Читать книгу Les metteurs en scène - Edith Wharton - Страница 3
I
ОглавлениеC’était l’heure du thé à l’hôtel Nouveau-Luxe.
Depuis quelques instants, Jean Le Fanois se tenait à l’entrée d’un des petits salons à boiseries Louis XV qui donnent sur le vaste hall central. De taille moyenne, svelte et bien pris dans sa redingote de coupe irréprochable, il avait l’allure narquoise et légèrement impertinente du Parisien de bonne famille qui s’est frotté trop longtemps au monde exotique et bruyant des hôtels élégants et des cabarets ultra-chics. De temps à autre, cependant, sa figure pâle et nerveuse était assombrie par une expression d’inquiétude, qui se dissimulait mal sous le sourire insouciant avec lequel il saluait les personnes de sa connaissance.
Plusieurs fois il jeta un coup d’œil impatient sur sa montre; puis son visage se rasséréna, et il s’avança d’un pas rapide à la rencontre d’une jeune fille qui venait de franchir le seuil du hall. Fine et élancée, dans son costume de ville d’une élégance sobre, elle avait, sur un cou long et gracile, une jolie tête d’éphèbe, aux lèvres d’un rose trop pâle, aux grands yeux clairs et transparents, sous un front intelligent qu’ombrageaient des cheveux d’un blond doux et indécis. Cherchant le jeune homme du regard, elle traversait seule la salle encombrée, avec la mine confiante, le port de tête tranquillement audacieux de la jeune Américaine habituée à se frayer elle-même un chemin à travers la vie. Pourtant, à la regarder de plus près, on remarquait que l’air d’indépendance un peu naïve qui caractérise ses compatriotes était adouci chez elle par une nuance de raffinement parisien, comme si un visage au teint trop éclatant eût été voilé par un tulle léger. Le contact d’une autre civilisation avait produit chez elle un tout autre effet que chez Le Fanois: elle avait gagné, à ce commerce cosmopolite, autant que lui paraissait y avoir perdu.
Le jeune homme l’aborda avec un geste de familiarité fraternelle.
—Vous arrivez seule? Vos amies vous ont fait faux bond? demanda-t-il en lui serrant la main.
Miss Lambart eut un sourire rassurant, tandis que son clair regard fouillait la salle.
—Mais non, je ne pense pas. Je devais retrouver Mrs Smithers et sa fille dans un de ces petits salons là-bas.
Elle indiqua, du bout de son face-à-main d’écaille, l’enfilade de pièces qui donnait sur le hall.
—Si nous les cherchions? continua-t-elle.
Mais Le Fanois la retint.
—Un instant, je vous prie, dit-il, en baissant la voix et en faisant reculer la jeune fille vers une des grandes baies vitrées qui s’ouvraient sur le jardin de l’hôtel. Expliquez-moi ce que vous leur avez dit de moi, et quel est au juste le rôle que je dois jouer.
Il hésita, puis, avec un sourire vaguement ironique:
—Enfin, à quel degré d’ambition sociale vos amies sont-elles parvenues?
Miss Lambart sourit aussi.
—Je les crois bien naïves encore, dit-elle; mais il faut toujours se tenir sur ses gardes. Les plus naïfs sont parfois les plus méfiants.
Elle lui jeta un coup d’œil railleur.
—Souvenez-vous de la jolie veuve de Trouville,—celle de l’année dernière, vous savez? Si vous aviez voulu la présenter à la duchesse de Sestre, le tour eût été joué.
Le jeune homme haussa légèrement les épaules.
—Elle était vraiment trop exigeante, dit-il. Et puis—et puis—était-elle bien veuve, veuve comme on l’entend chez nous, ou bien avait-elle simplement égaré son dernier mari? Votre pays est si grand que ces accidents doivent souvent arriver. Son passé était vraiment trop nébuleux!
La jeune fille eut un petit rire qui découvrait ses jolies dents nacrées et régulières sous le rose pâle des lèvres un peu trop minces.
—Oh! quant à cela, vous savez, je ne vous réponds pas du passé de Mrs Smithers, car je n’ai jamais soulevé les voiles qui l’entourent. Mais je vous assure que sa fille est charmante, et que vous seriez bien difficile de ne pas en convenir.
Le jeune homme lui jeta un regard indéfinissable, où une nuance de sentiment semblait se mêler à sa moquerie habituelle.
—Aussi charmante que vous? demanda-t-il en plaisantant.
Les sourcils foncés de miss Lambart se contractèrent sur ses grands yeux, devenus subitement d’un gris froid et métallique.
—Ah ça! mon cher, vous sortez de votre rôle. Du reste, reprit-elle, en retrouvant sa désinvolture souriante, c’est à moi de vous l’indiquer. Comme je vous le disais, je crois que, pour le moment, les ambitions de Mrs Smithers ne se sont pas précisées. Comme beaucoup d’Américaines trop vite enrichies, elle n’a pas su se faire des relations à New-York, et moitié par dépit, moitié par désir de dépenser son argent, elle s’est jetée sur le premier paquebot avec sa fille, espérant sans doute se faire une situation rapide dans un monde où il suffit que les gens soient riches et viennent d’assez loin pour qu’on les reçoive sans faire une enquête gênante sur leur passé! Comme vous le savez, c’est tout récemment, sur le transatlantique qui me ramenait de là-bas, que j’ai fait connaissance avec Mrs Smithers; et elle m’a avoué avec une noble franchise qu’elle désirait se lier avec l’aristocratie française, ayant elle-même des goûts aristocratiques qui lui rendaient la vie insupportable dans une société plébéienne. Tenez, la voici, ajouta-t-elle avec son sourire finement malicieux.
Le Fanois se retourna et vit une grosse dame, aux traits pâles et bouffis, surmontés d’une coiffure compliquée sur laquelle se balançait un chapeau chargé de la dépouille de toute une volière exotique. Elle s’avançait vers eux, les épaules écrasées sous un superbe manteau de renard argenté, la démarche gênée par les plis d’une robe lourde de broderies, et traînant à la remorque une jeune fille grande et rose. Celle-ci, qui était habillée avec la même élégance exagérée que sa mère, tenait à la main un manchon de zibeline, un porte-monnaie en or serti de pierres précieuses et un face-à-main en brillants; et ses cheveux, d’un blond invraisemblable, étaient couronnés d’une flore aussi variée que la garniture ornithologique du chapeau maternel.
—Voici Mrs Smithers et sa fille Catherine, reprit Blanche Lambart.
Et Le Fanois, s’avançant à sa suite vers les nouvelles arrivées, eut un soupir involontaire:
—Ah! les pauvres gens, les pauvres gens!