, mais de malfaiteurs.

Au théâtre, Adrienne avait été longtemps l’objet de la pitié de ses camarades. Et puis, on s’en était lassé.

Dans ce milieu, où la vie marche à pas redoublés, où les impressions violentes se succèdent sans discontinuer, ce qui se prolonge s’use vite.

D’abord, la peine de la pauvre fille avait été tenue pour un malheur de la maison; chacun avait cherché le moyen de s’employer à l’adoucir.

Cependant l’impossibilité devenue évidente, la chose devint fait acquis, et l’on n’y pensa plus.

Un soir, on donnait la première représentation d’un ouvrage que les journaux avaient tambouriné à grand renfort d’indiscrétions et de commérages. La curiosité du public montée an diapason désirée, la salle faite par l’imprésario, il en résultait un de ces événements fugitifs qui donnent des premières où le monde officiel afflue.

Dans une avant–scène madame de Külm étalait une toilette qui faisait sensation.

Derrière elle, Rodolphe se tenait dans cette posture non– chalante qui n’est assez souvent qu’une affectation, un genre.

Depuis la représentation de gala à Compiègne, il n’avait pas revu la jeune fille; il n’avait pas reparu dans les coulisses du théâtre, fuyant l’humiliation de se trouver en face d’une femme qu’il convoitait de toutes ses forces, de toute la fougue de ses appétits, et qui l’avait éconduit avec un sang–froid, une rondeur, dont la nuance «bon enfant» était infiniment blessante pour un homme de son caractère.

Dans cette pièce, Adrienne avait un rôle.

Rodolphe savait bien qu’il allait la revoir et il s’y était préparé. Mais quand il l’aperçut, aucune préparation ne tint et un trouble extrême l’envahit.

Sans s’arrêter au détail des transformations qui, durant cette suite de mois, s’étaient accomplies chez la jeune artiste, il la trouva plus enviable que jamais.

Il l’entendait chanter, d’une voix qui lui donnait le frisson, qui ravivait des convoitises passionnées, aveugles, délirantes, et l’entraînait à des rêves violents; une sorte de vertige où il y avait de l’enlèvement, du rapt, l’abus de la force.

A l’entr’acte, il passa dans les coulisses. Mais Adrienne ne s’y trouvait pas.

Revenu dans son avant–scène, il attendit vainement qu’elle reparût. Elle n’était ni du deuxième ni du troisième acte; par contre, tout le quatrième était à elle.

Ce fut un triomphe pour la jeune fille; triomphe d’autant plus grand qu’on ne l’avait pas prévu.

Pour les auteurs, ce quatrième acte était le point faible, presque dangereux de l’ouvrage, et l’on ne comptait pas qu’une artiste de second ordre, lui donnât de l’attrait. Qu’elle le fît passer, c’est tout ce qu’on en espérait.

Elle–même était bien éloignée d’en attendre de l’effet. Le jouer lui était plutôt pénible, parce que la situation avait, par hasard, des points de rapport avec le chagrin qui attristait sa jeunesse.

Elle représentait la femme d’un roi détrôné, que ses ennemis avaient incarcéré, et elle avait à exprimer les tortures de son impuissance à le délivrer.

Cela peut–être fut cause du succès surprenant qu’elle obtint.

S’identifiant avec le personnage, elle abandonna son âme aux douleurs qui la déchiraient réellement, et ses nerfs tendus outre mesure, donnèrent à son chant des accents de vérité irrésistible.

Trois fois, elle dut reparaître; trois fois les femmes lui jetèrent leurs bouquets, et quand elle rentra dans la coulisse, tout le théâtre l’attendait, la félicitait; les musiciens de l’orchestre étaient montés et lui faisaient cortège; les habitués, les journalistes, les .gens du ministère lui prodiguaient des éloges émus, qui avaient un air de remerciement.

Étonnée, calme, froide, elle souriait avec mélancolie, ne se rendant pas compte de son triomphe.

–Me permettrez–vous, mademoiselle, de vous adresser mes compliments? lui dit une voix qui la fit retourner brusquement, sous l’empire d’un pressentiment confus. C’était Rodolphe qui lui demandait cette permission.

–Vous! monsieur, fit–elle en lui saisissant la main.

Et, se dérobant aux louanges de ceux qui l’entouraient, elle l’entraîna au foyer.

On avait suivi la diva, mais, la voyant en conférence avec le fils de l’ancien ministre, on se tenait à distance, et elle pouvait parler sans être entendue.

–Monsieur, lui dit–elle, tout est en fête autour de moi; tous ceux qui sont là m’acclament, se réjouissent et me croient heureuse. Eh bien, moi, j’ai la mort dans l’âme, du malheur à me laisser mourir, la plus horrible peine qu’on puisse supporter!

–Pourquoi? demanda Rodolphe, frappé de cette confidence, que leurs relations n’expliquaient pas suffisamment.

–Vous souvient–il de la représentation de la Princesse Aldée au château de Compiègne?

–Sans doute.

–Pendant que je chantais là–bas, on arrêtait mon père ici, et voilà plus de quinze mois qu’il est en prison, malade au point qu’on n’a pas osé le transporter à Lambessa. Hélas! monsieur, de récents avis nous montrent son départ comme imminent. Eh bien, je vous l’assure, s’il supporte la traversée, ce sera pour mourir en arrivant!… Comprenez–vous maintenant pourquoi ces ovations me sont indifférentes; comprenez–vous pourquoi, en vous apercevant, je vous ai entraîné à l’écart?

–Oui, dit–il.

Puis prenant un carnet:

–Son nom? demanda–t–il à la jeune fille. La date de son arrestation?

Puis encore:

–Est–il jugé?

–Non.

–De quoi l’accuse–t–on?

–Je ne sais pas.

–Et ils veulent l’envoyer là–bas, comme ça?

–Serait–ce le premier?

–Ah Dieu, non! Je le sais bien!

–Mon père est un insurgé de juin, un transporté de décembre.

–Ça ne fait rien, dit Rodolphe, je vais voir à cela.

–Ah! monsieur.

–Bah! fit le fils de Son Excellence en l’interrompant, vous me remercierez après.

Et sur l’heure, il envoya un mot à son père, pour lui dire qu’il avait besoin de le voir, toute affaire cessante, après minuit.

En recevant le mot de son fils, à un bal d’ambassade, où Le Fauve avait dû se montrer, le dignitaire fronça le sourcil.

Il en avait son saoûl de ce gaillard–là. Quoi qu’il eût pu faire, pour le séparer de l’espionne, il n’était arrivé à rien, et, si soigneux qu’il fût de lui tenir cachés les secrets du gouvernement, les rapports de la dame continuaient de contenir des renseignements dangereux.

Le pis est que Rodolphe avait deviné l’intention, chez son père, d’expulser la comtesse. Il s’en était suivi une série de scènes atroces entre eux.

Il avait fallu que l’Excellence y renonçât, se réduisît a jouer double jeu, c’est–à–dire à se laisser surprendre de fausses révélations. Une satanée tablature, en tout cas!

Qu’y avait–il encore? Le dignitaire avait fort envie de se dérober; mais l’autre était si bien capable de lui servir un nouveau plat de sa façon, et de mettre les deux pieds dedans!

Le plus sage était de savoir de quoi il retournait.

A une heure du matin, Le Fauve rentrait à l’hôtel.

–Monsieur Rodolphe attend Son Excellence, lui dit le valet de pied.

En effet, le père trouva son fils dans son cabinet.

–Écoute, dit celui–ci, je t’ai dérangé pour une affaire urgente, mais qui ne te coûtera rien.

–Ça, c’est bon! fit l’homme d’État.

–Il s’agit de mettre en liberté un bonhomme qui a peut–être bien un peu conspiré, mais qui doit plutôt vous embarrasser, car il est sur le point d’être déporté une seconde fois, sans que vous osiez le faire passer en jugement.

–Comme tu y vas! reprit monseigneur.

–Laisse–moi donc tranquille! Tu n’as qu’à le vouloir. En tout cas, comme il est à la veille d’être emballé, tu peux dès maintenant, sur l’heure, donner contre–ordre. On verra après.

–Tu t’y intéresses donc bien?

–Je ne le connais pas, mais il est le père d’une femme pour qui j’éprouve une passion que rien n’a pu dompter. Pour m’en distraire, j’ai tout essayé, rien n’a réussi. Je l’aime et je la veux; donne–moi la liberté de son père; il me la faut.

Sans répliquer, l’ancien ministre se mit à une table, et, prenant une plume:

–Tu l’appelles? demanda–t–il.

–Agénor Baroit.

–Où est–il?

–A l’île de Ré.

L’Excellence écrivit quelques lignes et demanda à son fils:

–Tu as ton coupé?

–Non.

Prends le mien. Va porter cela à la préfecture. Ce n’est pas la liberté de ton protégé; il y faudra peut–être la croix et la bannière. C’est simplement le contre–ordre d’embarquement. Va vite!

–Merci! dit Rodolphe en s’en allant.

L’homme d’État avait compris, du premier coup, le parti qu’on pouvait tirer de l’incident.

Ce devait être, avant tout, la rupture entre son fils et madame de Külm. Or, il était grand temps qu’on y avisât.

Les jaloux de l’Excellence en avaient fait flèche pour attaquer son crédit, et l’avant–veille l’empereur, l’attirant à l’écart, lui avait manifesté du déplaisir à ce propos.

Et voilà que Rodolphe lui apportait les moyens d’arriver au but, sans inconvénients; tendant, de lui–même, la tête au licou! Bonne aubaine!

Toutefois, il fallait être sûr de son fait, étudier le terrain, et arriver à un marché en règle, avec arrhes de chaque côté.

Dès l’aube, les réponses qu’il reçut aux messages envoyés par lui, durant la nuit,–une affaire d’État ne l’eût pas plus intéressé,–permirent à Le Fauve d’envisager exactement la situation.

D’une part, l’embarquement d’Agénor était indéfiniment ajourné, et cela d’autant plus aisément qu’on n’y procédait qu’à contre–cœur; les médecins en ayant signalé le danger.

C’est que le malheureux paraissait à bout de forces. Les rhumatismes le torturaient, et l’on craignait la complication de quelque autre maladie du côté de la moelle.

Le médecin avait prononcé le mot: ataxie.

Depuis quelque temps, en outre, la puissance cérébrale diminuait. Il était endormi, lourd; l’attention soutenue le fatiguait. On craignait quelque chose.

Là devant, l’Excellence donna pour instruction formelle, de garder ces renseignements absolument secrets, et de prodiguer les plus grands soins au prisonnier.

–Diable! se dit Le Fauve, s’il allait nous faire la mauvaise farce de mourir!…

Quant aux nouveaux rapports qu’on adressa sur Adrienne, à l’homme d’État, ils ne firent que confirmer les anciens. Il les étudia consciencieusement, et conclut ainsi:

–«Cette fille est incapable d’aimer jamais un pantin tel que Rodolphe. Il n’y a pas à l’entraîner, à la convaincre, il faut la réduire ou y renoncer. Pas de milieu. De la fermeté de caractère dont elle est, il est indispensable de prendre ses précautions: donnant, donnant!…»

Cependant il restait navré et humilié de tout cela et, sa détermination prise, il referma le dossier en ajoutant:

–C’est égal. Sale besogne!

Mais le moyen de s’y soustraire?

A tout prix, il fallait que Rodolphe rompît avec la comtesse de Külm, et puisqu’il n’y avait que ce moyen d’y arriver, tant pis!

La seule question qui subsistât était celle–ci: Qui se chargerait de proposer délicatement le marché à la jeune fille?

On ne pouvait se confier à quelque agent subalterne. L’opération exigeait de la discrétion, un tact exquis, une extrême prudence, car, avant tout, rien de cette affaire ne devait transpirer jamais!

Il fallait donc que le négociateur fût, à tout le moins en apparence, considérable.

Où chercher?

Et voilà qu’un matin, durant l’audience habituelle, l’huissier fit passer à monseigneur une carte sur laquelle on lisait:

«Ludowig Warth.»

Le Fauve y jeta les yeux et poussa une exclamation de joie. Plus heureux que Diogène, il avait trouvé son homme.

Pour en venir plus tôt à ce qui lui tenait au cœur, l’ancien ministre accorda tout ce que lui demandait le solliciteur présent; puis, celui–ci parti, il revint à cette carte et donna ordre d’introduire.

Si quelqu’un eût pu lire dans la pensée de l’homme d’État, ce quelqu’un eût été fort surpris de son exclamation de joie en voyant entrer celui qui l’avait provoquée.

L’aspect était presque imposant. D’une aisance très digne, d’une tenue extrêmement correcte, il semblait fait pour inspirer toute considération.

Dans la cour de l’hôtel, son coupé avait tout à fait bon air; par les portières, on apercevait sur les coussins des brochures et des journaux. Le coupé d’un personnage.

Et lui–même avait son hôtel, avenue de l’Impératrice, s’il vous plaît, avec serres, parc, grilles dorées; des luxes à la fois cossus et distingués.

L’hôtel était bien connu à Paris. On y donnait des fêtes dont parlaient les journaux, et, un jour par semaine, madame y recevait un cercle de gens notables: des généraux, des évêques, des ministres parfois, des receveurs généraux en quantité; tous fonctionnaires quant au fond, et, brochant sur le tout, les financiers de la plus haute volée, avec des jeunes gens, titrés ou non, qui ne connaissaient pas meilleur endroit pour flirter avec des femmes d’origines diverses.

Le ménage n’en avait pas toujours été là.

Au début, monsieur occupait une assez humble place, dans une de ces banques où Morny avait la main, en compagnie d’une série de dignitaires affolés de spéculation.

Six mille francs d’appointements, tout au plus. Telle était alors la condition de Ludowig Warth.

Pour sa femme, elle n’avait rien apporté à la communauté.

Fille de légionnaire, élevée à Saint–Ouen, orpheline, elle s’était accommodée du premier venu sur qui son adorable visage avait fait impression.

Le mari lui importait peu; mais le mariage, oui, et beaucoup!

Oh! se marier; sortir de tutelle; se produire et avoir un salon! rien ne lui dansait plus dans la tête!

Warth n’était ni beau, ni agréable, sans doute; il avait plutôt l’air gourmé d’un cuistre; mais bast! c’était un mari!

Elle le prit d’enthousiasme, et, dès le second mois, elle recevait.

Dame! C’était un salon bien chétif et modeste d’abord. Le thé, servi dans des tasses en porcelaine dorée, de pacotille, en faisait les frais. Le piano provenait d’une combinaison d’abonnement en trente–six mois. Le meuble vous avait un air de private parlour, de garni. Et les invités étaient, pour la plupart, de qualité mince.

Mais à chaque réunion nouvelle, il y avait un petit luxe de plus, et bientôt, la réception fut précédée d’un dîner.

Dîner d’intimes, pour commencer: deux services, avec un poisson, la bombe glacée du pâtissier voisin, et les gâteaux secs, qui du dessert passaient au salon, à dix heures.

Un peu après, on invita un chef hiérarchique de l’employé. Prétexte à primeurs sur la table.

Le soir, il vint un pianiste en renom, qui tapa un morceau à la mode. Madame fît danser les enfants: des amies de Saint–Ouen qui cherchaient amateur. Puis, il y eut un chanteur de romance, puis. puis.

Le ménage se trouva obéré. Les créanciers envoyèrent du papier timbré, firent des scènes dans les escaliers, et le Mont–de–Piété devint une ressource.

Là devant, Ludowig tripota un peu à la Bourse, comme de raison. Il gagna, il perdit, fit des «moyennes» et finalement se trouva pris dans un mouvement, qui le mit dans l’alternative de sauter ou de faire des emprunts forcés à sa caisse, aggravés de grattages insolites sur les livres, que M. le commissaire avait eu l’ennui de parapher à chaque page.

Après s’y être laissé aller pour payer ses différences, il y revint pour solder la dépense des réceptions de madame. Un peu plus, un peu moins; quand on y est, ma foi!… Puisqu’on n’y voyait que du feu, je vous demande un peu de quoi eût servi le scrupule! D’autant,–notez–le, je vous en supplie,–qu’il comptait bien tout restituer à la première opération qui réussirait.

Quand ça? Demain peut–être; qui sait, auj ourd’hui même, probablement: la rente ne pouvait raisonnablement faire autrement que de monter, sur les dépêches venues de Londres dans la nuit.

Et puis, pas du tout! Contre toutes prévisions la rente dégringolait! Une ignoble manœuvre des gros banquiers allemands!

Et mons Ludowig avalait un nouveau «bouillon», entraînant nouveaux barbottages dans la caisse et nouveaux grattages sur les livres. Tant pis! Mais demain? Demain, ça ne pouvait manquer de remonter.

Tant et si bien qu’un beau jour, l’honorable employé se trouva avoir fait, à la lune, un trou de quatre–vingt mille francs.

Passe encore s’il eût eu le temps d’attendre comme toujours «à demain», mais va te promener!

Pour les besoins d’une belle opération, où les hauts administrateurs entrevoyaient le moyen de dévaliser à coup sûr un peuple de petits rentiers–mais légalement, entendez bien!–on voulut dresser le bilan général de la maison.

Impossible, pour Warth, de dissimuler plus longtemps ses emprunts à la caisse.

Un autre eût filé ou se fût brûlé la cervelle. Lui, pas!

Tablant sur ce que les opérations de son administration n’avaient rien à gagner à ce que la justice y mît le nez, il se présenta bravement un matin, chez le président du conseil: Monseigneur Le Fauve, et, muni d’un état en règle, qui faisait le plus grand honneur à ses talents de comptable, il lui avoua, comme par curiosité, que depuis deux ans, il volait en toute sécurité!

On pense bien que Monseigneur n’était pas parvenu à la haute situation qu’il occupait sans en avoir vu de toutes les couleurs. Si l’autre crut le déconcerter, par sa brutale et cynique franchise, il se trompa du tout au tout.

–Voyons l’état de vos détournements, dit Son Excellence.

Il l’examina posément, comme s’il se fût agi d’un document de comptabilité régulière, et il releva une erreur d’addition dans la colonne des unités.

–Vous vous faites tort de neuf francs, dit–il avec un beau sang–froid.

Puis prenant une plume qu’il trempa dans l’encre, avant de la présenter à l’employé infidèle:

–Vous allez me signer cela, n’est–ce pas? lui demanda– t–il.

–Jamais!

–Comme vous voudrez; si vous préférez coucher à Mazas.

–Faire du bruit? répliqua Warth, avec un sourire effronté. Vous n’oseriez pas, monseigneur.

–Parce que?…

–Parce que la justice une fois appelée, les opérations de la compagnie lui sauteraient aux yeux.

Le Fauve le regarda un moment, puis, haussant les épaules:

–Innocent! fit–il en riant. Vous vous imaginez donc, mon cher, que vous pourriez être un antagoniste? Je vous croyais plus intelligent. Mais, mon ami, qui donc vous parle de saisir la justice de votre affaire? Hé! non; elle doit être étouffée. et vous avec! si vous n’êtes pas sage. Ludowig avait pâli.

–Vous êtes stupide! reprit Le Fauve, en s’animant. Où donc vous croyez–vous? A qui pensez–vous avoir affaire? Qui diable a pu vous faire supposer que des gens, comme nous, risqueraient de jeter du scandale sur une entreprise, qui fait corps avec tout un système de gouvernement? Et cela pour quatre–vingts malheureux mille francs? Belle vétille, vraiment!

–Cependant, pour m’incarcérer, il faut.

–Il faut un signe de moi; pas plus. Et une fois bouclé, vous l’aurez belle sans doute de faire vos conditions.

Warth ne trouva rien à répliquer.

–Je suis pris! pensa–t–il, confondu. Et je me suis livré moi–même »

En effet, il avait cru possible d’échapper aux conséquences de son vol, par une menace. Et voilà que la botte était parée.

Cette lamentable constatation le cloua sur place, dérouté, désemparé.

Mais bientôt, avec cette lucidité singulière que provoque un danger imminent, le drôle apprécia sa situation d’un coup d’œil. Il n’avait pas à tenir tête, non; mais était–il perdu pour cela?

Puisque l’homme d’État n’avait qu’un signe à faire, pour l’envoyer à Mazas, et de là… on ne sait où, pourquoi celui– ci tenait–il à la reconnaissance signée du crime?

Il y avait peut–être là le prélude de quelque accommodement. Son instinct de coquin le lui disait.

En ce cas, il fallait changer d’attitude, s’abandonner, se jeter aux pieds du vainqueur, se rendre à merci.

Ce n’est pas qu’il comptât le moins du monde sur la sensibilité de l’Excellence; il connaissait trop le bon apôtre!

Si Monseigneur devait en venir à faire grâce, ce ne pourrait être qu’en raison d’une arrière–pensée. A tout hasard, il fallait chercher une échappatoire, en comptant là–dessus. N’y eût–on gagné que du temps, c’eût été se garder des chances de se mettre à l’abri et, qui sait! une fois hors d’atteinte, de proposer un marché avantageux.

Tout cela se formula dans son esprit, en moins d’une seconde; sur quoi, ne s’attachant plus qu’à un point: sortir des griffes de son interlocuteur, il se composa la physionomie du rôle qu’il avait à jouer.

Il ne se jeta pas à genoux sur le tapis; mais inerte, silencieux sur sa chaise, il parvint, par la force de la volonté et en exagérant la fixité de son regard sur un point lumineux, à faire jaillir deux grosses larmes de ses yeux.

Dès ce moment Monseigneur lui parla en vain. Ludowig affectait de rester écrasé. Puis, quand il pensa avoir produit son effet, il se leva.

–Je suis prêt à signer, dit–il.

Le Fauve, qui s’en méfiait, lui passa le papier sans mot dire.

Alors, prenant la plume, Warth regarda l’Excellence.

–Monsieur, dit–il, oubliant à dessein de lui donner sa qualification honorifique, signe évident d’un trouble extrême, –monsieur, ma femme du moins est innocente; ayez pitié du sort que je lui ai fait.

Sa femme! il en parlait sans malice. Elle arrivait là, dans son intention, comme préparation à ce qu’il projetait d’ajouter, à savoir: qu’il entendait ne pas survivre à sa honte, et que, dès le lendemain, au plus tard, la malheureuse aurait à porter son deuil.

Quand Le Fauve le comprit, il haussa de nouveau les épaules.

–Vous tuer? fit–il. Pour quoi faire?

Ludowig eut l’intelligence de ne pas répondre en parlant de son honneur, quoique la péripétie fût indiquée, et de tradition. Non. Il traita la question en homme pratique.

–Que voulez–vous que je devienne? répliqua–t–il. Que vous me fassiez passer aux assises ou non, je suis perdu. Quels moyens d’existence désormais? Comment expliquer mon renvoi? Je suis ’perdu, vous dis–je. D’ailleurs, je me fais horreur à moi–même. Le souvenir de ma malversation me poursuivra partout et toujours!…

L’homme d’État lui coupa la parole. C’est dommage, car il était, lancé, et il lui venait des choses très touchantes à dire.

Par malheur, Le Fauve n’en croyait pas un mot, et comme il avait d’autres affaires, il n’aimait pas à perdre le temps.

–Taisez–vous, lui avait–il dit.

Puis lui enjoignant de s’asseoir, il reprit de l’air le plus calme du monde:

–Se tuer ne remédie à rien. Laissons donc cela. Laissons de même le vol que vous avez commis, et prenons votre situation à l’heure présente. Eh bien, sans entrer dans des explications que l’état de votre esprit ne vous permettrait pas de saisir, je me borne à vous dire qu’il dépend de vous de tout réparer et de reprendre ensuite le courant d’une existence convenable.

Ludowig en resta suffoqué.

Oubliant son rôle d’écrasé, de candidat au suicide, il posa un coude sur la table, dans l’attitude d’un homme qui se dispose à faire affaire.

Que voulait–on lui dire? Causons. Qu’est–ce que vous proposez? Nous verrons s’il y a marchand.

L’Excellence saisit la nuance du revirement qui s’opérait eu son homme. Mais estimant que celui–ci allait trop loin, et trop vite en besogne, il le remit à son plan, d’un air indulgent.

–Vous êtes trop ému, lui dit–il, pour causer utilement de tout cela. D’ailleurs, ne vous y trompez pas; vous ne sauriez nous intéresser, et vous nous embarrassez encore moins. Mais, tout à l’heure, vous avez parlé de votre femme, qui est, en effet, bien innocente de vos méfaits. Il y a plus. Elle est fille d’un légionnaire, qui a donné, jadis, des gages de son attachement à la dynastie. Il vous appartient de lui épargner des douleurs qu’elle n’a pas méritées. En outre, elle est personne de bon sens. Elle comprendra à mots couverts; je me propose donc d’arrêter avec elle ce qu’il convient que vous deveniez. Priez–la de venir demain dans la matinée. Il suffira d’une conférence pour fixer votre sort. Allez.

Le ministre ne s’était pas trompé; madame Ludowig Warth était personne de grand bon sens, et elle mit toute la bonne grâce imaginable à conférer.

En sorte, qu’à l’issue de l’audience, l’intelligente dame emportait, dans sa poche, une commission, qui envoyait son mari au Mexique. Il y avait là des intérêts à surveiller et, loin d’être destitué de son emploi, Warth paraissait chargé d’une mission de confiance.

Durant son absence, on liquida son affaire; puis, au retour, on le pourvut.

En ce temps béni, il y avait toujours en préparation quelque combinaison industrielle ou financière, où les hauts personnages ne pouvaient paraître ostensiblement.

Warth devint l’homme de paille de Son Excellence et, naturellement, eut part dans les bénéfices, sans compter les épingles dont madame était comblée.

Maintenant le mari était deux fois millionnaire, recevait en son hôtel à Paris, donnait à chasser sur ses domaines en Auvergne et tenait le haut du pavé.

Les malveillants, les jaloux, parlaient bien de certain trou à la lune, dont le bruit avait circulé autrefois. Mais, crainte des mouchards, ils n’en parlaient guère qu’à huis clos, prudemment.

–Des mensonges! disaient les bonnes âmes. Histoire très grossie et méchamment exploitée par les démagogues de la proscription.

Cependant, si riche et si indépendant qu’il fût maintenant, Warth n’en restait pas moins à la discrétion de Monseigneur; et quand celui–ci l’eut mis au fait des tracas que lui causait Rodolphe, l’ancien caissier ne fit pas une objection au rôle que son bienfaiteur lui réservait auprès de la cantatrice.

La diva

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