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III
LES HABITUÉS.

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Table des matières

Disons ici, en peu de mots, ce qu’étaient les titulaires du débit de tabac exploité jadis par le capitaine Bourinet.

Mme Caroline Morlent appartenait à une famille noble et riche de la Touraine. Elle avait cinq frères et sœurs et, dans ces conditions, une fortune territoriale est bien vite amoindrie, la part de chacun ne pouvant être en rapport avec les habitudes d’opulence que l’on a contractées dans la première jeunesse. Néanmoins, comme Mlle Caroline était charmante, instruite, bien élevée, on pouvait penser que, malgré la modicité de sa dot, elle ferait un brillant mariage.

Que se passa-t-il? On le saura complètement plus tard; mais, un jour, le bruit se répandit que la belle et noble demoiselle épousait M. Philippe Morlent, jeune homme chétif et souffreteux, dont la famille peu fortunée s’était, comme on dit, «saignée des quatre veines» afin de pourvoir à son éducation. A la vérité, Philippe passait pour un sujet hors ligne; admis le premier à l’École polytechnique et à l’École normale supérieure, il avait refusé d’entrer dans ces éminentes institutions, les uns disaient pour se livrer plus librement à l’étude des sciences, les autres parce que l’état de sa santé ne lui permettait pas de vivre interné dans une école. Tout annonçait donc un magnifique avenir au jeune savant. Seulement on connaîtrait peu certaines provinces, encore de nos jours, si l’on supposait que ces vagues espérances pouvaient y être prises comme argent comptant, et le pauvre garçon, devenu éperdument amoureux de Caroline, ne semblait avoir aucune chance de faire agréer sa recherche, lorsque la nouvelle de ce mariage se répandit tout à coup.

On n’y croyait pas d’abord; les uns s’étonnaient, les autres s’indignaient, tous avaient des doutes. Il fallut pourtant bien se rendre à l’évidence. Le mariage s’accomplit avec une précipitation extraordinaire, sans aucune espèce de solennité, dans un château des environs de Tours, et le soir même, les nouveaux époux partirent pour Paris, qu’ils devaient habiter désormais.

Quelles que fussent les circonstances secrètes de ce mariage, il semblait s’être conclu contre le vœu de la noble famille. Seuls, le père et la mère de Caroline y avaient assisté avec quelques intimes. Quant aux frères et aux sœurs de la mariée, ils s’étaient abstenus de paraître à la cérémonie. Le bruit courut que la dot avait été réduite par contrat aux proportions les plus humbles et que Caroline avait dû renoncer d’avance à la succession paternelle. Évidemment donc, il y avait brouille à raison de cette union mal assortie. La famille –entière éprouvait de l’horreur pour cette greffe roturière qui venait s’enter sur son arbre généalogique; et, à partir de cette époque, Caroline n’eut plus aucun rapport avec les membres de son aristocratique lignée.

Le sort des nouveaux époux n’en fut pas moins brillant à Paris. Morlent était de ces hommes qui s’anoblissent eux-mêmes; par ses aptitudes supérieures, par ses éminentes découvertes, il atteignit promptement les plus hautes positions scientifiques. Tout jeune encore, il fut comblé d’honneurs, son nom devint célèbre. Sa femme, qui était intelligente et ressentait pour lui une admiration sans bornes, l’avait secondé à merveille, et le salon des époux Morlent, si modeste qu’il fût, réunissait les plus illustres personnalités de la science, de la littérature et des arts. C’était dans ce milieu que Caroline et sa charmante fille Louise avaient vécu jusqu’à ce jour, et on voit qu’elles ne devaient guère regretter les rigueurs des gentillâtres tourangeaux.

Une catastrophe était venue mettre fin à ces prospérités. Morlent, comme nous l’avons dit, était d’une constitution faible et maladive; les veilles, les travaux assidus n’avaient pas tardé à ruiner son tempérament, si bien que, huit ou dix mois avant l’époque où commence ce récit, il était mort d’une manière presque subite.

La situation de sa veuve et de sa fille unique devint alors des plus précaires. La science, ainsi que la littérature et l’art, donne parfois la gloire, mais rarement la richesse. Le défunt, comme nous savons, n’avait aucune fortune personnelle; les émoluments de ses diverses fonctions, émoluments toujours médiocres eu égard aux exigences de la vie parisienne, périssaient avec lui. La dot écourtée de Caroline avait suffi à peine aux frais d’établissement du ménage, aux dépenses des premières années; plus tard, il n’avait pas été possible de réaliser des économies, si bien qu’à la mort du chef de la famille, Mme Morlent et Louise n’étaient pas à l’abri du besoin. C’était alors qu’elles avaient mis en œuvre les plus puissantes influences afin d’obtenir un bureau de tabac.

Cette demande, fort légitime, avait été favorablement accueillie. Néanmoins, il fallait attendre qu’un «bureau» suffisamment lucratif fût disponible, et l’attente durait depuis assez longtemps déjà, quand celui du capitaine Bourinet à Z*** était venu à vaquer.

Mme Morlent ne voulait pas résider à Paris, où elle eût été exposée à rencontrer beaucoup de personnes qui l’avaient connue lors de sa prospérité. D’autre part, il n’entrait pas dans ses projets de se faire remplacer, comme il arrive souvent, par un gérant ou une gérante; elle comptait exercer elle-même ses fonctions, aidée de sa fille qui, ainsi que nous l’avons vu, refusait énergiquement de se séparer d’elle. Le débit du capitaine Bourinet, dans une ville paisible, au cœur d’un riche pays, semblait donc une retraite convenable pour elle, et cependant quand on lui avait offert la résidence de Z***, elle avait montré beaucoup d’hésitation à accepter.

Quel était le motif de cette répugnance? Nous le saurons aussi plus tard: mais Mme Morlent, cédant aux instances de Louise et de ses amis, avait fini par donner son adhésion; et c’était ainsi que la veuve et la fille de l’illustre savant venaient en Normandie, avec une nomination en bonne forme, pour exploiter le bureau du capitaine Bourinet.

A présent que nous en avons fini avec ces détails rétrospectifs, suivons la marche des événements.

Le lendemain du jour de leur arrivée, la mère et la fille étaient assises dans la boutique, à côté de la Bourinette qui, on s’en souvient, devait les mettre au courant des affaires. Elles avaient l’aspect le plus modeste dans leurs vêtements noirs, bien qu’une élégance naturelle rehaussât la simplicité de leur tenue. Louise, sans autre coiffure que ses luxuriants cheveux blonds, était éclatante de beauté, et un sourire, un peu forcé peut-être, égayait sa figure mutine. Quant à Mme Morlent, elle avait, malgré les instances de sa fille, conservé le disgracieux bonnet de tulle qui cachait complètement sa chevelure et le fichu noir qui lui montait jusqu’au menton. De plus, elle tenait à la main le fameux lorgnon aux verres bleus, toujours prête à le poser sur son nez pour peu qu’on l’examinât d’une manière indiscrète.

Mlle Castorin était au comptoir, selon l’ordinaire, les dames Morlent devant se borner à un rôle purement passif. L’ancienne gérante professait d’un ton d’assurance, parlait avec vivacité, et dès qu’un client était sorti, elle ne manquait pas de donner sur lui, à voix basse, une courte note biographique.

Bon nombre de chalands s’étaient succédé déjà dans la boutique depuis le matin, lorsqu’un homme en blouse grise et en guêtres de cuir, coiffé d’un chapeau à larges bords sous lequel brillaient deux yeux vifs et aussi un gros vilain nez rouge, entra brusquement.

–Pour deux sous, la Bourinette, dit-il, sans avoir l’air de se douter qu’il était convenable de toucher son chapeau.

–Ah! c’est vous, Paturin? répliqua la débitante qui ne bougea pas; eh bien! où sont-ils vos deux sous?

Paturin ne parut nullement s’offenser de cette méfiance et se mit à rire.

–Est-elle mauvaise, cette Bourinette! dit-il avec un accent normand des plus prononcés et en exhibant un gros sou plein de vert-de-gris; tout cela parce qu’on lui doit quelques pipes d’arriéré… Ah çà! dites donc, à présent que votre vieux jambe de bois a tourné de l’œil et que vous êtes seule maîtresse, n’allez-vous pas monter ici un débit d’eau-de-vie et de liqueurs? Ça serait diablement commode de pouvoir, en allumant sa bouffarde, prendre un petit verre…

–Et à crédit, n’est-ce pas, Paturin? N’y comptez pas, mon cher… maintenant moins que jamais; et pour cela, comme pour autre chose, vous êtes libre de porter votre pratique ailleurs.

En même temps, elle lui présenta le cornet de tabac qu’elle venait de confectionner.

Paturin fronça le sourcil et peut-être allait-il lâcher quelque parole malsonnante: la vue d’une personne qui traversait la place et semblait se diriger vers le bureau lui fit faire certaines réflexions. Il serra prestement son cornet et se contenta de répondre:

–Vous n’êtes pas de bonne humeur aujourd’hui, la grosse mère!

Et il se hâta de sortir.

–Vous avez été dure pour ce pauvre homme, dit Louise à la Bourinette.

–Je ne l’ai pas encore autant malmené qu’il le mérite, mademoiselle. C’est le plus fameux vaurien de tout le pays; il a été colporteur, mais il n’a pas réussi et passe aujourd’hui pour un braconnier incorrigible, capable de tirer sur un chrétien comme sur un lièvre… Il vit on ne sait de quoi, et, pour ma part, j’ai la certitude qu’il m’a souvent chipé des cigares… Nous ne nous en serions pas débarrassées facilement, s’il n’avait flairé l’approche… tenez! du digne monsieur que voici!

C’était le juge de paix qui entrait en ce moment.

Le magistrat, attiré dans le bureau de tabac par la curiosité, ne se départit pas de ses habitudes joviales, et après avoir salué avec politesse, il dit à la Bourinette:

–Ne pourriez-vous, chère demoiselle, me donner pour trente centimes de nicotiane?

La débitante ouvrit de grands yeux.

–Nicotiane! répéta-t-elle; connais pas.

–Bon! vous connaissez du moins le pétun… Donnez-moi pour trente centimes de pétun.

–Je ne sais, répliqua la Bourinette de plus en plus interloquée; nous ne tenons pas cet article.

–Allons donc! vous avez certainement de «l’herbe à Nicot,» des produits de l’île de «Tabago,» à moins que votre enseigne ne soit menteuse!

Comme la Bourinette restait muette et effarée, Louise s’écria en riant:

–Eh! c’est du tabac que monsieur demande!

Le juge de paix se tourna vers Mlle Morlent et la salua avec grâce.

–C’est, il est vrai, répliqua-t-il, le nom actuel que porte la chose. Je remercie cette jolie demoiselle de me l’avoir rappelé.

–Du tabac! reprit la Bourinette, fallait donc le dire, monsieur le juge de paix; vous êtes si savant qu’on ne vous comprend plus!… Je sais ce qu’il vous faut, ajouta-t-elle en lui passant la boîte à cigares; c’est un londrès, n’est-ce pas?

Le juge de paix, enchanté de l’effet qu’il avait produit, se mit à choisir un londrès. La Bourinette lui dit, en désignant les deux dames:

–Vous savez, monsieur le juge, voilà mes «successeuses,»… Mme et Mlle Morlent, des dames qui arrivent tout droit de Paris.

Le magistrat provincial crut devoir interrompre la grave occupation de choisir un cigare pour s’incliner de nouveau.

–Morlent! répéta-t-il, je me souviens d’avoir vu dans les journaux qu’un homme célèbre de ce nom était mort depuis peu… un musicien ou un chanteur, je crois.

Mme Morlent sortit de son immobilité de statue, et son visage s’empourpra.

–Monsieur, s’écria-t-elle, vous parlez d’un de ces savants illustres qui honorent le pays tout entier par leurs travaux et leurs découvertes… Il était membre de l’Insstitut, professeur dans le plus haut établissement scientifique, décoré de vingt ordres français et étrangers.

Les larmes lui coupèrent la parole.

–Mon excellent père! ajouta Louise en pleurant à son tour.

Le juge de paix parut consterné. Malgré son humeur caustique, il ne manquait pas de sens et regrettait la bévue qu’il venait de commettre.

–Mesdames, balbutia-t-il, je vous supplie de m’excuser… Nous sommes si mal renseignés en province sur les gens célèbres!… Je crois, en effet, me souvenir que M. Morlent… un savant de premier ordre… Encore une fois, pardonnez mon inconcevable erreur.

Il jeta sur la table le prix de son cigare, s’inclina devant les dames et sortit tout confus.

Après son départ, la mère et la fille restèrent un moment agitées. Louise la première recouvra son sang-froid.

–Chère maman, dit-elle, voilà ce que c’est que la gloire!

–Et il faudra, dit Mme Morlent avec un soupir, nous habituer désormais aux ignorances de ce genre!

La Bourinette n’avait rien perdu de ce qui venait de se passer; mais une seule chose la frappait.

–Il paraît, dit-elle, que votre… défunt était un monsieur «huppé». Je m’en suis doutée quand j’ai vu qu’on vous donnait comme ça tout de go le bureau du capitaine… Ah! ces grandes gens de Paris!

Plusieurs pratiques insignifiantes défilèrent, sans que la Bourinette les honorât d’une notice spéciale. Tout à coup, entra dans la boutique une personne qui parut causer à la débitante un certain étonnement, le clerc de notaire que nous avons entrevu la veille et qui avait relevé le sac à ouvrage de Louise.

C’était, comme on l’a dit, un grand et beau garçon, à figure sympathique et intelligente, qui faisait contraste avec la plupart des habitués du bureau. Il s’avança, hésitant et tout rouge, le chapeau à la main. Arrivé devant le comptoir, il s’arrêta et ne sembla plus se rappeler pourquoi il était venu. Les yeux fixés sur Louise, qui détournait la tête en rougissant à son tour, il se taisait et demeurait immobile.

La Bourinette demanda ce qu’il souhaitait.

–Mademoiselle, balbutia-t-il avec embarras et comme si chaque parole s’échappait péniblement de ses lèvres, j’ai parfois des maux de dents et on m’a conseillé de fumer. de fumer des cigarettes.

–Mal de dents, mal d’amour, monsieur de Ricart, répliqua la Bourinette avec un rire moqueur; mais c’est une excellente habitude à prendre et, pour commencer, je vais vous donner des cigarettes de dames… c’est doux comme du sirop!

Elle fit glisser une boîte qui se trouvait à portée de sa main et l’ouvrit devant le jeune homme. Il prit machinalement un paquet de cigarettes et, après l’avoir retourné entre ses doigts, le mit dans sa poche; puis, toujours muet et tremblant, il sembla vouloir se retirer.

La Bourinette s’amusait de sa gaucherie.

–Vous savez, monsieur de Ricart, reprit-elle, on met dans la bouche le bout où il y a un rouleau de papier… N’allez pas vous méprendre, puisque vous ne savez pas encore la manière de s’en servir!

Ces instructions redoublèrent le malaise du fumeur néophyte. Il sortait sans payer, quand la débitante lui cria encore:

–Comme ça, monsieur le maître-clerc, on portera un paquet de cigarettes à votre compte?

Le jeune homme s’aperçut de sa distraction et, revenant tout confus sur ses pas, jeta sur la table un écu de cinq francs dont la Bourinette s’empressa de lui rendre la monnaie. Mais alors il éprouva une extrême difficulté à recueillir les diverses pièces éparses sur le comptoir, tant sa main était tremblante. Comme il ne pouvait y parvenir, il balaya le tout dans son chapeau, s’inclina et partit en courant, sans prononcer une parole.

La Bourinette le suivit des yeux et finit par rire silencieusement. Louise semblait absorbée par la lecture d’un vieux journal destiné à fabriquer des cornets; Mme Morlent demanda avec distraction:

–Qui est donc ce jeune homme si… timide?

–Il ne l’est pas d’ordinaire, madame, répliqua la Bourinette en riant toujours; c’est au contraire un garçon instruit, entendu, bien élevé, qui a passé plusieurs années à Paris. Il occupe les fonctions de principal clerc à l’étude de Me Dumont, le notaire dont vous voyez la maison de l’autre côté de la place… M. Gustave de Ricart est noble, comme l’indique son nom: mais il appartient à cette noblesse qui, dans notre pays, possède plus de titres et de parchemins que d’écus. Aussi lui a-t-il fallu «faire quelque chose» pour vivre et suffire aux besoins de sa vieille mère, une dame fort respectable qui vient parfois remplir ici sa tabatière… Il est la fine fleur de la jeunesse de Z*** et on peut le considérer comme une pratique nouvelle, car jamais, du temps du pauvre capitaine, M. de Ricart n’avait mis le pied chez nous… J’imagine, ajouta-t-elle en coulant un regard dans la direction de Louise toujours inattentive en apparence, que les pratiques de ce genre vont affluer ici désormais!

La mère et la fille gardèrent un silence glacial. La légataire du capitaine faisait déjà la moue, quand un cavalier s’arrêta devant la porte, et mettant pied à terre, attacha son cheval à un anneau de fer scellé dans la muraille de la maison.

–Eh! parbleu! reprit la Bourinette, qui recouvra tout à coup sa bonne humeur, en fait de noblesse ruinée, vous allez voir un de nos plus curieux échantillons… M. le marquis Léon de Rainville.

Mme Morlent poussa un petit cri et se rejeta vivement en arrière, en posant sur son nez le lorgnon aux verres bleus.

Elle voulut se lever et gagner la seconde pièce, mais la force lui manqua. S’appuyant contre la porte, elle demeura immobile et toute palpitante, dans l’ombre.

La marchande de tabac

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