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I
LA SUCCESSION DU CAPITAINE BOURINET.

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Table des matières

A quelques heures de Paris par le chemin de fer, sur le bord de cette partie pittoresque de la Seine qui va en serpentant de Rouen au Havre, s’élève la petite ville de Z***. Elle est passablement industrieuse, et ses maisons de briques, ses rues proprettes, comme aussi la rivière, qui en cet endroit a la largeur d’un bras de mer, lui donnent un aspect riant et animé. On sent qu’il y a la une population active, trouvant le bien-être dans le travail.

A partir du quai qui longe la Seine et qui forme «le port» de Z***, on suit une rue, assez large et bordée de constructions modernes. Elle a fort bon air; mais, au bout d’une centaine de mètres, elle se rétrécit, se contourne, n’offre plus que de vieilles et basses maisons de bois, et finit par déboucher sur une place irrégulière, entourée de bâtiments maussades qui rappellent les cités normandes du temps passé.

Cette place est néanmoins le plus important quartier de la ville. D’un côté, se dresse un hangar, au toit délabré; c’est la halle où affluent, le matin, des ménagères et des paysannes, mais qui, le reste du jour, est solitaire et silencieuse. De l’autre côté, s’élève l’église, d’une construction hybride et sans caractère, que surmonte un maigre clocher. Entre la halle et l’église apparaît la fontaine publique, insignifiant cube de pierre, qui jette un filet d’eau par ses quatre faces et que l’on doit surmonter du buste d’un grand homme… quand Z*** aura un grand homme. Dans l’intervalle de ces divers «monuments», se groupent des habitations disparates, toutes bien connues des gens du pays. L’une, avec ses panonceaux dédorés, est la demeure du notaire; plus loin, est un bouchon qui s’intitule «café», la boutique d’un barbier qui s’intitule «coiffeur», et enfin le bureau de tabac.

A l’époque où se passe cette histoire, la ville avait plusieurs bureaux de tabac; mais celui de la Grande-Place jouissait d’une vogue qui éclipsait tous ses rivaux. La maison, ancienne, noire, élevée d’un seul étage, s’avançait de huit ou dix pieds sur la voie publique, comme si elle dédaignait de se confondre avec les constructions voisines. La porte vitrée, toujours béante, était flanquée de deux énormes carottes peintes en rouge, et surmontée d’une enseigne presque effacée qui représentait un animal informe. Cet animal pouvait être un tigre, ou un chameau, ou même un éléphant; la tradition voulait que ce fût une civette, d’où l’on appelait le bureau de tabac «bureau de la Civette». Cependant, à Z*** et même dans tout le canton, on le désignait plus volontiers sous le nom de «bureau du capitaine Bourinet».

Ce capitaine Bourinet, officier d’infanterie réformé à la suite d’une amputation de la jambe, en avait été, en effet, pendant vingt-cinq ans le titulaire. Il le gérait lui-même, et, durant cette longue période, on l’avait vu chaque jour, de six heures du matin à onze heures du soir, peser et plier du tabac, débiter des cigares, des timbres-poste et du papier timbré, disant «merci» au plus humble acheteur. Avec sa figure tannée et ses grosses moustaches grisonnantes, avec sa casquette à visière qu’il touchait pour chaque pratique, avec son ample redingote bleue boutonnée sur la poitrine et sa jambe de bois, que l’on voyait seulement quand il se levait de son comptoir, le capitaine Bourinet était le personnage le plus célèbre de Z***. On s’arrêtait dans sa boutique pour parler des affaires de l’État, pour échanger les cancans locaux. Il ne fermait ni fêtes, ni dimanches; et, les jours de marché, ne savait à qui entendre.

Il avait pour tout aide de camp, dans ce rude labeur, une grosse commère au teint coloré, à la volumineuse poitrine, qui lui servait de gouvernante et le remplaçait pendant les très rares moments où il était forcé de s’absenter. Cette femme, qui, lors de son entrée chez lui, se faisait appeler tout simplement Marion, avait, plus tard pris le nom de «Mlle Castorin», son nom de famille; mais on en était venu insensiblement à l’appeler «la Bourinette,» sans qu’elle parût s’en formaliser. La Bourinette, du reste, était une gaillarde entendue. ayant la main leste, la langue plus leste encore, et qui. derrière le comptoir du capitaine, avec sa coiffe normande soigneusement empesée et bien blanche, conservait la dignité que comportaient ses fonctions.

Cette vogue du capitaine et de son bureau avait donc duré près d’un quart de siècle, et le vieil invalide y avait gagné une honnête aisance. Malheureusement sur terre toute prospérité doit finir, toute gloire doit s’éteindre. Un jour, le pauvre homme mourut subitement, les uns disaient d’apoplexie, les autres de goutte remontée, laissant son avoir à sa fidèle Bourinette, si bien qu’au moment où commence ce récit, le pays était dans l’attente pour connaître le successeur que le Gouvernement allait donner au défunt.

Cette grave question mettait aux prises bien des ambitions. Le bureau de la Civette était, comme nous l’avons dit, le plus achalandé de Z*** et les autres bureaux ne faisaient que végéter. Aussi, tous les hauts fonctionnaires et jusqu’aux députés du département s’agitaient-ils pour faire valoir les droits de leurs protégés ou protégées. Les lettres pressantes grêlaient au ministère des finances, et chaque protecteur se croyait sûr de remporter la victoire.

Cependant huit jours s’étaient passés depuis que le capitaine Bourinet avait été conduit au cimetière par les sapeurs-pompiers de la ville, et on ne savait pas encore le nom de son successeur. Sans doute à Paris l’embarras était grand pour ne blesser aucune de ces compétitions acharnées. En attendant, Mlle Castorin, ou plutôt la Bourinette, continuait de gérer le bureau, et, en robe de deuil, les yeux rouges, elle débitait tabac et cigares, comme au temps passé.

Le huitième jour, vers le soir, elle était à son poste. Les pratiques faisaient relâche à cette heure et les balances se reposaient sur la table, dans un équilibre parfait. Il y avait là seulement deux ouvriers, qui allumaient leurs pipes à une veilleuse placée près de la porte et dont les abords étaient jonchés de bouts de papier brûlé. Tout en procédant à cette opération, ils se livraient à une de ces causeries familières qu’un ancien marin du pays appelait la Gazette de la mèche, et cette «gazette» reproduisait habituellement les commérages ayant cours dans la bonne ville de Z***.

La Bourinette ne s’occupait pas en ce moment de semblables bagatelles et semblait plongée dans une profonde rêverie, quand l’entrée d’un vieux monsieur à ventre proéminent et ayant l’apparence d’un riche bourgeois, la fit tressaillir. Par un mouvement machinal, elle allongea la main vers un paquet de tabac à fumer ouvert devant elle; mais, après un second regard jeté sur le nouveau venu, elle se leva avec empressement et dit, en faisant une profonde révérence:

–Votre servante, monsieur le maire.

Le premier magistrat de la ville salua d’un geste à la fois majestueux et bienveillant.

–Bonjour, bonjour, ma chère, répliqua-t-il; eh bien! sommes-nous plus tranquille? Ce gros chagrin commence-t-il à s’apaiser?

La Bourinette ne répliqua que par un soupir, en portant la main à son cœur.

–Allons! il faut se faire une raison, ma pauvre demoiselle, reprit M. le maire d’un air bon prince; aussi bien le capitaine vous a laissé certaines compensations.

Puis, comme s’il jugeait avoir suffisamment flatté la douleur de la débitante de tabac, il tira sa tabatière d’argent et la déposa sur le comptoir, en disant:

–Vous savez… une demi-once à priser… comme d’habitude.

Les deux ouvriers avaient jugé à propos de remettre au «prochain numéro» les nouvelles de la Gazette, et, après avoir salué humblement, s’étaient esquivés.

La Bourinette se disposa à servir le fonctionnaire. Pendant qu’elle ajustait ses balances, il reprit, avec plus d’intérêt qu’il ne voulait peut-être en montrer:

–Avez-vous appris quelque chose au sujet de votre successeur?

–Pas encore, monsieur le maire: et vous?

–Moi non plus; cependant je suis presque sûr… Écoutez, ma chère, je n’ai jamais rien demandé au pouvoir, quoique depuis quinze ans je rende à cette ville les plus éminents services; mais je conviens que, cette fois, j’ai recommandé quelqu’un… la nièce de ma femme, et j’ai tout lieu de croire qu’on n’osera pas…

–Alors, monsieur le maire, c’est sans doute en votre nom que M. Jovinet, notre entreposeur, m’a demandé par écrit des renseignements?

–Des renseignements!

–Oui; vous n’ignorez pas que le pauvre capitaine m’a nommée sa légataire universelle… C’est donc à moi qu’il faut s’adresser pour traiter du rachat des marchandises et du mobilier, comme aussi du droit au bail de la maison, et M. Jovinet a voulu connaître mes conditions… Je me suis hâtée de lui répondre.

Le maire de Z*** paraissait violemment contrarié:

–Ce n’est pas pour moi, s’écria-t-il, que Jovinet a fait cette demande… Je ne m’adresse jamais à des subalternes… Mais, sacrebleu! si ce que vous dites est vrai, la titulaire du bureau doit être nommée déjà… et je n’ai reçu aucun avis!

–Oui, elle doit être nommée, monsieur le maire, répliqua une voix railleuse derrière lui, et ce n’est pas celle qu’on pense.

L’officier municipal se retourna brusquement. La personne qui venait d’entrer dans la boutique était un homme d’une quarantaine d’années, grand, sec, à ligure en lame de couteau, dont les yeux pétillaient de malice sous ses lunettes. Après avoir salué en riant, il se dirigea vers la boîte des cigares, où il faisait son choix d’ordinaire.

–Ah! c’est vous, monsieur le juge de paix? dit le maire en s’efforçant à son tour de prendre un ton jovial; eh bien, si le bureau n’est pas pour ma nièce, il ne sera pas non plus pour… la dame ou demoiselle que vous protégez.

–C’est ma sœur aînée, dit le juge de paix; peu m’importe qui le sache!… une vieille fille qui prise tellement qu’elle serait elle-même sa meilleure pratique si je réussissais dans mes sollicitations… Mais tenez, mon cher maire, poursuivit-il, nous sommes là à nous disputer la palme de victoire et peut-être cette palme ne sera-t-elle ni pour vous, ni pour moi… Nous ne sommes pas seuls à convoiter ce bureau de tabac. Le préfet a aussi sa protégée, et aussi notre député, et aussi le curé de Z*** sans compter que le ministre pourrait bien avoir son candidat ou sa candidate, qui damera le pion à tous les autres.

–Faudra voir! dit le maire.

En ce moment, un antique omnibus, qui faisait le service de la station du chemin de fer, arriva sur la place, traîné par deux rosses poussives, et vint s’arrêter devant l’auberge où il remisait.

–Parbleu! dit le juge de paix en regardant à travers les vitres crasseuses de la boutique, il serait plaisant que cette guimbarde nous amenât le futur roi ou la future reine de la Civette!… N’est-ce pas l’entreposeur Jovinet que j’aperçois à la portière?

–Justement! s’écria la Bourinette qui s’empressa de quitter son comptoir. Il vient sans doute pour installer. Nous allons avoir du nouveau!

Et elle courut sur le seuil de la porte. Le maire et le juge de paix paraissaient un peu désappointés; cependant, ils s’arrangèrent à leur tour pour assister de loin à la descente de l’omnibus.

La marchande de tabac

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