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V
LA BARRE DE LA SEINE
ОглавлениеUne dizaine de jours s’étaient écoulés, et Mme Morlent, ainsi que Louise, remplissait ses fonctions avec zèle. L’apprentissage pour l’une et pour l’autre n’avait pas été difficile; il n’était besoin que d’attention, d’assiduité, et cette attention, continuellement excitée, avait pour effet de soustraire l’esprit à certaines idées pénibles. Aussi, ces dames s’étaient-elles habituées plus rapidement qu’on ne pouvait l’espérer à leur nouveau genre de vie, et la Bourinette, jugeant que sa présence n’était plus nécessaire, avait pris congé.
Ce ne fut pas sans un cruel serrement de cœur que l’héritière du capitaine quitta ce bureau de tabac où elle avait régné si longtemps. D’autre part, pendant les quelques jours qu’elle venait de passer avec la mère et la fille, elle les avait trouvées si bienveillantes, que, malgré sa nature un peu brutale, elle éprouvait déjà pour elles une véritable amitié. Aussi pleurait-elle à chaudes larmes, quand elle transporta ses pénates au joli pavillon qu’elle avait loué à l’entrée de la ville, et elle répéta vingt fois aux dames avec effusion que si l’on avait besoin d’elle, «pour quoi que ce fût,» on pourrait la faire appeler «le jour comme la nuit».
Après son départ, Louise et Mme Morlent s’étaient installées du mieux possible. Quelques meubles élégants leur arrivèrent de Paris par le chemin de fer, et, grâce à des réparations peu coûteuses, grâce surtout à une exquise propreté, le logement, naguère si triste et si sombre, du capitaine Bourinet, prit une face presque riante. Elles choisirent pour servante une jeune paysanne de quinze ou seize ans, peu jolie et qui ne savait pas faire grand’chose, mais qui appartenait à une honnête famille et ne manquait ni d’intelligence ni de bon vouloir. La maison ainsi montée, il n’y avait plus qu’à se soumettre aux exigences du sort et à attendre des temps plus heureux.
La mère et la fille avaient un véritable succès dans la ville de Z***; il n’y était question que «des Parisiennes». Leurs manières, polies quoique d’une extrême réserve, leur distinction, jusqu’à leur parler net et sonore, qui contrastait avec l’accent traînant du pays, tout contribuait à leur concilier la faveur publique. Du matin au soir, le bureau ne désemplissait pas, et les gros bonnets de la ville, tant hommes que femmes, s’y rencontraient. M. le maire, par exemple, renversait très souvent sa tabatière et se hâtait de réparer ce petit désastre. M. le juge de paix, en quittant son audience, ne trouvait jamais de londrès assez sec et, tout en bouleversant la boîte, il débitait aux marchandes les fantaisies de son esprit sarcastique et bizarre. Le vieux marquis de Rainville n’était revenu qu’une fois, et sans s’occuper de la mère, sur laquelle sa présence semblait encore produire une impression très vive, il avait dit en regardant la fille:
–Maugrebleu! si j’avais seulement vingt-cinq ans de moins!
–Eh! monsieur le marquis, répliqua Louise avec un petit ton délibéré qu’elle croyait pouvoir prendre à l’égard d’un homme de cet âge, vous auriez vingt-cinq ans de moins que vous n’en seriez pas plus avancé au bureau de tabac.
M. de Rainville, au lieu de se fâcher, se mit à rire.
–Elle est piquante, cette petite! murmura-t-il.
Il remonta sur son vieux cheval et on ne le revit pas de quelque temps.
En revanche, Gustave de Ricart, le maître clerc, ne manquait pas un jour sans venir au bureau. Il faut croire que son mal de dents se prolongeait, car il avait continuellement besoin de cigarettes. Il n’en était pas plus bavard avec les marchandes, auxquelles il n’adressait que les paroles strictement nécessaires, ce qui faisait dire à Mlle Louise:
–Il est fort bien ce jeune homme; mais décidément il est trop…
Et une petite moue achevait sa pensée.
Il n’y avait pas jusqu’à la Gazette de la mèche qui, depuis l’arrivée des dames Morlent, n’eût modifié ses allures. Les ouvriers du port. les pilotes, les gens du marché, qui en étaient les «rédacteurs» habituels, avaient mis une sourdine à leurs propos, quand ils allumaient leur pipe à la veilleuse réglementaire. Si l’un d’eux laissait échapper une expression un peu trop raide, un autre ne manquait jamais de lui dire à demi-voix:
–Prends donc garde… Il y a là des jeunesses et des dames de Paris… Crois-tu être encore au temps de Bourinet et de Bourinette?
Tel était l’état des choses quand arrivèrent les événements que nous allons raconter.
On sait que la Seine, aux approches de la Manche, est remontée, à chaque marée, par le flux, qu’on appelle «barre» ou «mascaret». Ce flux, qui se fait sentir jusqu’à Jumiège, quelquefois même jusqu’au-dessous de Rouen, acquiert une extrême violence aux marées d’équinoxe et lorsque soufflent certains vents. Alors le courant marin, couronné d’écume blanche, refoule avec une impétuosité irrésistible la majestueuse rivière, qui paraît refluer vers sa source. L’eau douce et l’eau salée se livrent bataille; une sorte de monta gne liquide se précipite, avec un bruit formidable, vers l’intérieur du pays, couvrant les îles, inondant les rives, causant parfois de graves accidents aux habitants du littoral. Par bonheur, ce phénomène ne dure pas longtemps. La barre une fois passée, tout redevient calme; il faut de l’attention pour remarquer le changement survenu dans le niveau du fleuve. Au bout de quelques heures, l’eau de mer est refoulée à son tour et la Seine reprend son aspect accoutumé.
Or, ce phénomène de «la barre de la Seine» n’est nulle part plus merveilleux qu’à Z*** et il devait avoir lieu sur une large échelle, un jour de grande marée annoncée par les almanachs. Bien que les Parisiens n’eussent pas, alors comme aujourd’hui, la curiosité de faire le voyage de Caudebec ou de Villequier pour jouir de cet imposant spectacle, il n’excitait pas moins d’intérêt dans le pays, et les dames Morlent, toujours confinées dans leur triste boutique, s’étaient promis d’assister à la représentation que devait ce jour-là donner la nature.
Donc, à l’heure indiquée, on laissa le bureau de tabac sous la garde de la petite servante Micheline, qui était déjà elle-même en état de servir les pratiques, et les deux dames, se tenant par le bras, se dirigèrent vers le quai. Le temps était beau, quoique nuageux; une brise d’ouest, assez ronde, soufflait par intervalles, et faisait espérer que la barre se montrerait dans toute sa puissance.
Si blasés que dussent être les habitants de Z*** sur la spectacle attendu, une affluence nombreuse avait lieu au bord de la rivière, où les bourgeois et les gens de loisir s’étaient donné rendez-vous. On s’y promenait par familles et par groupes en causant. Les impatients tiraient à chaque instant leur montre pour épier l’heure du phénomène: d’autres observaient l’immense surface du fleuve qui, devant Z***, a la largeur d’un bras de mer; d’autres enfin prêtaient l’oreille pour saisir les grondements lointains de la barre qui, dit-on, se fait entendre plus d’une demi-heure avant son apparition.
Mme et Mlle Morlent, au milieu de cette foule, reçurent de nombreux saluts, mais personne ne les aborda. Était-ce timidité ou fierté provinciale? Nous ne saurions le dire. Le maire, le juge de paix, le percepteur, le notaire, tous gens qui fréquentaient le bureau de tabac et «faisaient des grâces» aux débitantes, se trouvaient pourtant là; mais ils étaient accompagnés de dames de leur famille, et aucun d’eux ne semblait avoir pitié de l’isolement des deux pauvres étrangères. Quoique la curiosité qu’elles excitaient n’eût rien d’hostile, la mère dit en soupirant sous son voile:
–Tu le vois, Louise, nous ne sommes plus que «les marchandes de tabac!»
Louise se mit à rire et allait répondre, quand elles furent saluées, avec l’apparence du plus profond respect, par Gustave de Ricart, qui fit mine de leur adresser la parole. Sans doute le courage lui manqua, car, après un léger temps d’arrêt, il salua de nouveau et s’éloigna dans la direction opposée.
–Je savais bien! murmura Louise en riant toujours; ce n’est pas celui-là qui nous tiendra compagnie et nous expliquera la «barre de la Seine!»
Cette attitude glaciale des habitants de Z*** gênait Mme Morlent, qui, parvenue au bout du quai, continua d’avancer au lieu de retourner en arrière.
–Il y a trop de monde ici, dit-elle à sa fille; nous verrons mieux plus loin.
–Comme vous voudrez, chère maman.
Et elles se dirigèrent vers la campagne.
Elles suivaient une route qui d’abord était bordée de maisons; mais bientôt les maisons devinrent plus rares et disparurent. D’un côté. s’étendait la Seine, avec ses vastes espaces d’un bleu verdâtre, dont rien encore ne troublait le calme imposant; de l’autre, ces hautes falaises blanches, parsemées de buissons, qui donnent un caractère si pittoresque à ce paysage quasi-historique.
La mère et la fille, sans remarquer que le chemin était de plus en plus désert, poursuivaient leur promenade, en échangeant quelques paroles. Elles semblaient s’abandonner aux douces émotions que leur causaient la pureté de l’air, l’éclat de la lumière, les splendeurs de la nature, après avoir passé plusieurs jours dans l’atmosphère assez mal odorante de leur bureau de tabac; et elles se sentaient revivifiées par la vue du ciel, des arbres et presque de la mer.
Comme elles se disposaient pourtant à revenir sur leurs pas, elles se trouvèrent en présence d’un nouveau paysage, qui méritait bien un regard. Entre deux des falaises crayeuses, qui accompagnent le cours de la basse Seine, débouchait une vallée assez étendue et occupée presque entièrement par une forêt. Sur la lisière de ces grands bois, à quelques centaines de pas de la route, s’élevait une espèce de château, dont la distance ne permettait pas d’apprécier les détails, mais qui avait un aspect tout à fait majestueux dans son encadrement de sombre feuillage.
Mme Morlent s’arrêta.
–Voici sans doute, dit-elle avec intérêt, la demeure du marquis de Rainville, et ces bois ne peuvent être que la forêt de Sergy.
–Ah! répondit Louise, vous voulez parler de ce vieil original qui fait encore le galantin. Ma foi! pour un homme qu’on dit ruiné, sa propriété a fort bon air!
–Il n’en est pas plus heureux. et peut-être cette infortune de ses derniers jours a-t-elle été méritée!
Ces paroles furent prononcées avec une agitation visible. Louise regarda sa mère.
–En vérité, dit-elle, on croirait que vous connaissez ce vieux monsieur. qui n’est pas tout à fait le marquis de Carabas, malgré sa forêt et son château.
Mme Morlent baissa la tête.
–Enfant! dit-elle, comment le connaîtrais-je? Seulement c’est un gentilhomme d’ancienne roche, et j’ai lieu de supposer.
–Ah! maman, voilà le grand mot lâché! C’est un gentilhomme, et la vieille noblesse a le don d’exciter votre sympathie. Vous ne pouvez oublier que vous-même. Cependant, vous n’avez guère, vous me l’avez dit bien des fois, à vous louer de votre famille; et mon père, tout roturier qu’il était, valait à lui seul vingt marquis tels que ce M. de Rainville, je pense!
Cette observation parut redoubler le malaise de Mme Morlent.
–Ton père, Louise, répondit-elle, était le meilleur, le plus noble des hommes… Mais je ne sais où tu vas t’imaginer… Eh! s’interrompit-elle tout à coup avec une sorte d’effroi, n’est-ce pas lui que j’aperçois là-bas?
–Lui! répéta Louise en se retournant; qui donc?
A moins de cinquante pas de là, débouchaient d’un sentier latéral deux hommes, équipés en chasseurs. Dans celui qui marchait en avant et avait un fusil sur l’épaule, il n’était pas difficile de reconnaître, malgré ses longues guêtres et sa casquette plate, le marquis de Rainville. Derrière lui, venait un petit vieux ratatiné, également armé d’un fusil, et portant sur sa poitrine une plaque en argent, qui brillait au soleil. A ce signe, on devinait La jeunesse, le garde particulier et le factotum du vieux gentilhomme. Un chien blanc, marqué de feu, allait et venait autour d’eux.
M. de Rainville et son fidèle suivant n’avaient pas vu les dames, et se dirigeaient tranquillement vers l’avenue du château. Mme Morlent, prise d’une frayeur subite et inexplicable, rabattit son voile, saisit sa fille par le bras, et l’entraîna hors de la route en murmurant:
–Évitons sa rencontre… viens par ici… viens vite!
Louise obéit machinalement; elles quittèrent la voie publique et descendirent sur la grève, qui s’étendait entre les falaises et la Seine. La jeune fille-disait, tout en cédant à l’impulsion de sa mère:
–Bon Dieu! chère maman, ce vieux monsieur vous fait donc peur?
–Peur! non pas. S’il te voyait, il serait capable avec sa galanterie surannée… et il ne conviendrait pas, dans cet endroit désert…
–Sa galanterie n’est plus que le rabâchage d’un vieillard, et je ne suis pas embarrassée pour y répondre… Mais, ajouta Louise en levant les yeux, nous ne sommes pas seules sur ces grèves… Que nous veut ce monsieur qui vient au-devant de nous en faisant des signes?. Eh! vraiment, c’est notre fumeur de cigarettes!. Ah çà! il sait donc courir, s’il ne sait parler?
Mme Morlent releva la tête et regarda dans la direction indiquée. Gustave de Ricart, en effet, arrivait en courant, agitait les bras d’une façon désespérée et poussait de grands cris. La mère et la fille, ne comprenant pas la cause de cette pantomime extraordinaire, continuaient d’avancer; aussi bien le chasseur et son garde venaient de s’arrêter sur le bord de la route et les observaient, à leur tour, avec étonnement.
Gustave criait d’une voix haletante:
–Sauvez-vous! Prenez garde! Montez sur la route!
Les deux dames ne savaient toujours pas ce qu’on leur voulait. Enfin, s’étant retournées, elles comprirent la cause de ces démonstrations.
Depuis quelques instants, un bruit sourd et lointain se faisait entendre derrière elles. Ce bruit croissait de minute en minute, jusqu’à former un mugissement formidable; mais, préoccupées d’abord par la présence du marquis de Rainville, puis par les gestes frénétiques du clerc, elles n’y avaient donné aucune attention, et ne soupçonnaient pas le péril dont elles étaient menacées.
Sur toute la largueur du fleuve, si calme naguère, glissait une ligne d’écume que le soleil faisait paraître éblouissante. Les eaux, brusquement troublées, se redressaient en un immense bourrelet que remontait le courant, avec la rapidité d’un cheval de course et en produisant ce grondement profond, puissant, continuel, assez semblable à celui d’une grandiose cascade. Plusieurs grosses barques, éparses sur la rivière, manœuvraient précipitamment pour ne pas être renversées, tandis que d’autres, plus petites, disparaissaient tout à coup, comme si, surprises par le tourbillon elles venaient d’être englouties.
Mais ce qui se passait sur les rives devait surtout préoccuper les promeneuses. La barre d’écume s’avançait avec une majestueuse régularité en travers du fleuve et débordait au loin sur les grèves arides, s’irritant contre les moindres obstacles, rugissant, franchissant les roches, rebondissant dans les airs, sans s’arrêter jamais. Or, évidemment, cette vague enragée, poussée par une force irrésistible, allait balayer la plage, et déjà elle frappait à quelque distance le pied des arbres qui bordaient la voie publique.
A cette vue, Mme Morlent et sa fille, oubliant tout le reste, poussèrent des cris perçants. La mère restait immobile, paralysée par l’effroi. Louise l’entraîna en disant:
–Regagnons la route… C’est là ce que ce brave jeune homme veut nous faire entendre… Vite, vite, je vous en conjure…
–Oui, oui.., courons! dit Mme Morlent éperdue, mon Dieu! qui pouvait s’imaginer…
Elle n’acheva pas; la montagne d’eau s’abattit sur Louise et sur elle avec fracas, les engloutit et sembla devoir les emporter dans son impétueux tourbillon. Au même instant, un léger cri, qui s’éleva, non loin d’elles, put donner à penser que le flot marin avait fait une troisième victime; mais le flot poursuivit sa marche triomphante, sans s’attarder pour si peu de chose que de misérables existences humaines.
Heureusement, comme nous l’avons dit, la barre de la Seine, malgré ses allures fougueuses, est plus effrayante que vraiment terrible. La première vague passée, la seconde fut beaucoup plus faible, la troisième plus faible encore; puis l’équilibre se rétablit, et le courant de la rivière ne fut plus contrarié que par le mouvement lent et uniforme de la marée.
Le choc de la vague avait été si subit, si brutal, que la fille et la mère, bien qu’elles se tinssent par la main, avaient été brusquement séparées, et chacune d’elles fut roulée par les eaux. Cependant, Louise ne perdit pas connaissance, et [quand, au bout d’une minute, elle se sentit déposée sur le sol avec aussi peu de cérémonie qu’elle en avait été enlevée, elle essaya de se relever et y parvint.
Son premier mouvement, après avoir écarté ses cheveux, qui se plaquaient sur son visage, fut pour chercher sa mère. Elle l’aperçut à quelques pas; la pauvre dame était étendue sur le gravier. Il n’y avait plus qu’un peu d’eau qui descendait vers la rivière, pendant que la barre allait bousculer les curieux sur le quai de Z***, et déjà les grèves reprenaient leur aspect accoutumé.
Toutefois, Mme Morlent demeurait immobile et paraissait évanouie. Louise, conçut de vives alarmes.
–Maman… chère maman! s’écria-t-elle, m’entendez-vous?
Toute trempée elle-même, elle s’élança à travers les flaques d’eau, prit sa mère dans ses bras et lui souleva la tête; Mme Morlent, les yeux clos, demeurait inanimée.
–Juste ciel! est-ce qu’elle serait…
–Non, non, mademoiselle, dit une voix pénétrante à son côté; ne vous inquiétez pas… Elle a été seulement étourdie par le choc du flot; peut-être aura-t-elle été lancée contre quelque roche… La connaissance va lui revenir.
Celui qui parlait était Gustave de Ricart. Il avait été, lui aussi, renversé, culbuté, emporté un moment par la redoutable barre. Ses vêtements ruisselaient d’eau de mer et son chapeau avait disparu. Cependant, il essayait de sourire et ne conservait plus trace de son ancienne timidité.
–Monsieur, demanda Louise, êtes-vous sûr…
–Ce n’est qu’un étourdissement, je vous le répète… Ah! pourquoi n’avez-vous pas regagné la route quand je vous faisais des signes pour vous avertir du danger?
–Et pour nous avertir, monsieur, vous vous êtes exposé vous-même à ce danger! Que faire?… Maman! chère maman! reconnaissez-moi donc…
–Encore une fois, mademoiselle, rassurez-vous. Tenez, voilà qu’elle revient à elle!
En effet, Mme Morlent rouvrait languissamment les yeux. En se voyant dans les bras de sa fille, elle ne manifesta aucune joie. Une expression d’hébétement se montrait sur son visage blême, et elle murmura en frissonnant:
–J’ai froid.
Comme elle, Louise, et Gustave n’avaient pas un fil de sec sur le corps, et la brise aigre qui accompagnait la marée les faisait grelotter.
Louise embrassa sa mère.
–Courage! dit-elle; si seulement vous pouviez marcher en vous appuyant sur moi…
Mme Morlent ne répondit pas. Des gouttes de sang perlaient sur son front et provenaient, comme on l’avait soupçonné, d’un choc contre quelqu’une des roches disséminées sur la grève.
–Mon Dieu! elle est blessée! s’écria Louise.
–Ce n’est rien, madémoiselle, répliqua le clerc, qui avait rapidement examiné la plaie; une simple contusion, et quand l’étourdissement sera passé… Il conviendrait peut-être de transporter madame votre mère dans la maison la plus voisine.
–Alors, mon garçon, dit une voix nouvelle derrière eux, la maison la plus voisine est la mienne et j’y recevrai volontiers ces pauvres dames, si mal munie qu’elle soit de bien des choses… Ah! notre barre n’est pas galante! Arranger ainsi mes chères marchandes de tabac!
Ces paroles étaient prononcées par le marquis de Rainville. Il venait de s’approcher avec la garde-chasse, l’endroit où se trouvaient les victimes de l’accident étant, à cette heure, complètement à sec.
–Vraiment, monsieur le marquis, dit Ricart, ces dames feront bien d’accepter votre invitation; de prompts secours sont nécessaires à Mme Morlent…
–Morlent! répéta le marquis, comme si ce nom éveillait en lui quelque souvenir.
Toutefois, sa mémoire ne lui fournit sans doute rien de précis, car, après une seconde de réflexion, il ajouta:
–Il faut venir à Sergy… Malheureusement cette pauvre dame est incapable de marcher, et ni Lajeunesse ni moi nous n’aurions la force…
–Je la porterai, si l’on veut, dit Ricart en regardant Louise; le château n’est guère qu’à deux cents pas d’ici.
En toute autre circonstance, Louise, qui avait remarqué les appréhensions mystérieuses de sa mère au sujet du marquis de Sainville eû décliné l’invitation du vieux gentilhomme. Dans cette nécessité pressante, elle répondit:
–Que l’on fasse ce que l’on voudra… pourvu que l’on secoure ma pauvre mère au plus vite!
Elle essaya, aidée par Ricart, de relever Mme Morlent; le marquis dit au garde-chasse:
–Toi, La jeunesse, précéde-nous au château et ordonne à Jeannette de préparer bien vite une chambre pour ces dames.
–Une chambre! répéta brusquement La jeunesse qui était de ces serviteurs d’ancien régime, fidèles mais bourrus; eh! monsieur le marquis, il n’y a qu’une chambre à peu près habitable au château. et c’est la vôtre.
–Alors on préparera la mienne, vieux raisonneur, et on allumera un grand feu dans la cheminée.
–Oh! pour du feu, répliqua La jeunesse, nous avons de quoi en faire… C’est, je crois, tout ce que l’on pourra trouver chez nous.
Il prit le fusil de son maître, siffla le chien et marcha vers le château d’un pas rapide.
Mme Morlent, avec le secours de sa fille et de Gustave, était parvenue à se remettre sur ses pieds; elle n’avait toujours qu’une vague perception de ce qui se passait, et quand elle essaya de marcher, elle ne put y réussir. Alors Gustave, sans attendre une permission nouvelle, la prit dans ses bras, la chargea sur son épaule et regagna la route, tandis que Louise la tenait par la main et que le marquis venait le dernier.
Ricart et les deux dames formaient un groupe piteux et navrant. Ils laissaient derrière eux une trace humide; le vent, qui agitait leurs vêtements mouillés, les pénétrait jusqu’aux os. Pâles et défaits, ils semblaient tous avoir grand besoin de trouver un refuge.
Le maître-clerc avait trop présumé de ses forces en s’engageant à porter Mme Morlent jusqu’à l’habitation. Bientôt il fut tout essoufflé, et malgré le froid qu’il venait de ressentir, la sueur commençait à couler sur son visage. Comme on atteignait la petite avenue du château Mme Morlent fit entendre par signes qu’elle voulait essayer de marcher. On s’empressa de la remettre à terre, et soutenue d’un côté par Ricart, de l’autre par sa fille, elle fit quelques pas en chancelant.
Le marquis ne manquait pas d’offrir, en toute occasion, ses bons offices que l’on n’acceptait pas. Maintenant la malade paraissait vivement l’occuper. Il contemplait avec fixité cette figure, qu’il n’avait fait qu’entrevoir jusqu’à ce moment, et murmurait en secouant la tête:
–Bah! Je me trompe!… Mme Morlent!… Oui, je rêve, et je suis comme ces vieilles ganaches qui croient reconnaître des personnes qu’elles n’ont jamais vues!
La mère de Louise ne tarda pas à se trouver encore incapable d’avancer, et ses jambes se dérobèrent de nouveau sous elle. Gustave, un peu ranimé, se hâta de la replacer sur son épaule; quelques minutes plus tard, on arrivait au château.