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V
ОглавлениеSix semaines plus tard, Jean Le Fanois arpentait de nouveau le salon doré de Mrs Smithers.
Cette fois, il s’y trouvait seul; mais, quand il eut traversé la pièce plusieurs fois en long et en large, et piétiné nerveusement devant la belle pendule en bronze ciselé qui surmontait la cheminée, il entendit derrière lui un léger froissement de jupes, et se retourna pour aller au-devant de miss Lambart.
C’était la première fois qu’ils se voyaient depuis les fiançailles.
Le lendemain même de sa dernière conversation avec Le Fanois, la jeune fille était partie pour Londres, où elle devait rendre visite à des amis. Malgré les supplications de Mrs Smithers, son absence se prolongea bien au delà de la date fixée pour son retour. Elle écrivit qu’elle était fortement grippée, puis elle prétexta une lente convalescence qui lui faisait redouter les fatigues du voyage.
Elle ne se décida à revenir que sur un télégramme lui annonçant que Catherine Smithers était tombée gravement malade, et elle n’était de retour que depuis quelques heures lorsque Le Fanois se présenta.
Dès qu’elle parut, il fut frappé par la pâleur extrême de ses traits maigres et défaits, sur lesquels l’inquiétude qu’elle ressentait pour son amie se confondait avec les traces de son indisposition récente.
—C’est donc bien grave? demanda le jeune homme, après avoir échangé une poignée de main avec elle.
—Je le crains, hélas! La pneumonie a gagné l’autre poumon, et la pauvre petite a une grosse fièvre.
Ils continuèrent à causer à voix basse de la maladie de Catherine. La pneumonie s’était déclarée la veille seulement, à la suite d’un rhume mal soigné. Mrs Smithers, affolée, ne quittait pas le chevet de sa fille. Quatre médecins et trois gardes entouraient la malade de leurs soins, et la mère, au désespoir, parlait d’appeler un spécialiste de New-York. Pour le moment, les symptômes étaient bien graves; cependant, les médecins se déclaraient dans l’impossibilité de se prononcer avant vingt-quatre heures sur l’issue de la maladie.
—La pauvre petite vous demande, mais on craint de l’agiter, et Mrs Smithers m’a priée de lui transmettre quelques mots de votre part.
Le Fanois avait les larmes aux yeux.
—La pauvre enfant! Dites-lui, dites-lui bien que je...
Il hésita et parut subitement gêné par le regard tranquille de miss Lambart.
L’ombre d’un sourire moqueur effleura les lèvres pâlies de la jeune fille.
—Je saurai ce qu’il faut lui dire, reprit-elle avec une légère nuance d’amertume.
Le Fanois la regarda; puis il prit sa main, qu’il baisa.
—Je vous en prie, dit-il.
Et elle le quitta.
Deux jours plus tard, la pauvre fiancée mourut. Sa mère, qui, jusqu’au dernier moment, s’était figurée qu’elle pourrait la sauver à coups d’argent, resta profondément ébranlée par ce désastre qui, pour la première fois, semblait lui démontrer l’impuissance de ses millions. Elle répétait sans cesse à Blanche et à Le Fanois: «Mais qu’est-ce que j’aurais pu dépenser en plus?» Et elle se reprochait de ne pas avoir fait venir le spécialiste de New-York, oubliant que la mort était survenue avant qu’il eût pu arriver. Néanmoins, elle se consola un peu quand elle apprit que toute la haute société parisienne, émue par la mort tragique de la jeune fille, avait tenu à assister aux obsèques; et elle fit chercher une centaine d’exemplaires du Paris Herald, qu’elle expédia à ses amis d’Amérique.
Le Fanois et miss Lambart ne se revirent pas après les funérailles. La jeune fille, reprise par sa grippe, et très attristée par la mort de Catherine, avait dû s’aliter; et le lendemain même Mrs Smithers pria Le Fanois de l’accompagner à Cannes, où elle parlait d’aller cacher son deuil, bien que la saison mondaine y battît son plein. Le jeune homme ne pouvait guère résister à la prière de celle qui avait dû être sa belle-mère, et miss Lambart resta seule dans le somptueux hôtel où elle s’était installée en arrivant de Londres.
Des semaines s’écoulèrent. Mrs Smithers n’écrivait point, et Blanche, sachant que l’orthographe avait pour elle des difficultés insurmontables, finit par demander de ses nouvelles à Le Fanois. La réponse de celui-ci se fit attendre toute une semaine: puis il écrivit de Barcelone, où il était allé en automobile avec Mrs Smithers, qui cherchait à se distraire par un petit voyage en Espagne.
Quelques jours plus tard, Blanche reçut de Saint-Sébastien deux mots griffonnés à la hâte par Mrs Smithers, qui annonçait son prochain retour, et priait la jeune fille de lui faire préparer par les couturiers de la rue de la Paix un choix de toilettes «convenables». Dans un post-scriptum elle lui demandait d’aller prendre chez le bijoutier son sautoir de perles noires, «seule parure qu’elle pût songer à porter». Miss Lambart exécuta ces commissions et retourna s’installer chez elle la veille de l’arrivée de Mrs Smithers.
Le lendemain, à l’heure du thé, elle attendit la visite de Le Fanois, qu’elle avait prié de passer chez elle. Quand le jeune homme se présenta, plus pâle et plus mince que de coutume dans ses vêtements de deuil, elle alla au-devant de lui avec un sourire où une pointe d’attendrissement se mêlait à sa tristesse. Le Fanois fut frappé par le regard doux et lumineux de ses grands yeux gris. On eût dit que, pour la première fois de sa vie, elle osait soulever le masque d’ironie qui voilait habituellement ses jolis traits.
Elle mit la main dans la sienne et le regarda longuement.
—Comme il me tarde de causer avec vous! J’ai tant de choses à vous dire, dit-elle d’une voix douce et caressante.
Et elle lui fit signe de prendre un fauteuil tout près du sien.
Il s’assit silencieusement, et pendant un instant tous deux se turent; puis, d’un ton ému, elle se mit à parler de Catherine.
Le visage de Le Fanois s’assombrit, et il eut un geste presque irrité.
—Mais qu’avez-vous donc? dit-elle, étonnée.
Il balbutia:
—J’ai que... que l’amour de cette enfant me pèse, que j’ai honte de ne pas avoir pu le lui rendre comme je l’aurais voulu, comme elle le méritait. N’en parlons plus, je vous en prie.
Miss Lambart répondit en souriant:
—Elle ne s’en est jamais doutée; elle vous croyait sincèrement amoureux.
Il rougit.
—Vous ne voyez donc pas que j’ai honte de cela aussi?
Elle le regardait toujours avec son sourire attendri.
—Parlons de Mrs Smithers, alors. Je ne l’ai vue qu’un instant ce matin. Elle était tellement prise par ses fournisseurs que je me suis sauvée.
Le Fanois baissa les yeux.
—Elle va mieux, elle cherche à se créer des occupations, dit-il négligemment.
—En effet; et je crois qu’elle y réussira. Elle m’a parlé d’un déjeuner intime qu’elle compte offrir la semaine prochaine à un grand-duc de passage à Paris. Ne commencez-vous pas à être de mon avis? reprit-elle, comme Le Fanois se taisait. Ne croyez-vous pas que Mrs Smithers fera un beau mariage?
—Mais... vraiment... il me semble que ce n’est guère le moment d’y songer.
—Vous croyez? Eh bien, je ne partage pas votre opinion. Il me semble, au contraire, que cette pauvre femme a besoin de se distraire. Elle aimait sincèrement sa fille, mais elle ne sait pas vivre avec sa douleur. Et puis le deuil lui va si bien; ses toilettes noires l’amincissent. Et depuis qu’elle a cessé de teindre ses cheveux, elle a rajeuni de dix ans. Est-ce vous qui lui avez donné cet excellent conseil?
Le Fanois fronça les sourcils avec un petit rire agacé.
—Vraiment, chère amie, si vous croyez que je m’occupe à ce point-là de la toilette de Mrs Smithers!
Miss Lambart sourit.
—Si cela vous ennuie de causer de Mrs Smithers, voulez-vous que nous parlions un peu de moi?
Tout de suite il parut plus à l’aise.
—De vous? Vous savez bien que c’est un sujet dont je ne me lasse jamais.
Elle était assise devant lui, svelte et fine dans sa robe sombre, qui faisait ressortir la transparence pâle de son teint, avivait la rougeur des lèvres, mettait des lueurs dorées sur ses cheveux trop blonds. Le Fanois se dit que jamais elle n’avait été plus jolie, plus séduisante; cependant, comme il sentait son regard grave se poser doucement sur le sien, il détourna les yeux.
—Oui, reprit-elle, je voudrais vous parler de moi. J’ai une nouvelle,—une grosse nouvelle,—à vous annoncer.
Il leva vivement la tête.
—Vous vous mariez?
—Peut-être; c’est possible; je n’en sais rien!
Elle le fixait toujours avec son regard calme et doux, qui semblait éclairé par un rayonnement intérieur.
—Vous m’avez demandé, tantôt, de ne pas vous parler de l’amour de cette pauvre enfant que nous pleurons. Je dois cependant vous dire qu’elle était si heureuse en se croyant aimée de vous, qu’elle a voulu qu’un peu de son bonheur rejaillît sur les autres. Elle savait, la pauvre chérie, que c’était moi qui avais plaidé votre cause auprès de sa mère, que j’avais lutté vaillamment, loyalement pour elle, et le jour même où elle est tombée malade elle m’a appelée chez elle pour m’exprimer sa reconnaissance.
Le Fanois avait reculé son fauteuil. Il se souleva à demi avec un mouvement irréfléchi; puis il se ravisa et se rassit.
—Continuez, dit-il à voix basse.
—Elle était tellement émue, la pauvre chère petite, qu’elle avait de la peine à trouver ses paroles; mais je devinais bien ce qu’elle voulait me dire, et je l’embrassai, en la priant de se taire et de se calmer. Alors elle me répondit qu’il lui serait impossible de jouir de son propre bonheur sans faire ce qu’elle pouvait pour assurer le mien. Elle me savait presque sans ressources, et ne supportait pas l’idée que je continuasse à vivre aux dépens des autres. Elle avait appris qu’en France une jeune fille ne peut guère se marier sans dot, et elle me pria d’accepter une donation qu’elle glissa dans ma main avec ses pauvres doigts brûlés de fièvre. Sa mine m’inquiétait déjà, et j’acceptai son cadeau avec un baiser, mais sans même jeter un coup d’œil sur le papier. Le lendemain la pneumonie se déclara, et trois jours après, elle était morte. J’avais serré le papier dans mon écritoire, et ce n’est que le jour après l’enterrement que je le regardai.
Elle s’arrêta un instant; puis elle glissa sa main sous les dentelles de son corsage, et en retira une feuille pliée qu’elle remit à Le Fanois.
—Tenez, dit-elle d’une voix tremblante.
Machinalement le jeune homme déplia la feuille, et y jeta un coup d’œil étonné.
—Un million... un million... balbutia-t-il.
—Ma foi, oui. La richesse de ces gens est invraisemblable. Ils vous font des donations d’un million comme ils régleraient la note du boulanger.
Elle se tut et leurs yeux se rencontrèrent.
—C’est comme dans les contes de fée, n’est-ce pas? dit-elle avec un petit rire nerveux.
Le Fanois s’était levé, et lui avait remis le papier d’une main qui tremblait légèrement.
De nouveau, il y eut un silence entre eux. Il était allé s’accouder à la cheminée, tandis que la jeune fille demeurait assise, les mains croisées sur les genoux, la tête légèrement inclinée. Ce fut Le Fanois qui parla le premier.
—Comme je suis heureux pour vous! Vous n’en doutez pas, n’est-ce pas? dit-il d’une voix émue, mais sans se rapprocher de Blanche.
Celle-ci leva lentement la tête et le regarda en rougissant.
—Et votre promesse; l’avez-vous oubliée? demanda-t-elle brusquement.
—Ma promesse?
Les joues de Le Fanois s’inondèrent de sang.
Elle continuait à l’envisager avec ses yeux profonds et tendres, qui semblaient chercher à deviner ce qui se passait en lui. Puis, comme il se taisait toujours, et restait appuyé contre la cheminée, sans faire mine de s’approcher d’elle, elle pâlit subitement et se leva.
—Je vois que vous l’avez oubliée en effet; tant pis! dit-elle en s’efforçant de prendre un ton enjoué, que démentaient ses pauvres yeux subitement voilés de larmes.
Le Fanois, au son de sa voix, se retourna brusquement, et s’avançant vers elle, lui saisit les poignets d’un geste violent et passionné.
—Non, non, je ne l’ai pas oubliée, je ne l’ai pas oubliée! s’écria-t-il, en l’attirant vers lui.
Elle eut un petit cri d’effarement joyeux; puis, au moment où elle allait céder à son étreinte, elle le regarda de nouveau et se jeta en arrière en le repoussant de toute la force de ses bras raidis.
—Mais qu’avez-vous, qu’avez-vous donc? dit-elle d’un ton d’épouvante.
Le Fanois lui tenait toujours les poignets serrés entre ses doigts crispés, et ils restèrent ainsi, un instant, les yeux dans les yeux.
—Jean, qu’avez-vous? Parlez, je vous en supplie! répéta-t-elle, haletante.
Il lâcha brusquement ses mains, et se détourna d’elle avec un geste désespéré.
—J’ai... que j’épouse la mère, dit-il en ricanant.