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II
LA MÈRE ET LA FILLE

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Table des matières

La circulation n’était pas très active entre la ville et la station de chemin de fer la plus voisine: aussi la voiture contenait-elle seulement trois personnes, M. Jovinet, l’entreposeur de tabacs, qui sauta le premier à bas de l’omnibus, puis deux dames vêtues de noir, auxquelles il offrit la main pour les aider à descendre, au milieu d’une demi-douzaine de badauds attirés par la curiosité.

Ce fut sur les deux dames en deuil que se fixa particulièrement l’attention. On ne les connaissait nullement dans le pays, mais on pouvait aisément deviner que l’une était la mère et l’autre la fille: toutes les deux avaient un cachet de distinction véritable.

Dès qu’elles eurent mis pied à terre, elles regardèrent avec un empressement timide autour d’elles, pendant que l’entreposeur faisait décharger leurs malles. La mère ayant écarté son grand voile de veuve, montra un visage pâle, mélancolique, où l’on pouvait reconnaître des traces de beauté. Par malheur, la toilette de la voyageuse semblait combinée pour déconcerter les observations indiscrètes. Par-dessous son chapeau de crêpe, un tulle noir cachait soigneusement ses cheveux. Son cou était enveloppé d’un fichu de même étoffe qui l’ensevelissait jusqu’au menton. Enfin aussitôt qu’elle eut rejeté son voile en arrière, elle posa sur son nez un lorgnon à verres bleus, dont le double ruban contribuait à cacher son visage.

Quant à la fille, âgée d’environ dix-huit ans, on ne pouvait rêver de plus charmante et de plus gracieuse personne. Sa robe noire, un peu collante, selon la mode, dessinait une taille fine, souple, et des contours d’une pureté parfaite. Sa figure, encadrée de bandeaux blonds, avait une coupe exquise, avec une expression de candeur et de malice à la fois. La bouche, petite et vermeille, semblait ne pas mieux demander que de sourire à tout propos, tandis que les yeux bleus, alanguis, pleins de tristesse, paraissaient avoir déjà versé bien des larmes. Du reste, la jeune fille ne portait pas de voilette et sa beauté rayonnait librement sans qu’elle y songeât.

Outre les fonctionnaires et la Bourinette arrêtés sur le seuil du bureau de tabac, les gens de l’auberge se mettaient aux fenêtres, les gens du café accouraient devant la porte, et des curieux de toute espèce formaient cercle autour de la voiture.

Parmi ces derniers se trouvait un jeune homme de physionomie avenante, vêtu avec une simplicité de bon goût, qui venait de sortir de la maison du notaire, un rouleau de papiers à la main. Comme il traversait la place d’un air pressé, il s’était arrêté brusquement à la vue de la jeune voyageuse. Pétrifié, le bras tendu, on eût dit qu’il avait reçu ce que l’on appelle «le coup de foudre», et son regard ne se détournait pas de la charmante enfant. Elle n’y prenait pas garde, quand son petit sac de voyage lui échappa et tomba sur le pavé. Aussi prompt que la pensée, le jeune homme s’élança pour le relever et le lui présenta. Tous les deux rougirent, mais pas une parole ne fut prononcée, et l’obligeant garçon, après avoir salué, se retira à quelques pas, tandis que la demoiselle, toute confuse, baissait la tête.

Peu de personnes avaient remarqué cette circonstance et le maire, qui se piquait d’être connaisseur en beaucoup de matières, dit au juge de paix:

–Ces dames sont certainement des Parisiennes. La fille me paraît fort bien.... quant à la mère, est-elle encore jeune et encore jolie? du diable si on pourrait le deviner. C’est une énigme vivante!… Cependant, toute réflexion faite, je les trouve trop comme il faut l’une et l’autre pour être des tabatières.

Et il se mit à rire de son mot.

–Vous croyez, mon cher maire? répliqua le jovial magistrat; pour moi, je les prise différemment… Ces Parisiennes vont nous râfler le bureau du capitaine Bourinet, dussions-nous en fumer!

Et il partit, à son tour, d’un éclat de rire.

Malgré cet échange de facéties, le maire n’était pas encore convaincu que les yoyageuses fussent bien des «tabatières» selon son expression, lorsque l’entreposeur, après avoir échangé avec elles quelques paroles à voix basse, leur indiqua le bureau de tabac. Alors tous ensemble se mirent à l’examiner avec un intérêt évident.

–Vous avez beau dire, messieurs, reprit la Bourinette, cette fois je vais prendre mes clic et mes clac… On avait raison d’assurer que ce serait un Parisien ou une Parisienne qui me remplacerait! Tout est pour les Parisiens aujourd’hui!… La petite ne me paraît pas laide et sa frimousse suffirait pour attirer les pratiques, si cela était nécessaire chez nous… Tenez, ne s’imaginerait-on pas que M. de Ricart, le maître clerc, en est déjà toqué? Comme il la reluque!.. Allons! ajouta-t-elle d’un ton différent, elles sont pressées sans doute, car M. Jovinet me les amène.

En effet, l’entreposeur venait de donner le bras à la plus âgée des dames, tandis que l’autre se rangeait auprès de sa mère, et on se dirigea vers la boutique.

–Sauvons-nous, juge! reprit le maire avec vivacité. Nous aurions l’air, nous, fonctionnaires publics, d’être venus donner de la solennité à la prise de possession.

–Vous avez raison; aussi bien nous sommes des vaincus et il ne convient pas d’assister au triomphe de nos vainqueurs…

–C’est indigne! grommela le maire; on m’en fera tant, que l’on finira par me jeter dans l’opposition… Le gouvernement s’arrangera comme il pourra!

Et ils s’éloignèrent rapidement.

–Ce n’est pas du moins sa pie-grièche de nièce qui aura le bureau! pensait le juge de paix

–Le bureau passera devant le nez à sa vieille folle de sœur, pensait le maire; et si elle veut priser, elle payera son tabac!

Tandis que les deux éminents fonctionnaires battaient ainsi en retraite, les deux dames, conduites par Jovinet, arrivèrent devant la boutique; la Bourinette les accueillit par une belle révérence.

–Mademoiselle Castorin, dit l’entreposeur d’un ton majestueux, voici Mme et Mlle Morlent, les nouvelles titulaires du bureau de la Civette.

La demoiselle Castorin salua encore et s’effaça pour laisser entrer les nouveaux venus. Puis, ayant fermé la porte de la boutique et poussé une targette, afin qu’on ne fût pas dérangé dans la grave conférence qui allait avoir lieu, elle tira, on ne sait d’où, trois misérables tabourets foncés de paille, sur lesquels les dames et Jovinet s’assirent.

On causa quelques instants, sans s’inquiéter si certains indiscrets ne venaient pas regarder aux vitres de la devanture. Les dames parlaient peu et l’entreposeur était chargé de discuter avec la Bourinette les conditions de l’arrangement; la mère approuvait tout par signes et aucune difficulté ne semblait devoir s’élever entre les deux parties.

Il fut question de visiter la maison que la mère et la fille devaient habiter désormais; d’ailleurs, elles désiraient acquérir différents meubles. On passa donc dans l’arrière-boutique, servant à la fois de cuisine et de salle à manger, qui était sombre, enfumée, humide. Un petit escalier criard les conduisit à l’étage supérieur, où se trouvaient deux pièces délabrées, meublées avec l’insouciance de certains provinciaux pour la propreté et pour le bien-être. Tout cela était mesquin, pauvre. incommode; l’obscurité du soir, comme aussi les souvenirs du défunt capitaine, qui, si peu de jours auparavant, habitait ce taudis, donnaient à la maison un caractère de tristesse, d’abandon et de mort.

Mme Morlent ne pouvait cacher entièrement une impression, pénible. Elle répondait par monosyllabes à la Bourinette, qui lui vantait chaque chose avec volubilité, et elle regardait fréquemment sa fille, qui de son côté détournait la tête. L’officieux entreposeur continuait de discuter avec la légataire du capitaine les arrangements à prendre. Du reste, Mme Morlent devait recevoir le lendemain, par le chemin de fer, des meubles venus de Paris, et il n’y avait à s’entendre que sur certains objets indispensables à l’exploitation du débit de tabac.

Aussi tomba-t-on aisément d’accord et on redescendit dans la boutique. Les dames, fatiguées du voyage, témoignèrent le désir de retourner à l’auberge où elles comptaient demeurer jusqu’à ce qu’elles pussent occuper la maison, et Jovinet, dont la tâche était accomplie, annonça qu’il allait prendre le chemin de fer pour regagner sa résidence dans une ville voisine. On convint que, le lendemain et les jours suivants, la mère et la fille viendraient s’établir dans la boutique, où la Bourinette consentait à rester jusqu’à ce qu’elles fussent an courant de la vente.

–Ainsi, mesdames, demanda-t-elle, vous ne connaissez pas encore «l’état» et vous n’avez jamais eu de bureau ni à Paris, ni ailleurs?

Mme Morlent allait répondre; comme des larmes gonflaient déjà ses yeux, la jeune fille dit avec précipitation:

–Non, mademoiselle; mon excellent père, que nous avons eu la douleur de perdre récemment, était fonctionnaire public, et ma mère n’avait qu’à tenir sa maison… Quant à moi, j’étais dans un pensionnat, dont je suis sortie peu de temps avant le malheur qui nous a si cruellement frappées… Mais il n’importe! Nous saurons très vite ce qu’il faut savoir, puisque vous voulez bien nous servir de guide.

–Ce n’est pas difficile, allez! répliqua la Bourinette d’un air capable; il s’agit, seulement, d’avoir les mains agiles, de rester sur sa chaise du matin au soir et de répondre à vingt personnes à la fois… Ah! par exemple, ajouta-t-elle en riant, il ne faut pas être chipie, car fumeurs et priseurs ne sont pas toujours des mieux embouchés!

–Il suffit, mademoiselle Castorin, interrompit Mme Morlent en se le vant; merci pour vos complaisances, et à demain.

On se sépara. Pendant que Jovinet reconduisait les dames jusqu’à l’auberge, la Bourinette, qui avait ouvert la porte de la boutique, regagna sa place derrière le comptoir.

–Ces mijaurées auraient bien pu m’inviter à dîner, murmurait-elle; je les vaux bien, je pense! Malgré leurs grands airs, il y a maintenant plus d’écus dans ma poche que dans la leur… Patience! je vais faire la dame à mon tour, pendant qu’elles tourneront des cornets et qu’elles pèseront pour cinq centimes de caporal… J’ai promis de les mettre au courant, suffit… Passé cela, nous verrons!

Rentrées à l’auberge, Mme et Mlle Morlent, après avoir pris poliment congé de l’entreposeur des tabacs, firent un léger repas dans une solitaire salle à manger; puis, elles demandèrent à se retirer dans une chambre à deux lits, où l’on avait transporté leurs bagages.

Quand la servante chargée de les installer se fut retirée, et quand elles se trouvèrent seules dans cette chambre d’hôtel qu’éclairait une morne bougie, elles se jetèrent dans les bras l’une de l’autre et fondirent en larmes.

–Courage! chère maman, dit la jeune fille; ceci était inévitable puisque nous avons perdu celui qui faisait notre orgueil et notre joie! Il faut accepter bravement cette existence modeste.

–Oh! ce n’est pas pour moi, ma Louise, répliqua Mme Morlent avec explosion, non ce n’est pas pour moi que je redoute la vie obscure et pénible qui nous attend ici… J’ai mérité peut-être ma mauvaise fortune, et je suis prête à tout, résignée à tout… Mais toi, chère enfant, toi si belle, si douce, si délicate, songer que tu vas consumer ta jeunesse dans cette atmosphère impure, au milieu de gens vulgaires et souvent grossiers!… Mon cœur se serre à cette pensée; pourquoi t’être obstinée à partager l’humble condition à laquelle je suis réduite? Si tu l’avais voulu, tu serais restée à Paris, dans la pension où tu as été élevée. Je serais venue seule ici, et rien n’eût pu me rebuter. Plus tard peut-être…

–Ne parlons plus de cela, ma bonne mère; je ne saurais vivre séparée de vous… D’ailleurs, il est trop tard maintenant pour retourner en arrière. Les commencements seront un peu rudes sans doute, mais nous renoncerons à nos habitudes pour nous plier à cette situation laborieuse, nous prendrons aisément des habitudes nouvelles.

–Que Dieu t’exauce, chère enfant! répliqua la mère, en essuyant ses yeux à son tour; crois-tu vraiment pouvoir te soumettre aux vulgarités, aux ennuis, aux hostilités sourdes qui nous attendent? Tu ne sais pas, tu ne peux pas comprendre encore les tiraillements, les piqûres d’épingle, les innombrables petites misères auxquels nous serons exposées et auxquels ta nature exquise te rendra plus sensible qu’une autre!

–Maman, je vous le répète, pourvu que je sois avec vous, je me trouverai toujours bien… Mais il se fait tard, vous êtes fatiguée; il est temps de nous reposer. Certainement vous verrez demain les choses sous un aspect moins fâcheux!

Pendant cette conversation, Mme Morlent avait commencé lentement à se déshabiller. Le lorgnon, aux verres bleus et aux volumineux rubans, était déposé sur la cheminée. Elle avait retiré ce tulle disgracieux, ce «tour-de-tête» qui lui ceignait le front, et l’on pouvait voir une abondante chevelure, dont aucun fil blanc ne déshonorait la teinte châtain foncé. De même, elle s’était débarrassée de l’espèce de cravate qui l’engonçait naguère, et son cou blanc, onduleux, avait la rondeur de la jeunesse. Maintenant elle ne paraissait pas avoir atteint la quarantaine; elle était encore belle, fraîche et pouvait au besoin passer pour une sœur aînée de sa fille.

Cette espèce de transformation réveilla certaines réflexions chez Louise.

–Bon Dieu! chère maman, demanda-t-elle d’un ton affectueux et gai, quelle idée avez-vous donc eue aujourd’hui de vous habiller en vieille femme? Vous vous étiez emmitouflée je ne sais comment; et ce lorgnon bleu, dont vous vous servez à tout propos…

Mme Morlent ne put dissimuler son malaise et balbutia avec embarras:

–Tu comprends, Louise, en voyage… Et puis, j’ai la vue si faible depuis quelque temps!… Dans ce pays nouveau, il n’est pas mal que je me donne un air âgé afin d’imposer davantage… sans compter que je ne veux pas paraître être en rivalité de coquetterie avec ma fille.

–C’est un véritable déguisement! Depuis quelques heures, je vous trouve tout à fait méconnaissable. Auriez-vous des raisons pour ne pas vouloir être connue dans ce pays, où vous venez, je pense, pour la première fois?

–Tu es folle, ma pauvre Louise! répliqua Mme Morlent dont le malaise devenait un supplice réel; laisse-moi libre de m’arranger comme je l’entends, et hâtons-nous de nous coucher, car, ainsi que moi, tu tombes de lassitude.

Louise n’insista pas, mais le trouble de Mme Morlent lui faisait soupçonner un mystère sur lequel son esprit n’osait s’arrêter.

Quelques instants plus tard, l’une et l’autre étaient couchées. Dormirent-elles d’un bon sommeil pendant cette première nuit? Nous ne saurions le dire. Dès que la lumière se fut éteinte à leur fenêtre, un homme, qui rôdait devant l’auberge, s’éloigna lentement et on entendit bientôt claquer la porte de la maison du notaire.

La marchande de tabac

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