Читать книгу Les metteurs en scène - Edith Wharton - Страница 10
II
ОглавлениеLe lendemain matin, Waythorn sortit plus tôt que de coutume. Haskett ne viendrait probablement que dans l’après-midi, mais un sentiment d’appréhension lui fit quitter la maison, et il se proposa de rester dehors toute la journée, peut-être même de dîner à son club. Comme il fermait la porte, il pensa qu’avant qu’il la rouvrît, elle aurait donné accès à un autre homme qui avait autant de droits que lui à la franchir, et cette idée lui causa une véritable répugnance physique.
Il prit le chemin de fer aérien à l’heure des employés et se trouva comprimé au milieu de la cohue humaine. En passant à la Huitième Avenue, l’homme en face de lui descendit; un autre monta à sa place, et Waythorn, levant la tête, reconnut Gus Varick. Ils étaient si près l’un de l’autre que Waythorn ne pouvait pas ne pas voir un léger signe de reconnaissance sur le visage de Varick, dont le genre de vie, plus bohème à présent, avait bouffi les traits autrefois si réguliers. Et après tout... pourquoi ne se seraient-ils pas salués? Ils avaient toujours été en bons termes, et Varick était divorcé avant que Waythorn eût remarqué et courtisé sa femme. Tous deux échangèrent un mot banal sur le désagrément de ces trains perpétuellement bondés, et lorsqu’il se trouva une banquette vide à côté d’eux l’horreur instinctive de la foule grossière poussa Waythorn à s’y asseoir avec Varick.
Ce dernier eut un soupir de soulagement.
—Sapristi! je me croyais vraiment passé à l’état de sardine!
Et il s’appuya en arrière, en regardant Waythorn avec insouciance.
—Je regrette que Sellers soit de nouveau malade, dit-il.
—Sellers?
Waythorn sursauta en entendant le nom de son associé sur les lèvres de Varick.
Celui-ci parut étonné.
—Vous ne le saviez pas pris par une crise de goutte? demanda-t-il.
—Non, j’étais absent, je ne suis revenu qu’hier soir.
Et Waythorn se sentit rougir en pressentant le sourire ironique de Varick.
—Ah! oui, c’est vrai; et Sellers a été pris il y a deux jours. Je crains qu’il ne soit fortement pincé. Et c’est très gênant pour moi en ce moment, car il m’assistait dans une affaire assez importante.
—Ah!
Waythorn se demanda depuis quand Varick s’occupait d’«affaires importantes». Jusqu’à présent, il ne s’était guère mêlé que de spéculations trop insignifiantes pour nécessiter l’intervention de la maison Sellers-Waythorn.
Il se dit que Varick parlait peut-être au hasard, afin de diminuer la contrainte que lui causait un voisinage gênant. Cette contrainte pesait de plus en plus sur Waythorn, et lorsque à Cortlandt Street il aperçut un visage connu et se rendit compte du ridicule de sa situation à côté de Varick, il se leva en marmottant une excuse.
—J’espère que vous trouverez Sellers mieux, lui dit poliment Varick.
Waythorn répondit en balbutiant:
—Si je puis vous aider en quoi que ce soit...
Et il se laissa entraîner sur le quai par la foule qui sortait.
En arrivant à son bureau, il apprit que Sellers, en effet, malade d’une crise de goutte, ne pourrait probablement pas quitter la chambre avant plusieurs semaines.
—Je regrette bien ce contretemps, monsieur Waythorn, lui dit le clerc principal avec un sourire significatif. M. Sellers était désolé à l’idée de vous donner un tel surcroît de besogne en ce moment.
—Oh! cela ne fait rien, se hâta de répondre Waythorn.
Il se réjouissait secrètement de ce travail supplémentaire, et était tout soulagé de penser que, sa journée finie, il lui faudrait, en rentrant, s’arrêter chez son associé.
Comme il se trouva en retard pour déjeuner, il entra dans le premier restaurant qu’il rencontra, au lieu d’aller à son club, et le restaurant étant bondé, le maître d’hôtel le poussa dans le fond de la salle où restait une dernière table inoccupée. A travers la fumée épaisse des cigares, Waythorn ne distingua pas tout d’abord ses voisins, mais en regardant autour de lui il finit par reconnaître Varick. Cette fois, heureusement, ils étaient trop loin l’un de l’autre pour pouvoir causer, et Varick, tourné d’un autre côté, ne l’avait probablement pas vu; mais cette proximité répétée paraissait ironique.
Varick passait pour un fin gourmet. Tandis que Waythorn ne faisait qu’une bouchée d’un repas sommaire, il regarda d’un œil d’envie cet homme qui dégustait lentement chacun des plats qui lui étaient présentés. Waythorn remarqua tout d’abord qu’il se servait délicatement un morceau de camembert crémeux et bien à point; maintenant, il versait son «café double» d’une cafetière en terre brune à deux étages. Il le versait lentement, penchant en avant sa face rubiconde, tandis qu’il tenait le couvercle de la cafetière d’une main blanche et chargée de bagues; puis il allongea l’autre main vers le flacon de cognac posé un peu plus loin, remplit un verre à liqueur, le porta d’abord à ses lèvres, et en versa le reste dans sa tasse.
Waythorn l’observait avec une espèce de fascination. A quoi songeait bien Varick? Ne pensait-il qu’à savourer son café et son cognac? Sa rencontre de la matinée n’avait-elle pas laissé plus de traces dans sa mémoire que sur son visage? Avait-il assez complètement oublié sa femme pour que sa rencontre avec l’homme auquel elle était mariée depuis une semaine à peine ne fût pour lui qu’un simple incident de sa journée?
Tandis qu’il méditait ainsi, une autre idée traversa son cerveau: Varick avait-il jamais rencontré Haskett, comme lui, Waythorn, venait de rencontrer Varick? Cette pensée de Haskett le troubla; il se leva et quitta le restaurant en faisant un détour pour éviter la douce ironie du salut de Varick.
Il était sept heures lorsque Waythorn rentra chez lui. Il se figura que le valet de pied qui lui ouvrit la porte le regardait d’un air narquois.
—Comment va miss Lily? demanda-t-il vivement.
—Bien, monsieur... Un monsieur est venu...
—Dites à Barlow de retarder le dîner d’une demi-heure, interrompit brusquement Waythorn en se hâtant de monter.
Il entra dans sa chambre et s’habilla sans être allé voir sa femme. Lorsqu’il descendit au salon elle y était déjà, fraîche et radieuse. Lily avait passé une si bonne journée que le docteur ne reviendrait que le lendemain.
Pendant le dîner, Waythorn lui parla de la maladie de Sellers et des complications qu’elle entraînerait. Elle l’écouta avec une sympathie attentive, le conjurant de ne pas se laisser fatiguer par le travail supplémentaire, et lui posant quelques vagues questions de femme sur l’organisation de son bureau. Puis elle lui énuméra les détails de la journée de Lily, parla du médecin et de la garde, et lui nomma les personnes qui étaient venues prendre des nouvelles. Jamais il ne l’avait vue plus calme et plus sereine. La joie qu’elle lui témoignait d’être avec lui, joie si complète et si enfantine qu’elle lui contait les détails les plus insignifiants de sa journée, l’émut étrangement.
Après le dîner ils passèrent dans la bibliothèque, où le domestique apporta le café et les liqueurs, qu’il posa sur une table basse devant Alice. Elle paraissait tout particulièrement charmante et jeune dans sa robe rose pâle, qui se détachait sur le cuir de son grand fauteuil. Vingt-quatre heures plus tôt le contraste eût charmé Waythorn...
Il se retourna et choisit un cigare avec un soin affecté.
—Haskett est-il venu? demanda-t-il en tournant le dos à sa femme.
—Oui, il est venu.
—Vous ne l’avez pas vu, naturellement?
Elle hésita un instant.
—J’ai envoyé la garde lui parler.
Ce fut tout; il ne restait rien à lui demander. Il revint vers elle et alluma son cigare. Enfin, dans tous les cas, cette visite ne se renouvellerait pas avant huit jours. Il tâcherait de n’y pas penser. Elle leva les yeux vers lui toute souriante, et le teint un peu plus coloré que de coutume.
—Vous voulez votre café, mon ami?
Il s’appuya contre la cheminée et l’observa pendant qu’elle tenait la cafetière. La lumière se jouait sur ses bracelets et donnait des reflets d’or à ses cheveux blonds. Qu’elle était souple et mince, et comme chacun de ses mouvements se fondait dans le mouvement suivant! Tout en elle formait un harmonieux ensemble, et Waythorn, perdant déjà le souvenir de Haskett, n’éprouvait plus en la regardant que la joie de la possession. Oui, elles étaient à lui, ces mains blanches aux gestes gracieux, à lui l’auréole de ces cheveux, à lui ces yeux et ces lèvres...
Elle posa la cafetière, et prenant le flacon de cognac, elle remplit un verre à liqueur, qu’elle versa dans le café de son mari.
Waythorn poussa une exclamation.
—Qu’y a-t-il? demanda-t-elle interloquée.
—Rien... seulement, je ne prends pas mon cognac dans mon café.
—Oh! que je suis bête! s’écria-t-elle.
Leurs yeux se rencontrèrent, et elle rougit jusqu’à la racine des cheveux.