Читать книгу Le brocanteur - Elie Berthet - Страница 4
II
LE MEUBLE D’ÉBÈNE
ОглавлениеCette habitation, moitié ferme et moitié château, se composait, comme nous l’avons dit, de bâtiments vieux et délabrés, auxquels on avait ajouté quelques constructions légères pour l’exploitation agricole. Tout d’abord on remarquait, en face de l’arcade en ruines servant d’entrée, une petite tour à toit pointu, aux murs crevassés; c’était évidemment un pigeonnier féodal, qui, depuis près d’un siècle, ne contenait plus de pigeons. A droite et à gauche de la cour, s’élevaient les étables et les hangars. Au fond se trouvait le bâtiment principal, noir, massif, avec d’étroites fenêtres. Les tours qui le flanquaient jadis, et dont on apercevait encore les bases, avaient été rasées au niveau du toit; les girouettes avaient disparu, et il ne restait de l’ancien château qu’une maison maussade, mal entretenue, à peine plus grande et certainement moins agréable à habiter que les simples métairies du voisinage.
Le brocanteur, dont cette construction du temps passé flattait les goûts archéologiques, eût bien voulu l’examiner à loisir, mais on ne lui en laissa pas le temps. Au bruit de la voiture, un jeune homme, vêtu en gros drap et ayant presque l’aspect d’un paysan, mais dont le visage brun exprimait la franchise et l’honnêteté, accourut sur le seuil de la porte. Derrière lui apparaissait la figure pâle d’une fillette de douze à quatorze ans, vêtue de noir.
Il s’écria d’une voix émue:
Amédée… mon frère… est-ce toi enfin?
–Oui, Jean-Baptiste, répliqua l’officier; ma mère… comment va ma mère?
Jean-Baptiste ne répondit pas.
–Amédée! mon cher Amédée! s’écria la fillette qui fondit en larmes.
Amédée, puisque c’était le nom de l’officier, sauta à terre.
–Bonjour, Mariette, dit-il affectueusement à la jeune fille; est-ce que j’arrive à temps?
–Hélas! non, répondit Jean-Baptiste en se jetant dans ses bras et en pleurant lui-même; nous l’avons enterrée hier matin…
–Nous ne la reverrons plus que dans le ciel! ajouta Mariette en embrassant Amédée à son tour.
–Mon frère… ma sœur… Pourquoi ne m’avoir pas prévenu? Pourquoi ne m’avoir pas envoyé un télégramme?
Jean-Baptiste et Mariette pouvaient répondre que, dans cette campagne écartée, ils n’avaient pas encore une idée bien nette de l’usage des télégraphes et des chemins de fer; mais, pendant qu’ils s’excusaient de leur mieux auprès d’Amédée, tous rentrèrent dans la maison, et on n’entendit plus que le murmure de leurs voix. Bailleul et sa nièce n’avaient pas quitté la voiture.
–On ne pense plus à nous, dit Louise, et cela est fort naturel dans les circonstances douloureuses où se trouve cette famille. Eh bien! mon oncle, partons. Le village est grand, et il y a sans doute une auberge.
–Patience, ma chère, répliqua Bailleul, on ne nous oubliera pas toujours… Quelqu’un va venir certainement réclamer ceci.
Il désignait la valise de drap et le sabre que l’officier, dans son trouble, avait laissés sur la banquette de la carriole.
Mariette, en effet, ne tarda pas à reparaître.
Sans s’inquiéter de la pluie, qui tombait encore et qui s’attachait en perles brillantes à ses bandeaux de cheveux bruns, elle s’avança vers la carriole.
C’était une belle enfant, saine et forte comme on l’est à la campagne, et dont les traits devaient avoir d’ordinaire une expression de bonne humeur.
–Monsieur, et vous, mademoiselle, dit-elle les yeux baissés, mais avec beaucoup de grâce, soyez indulgents pour mes frères. Absorbés par leur chagrin, ils oublient tout le reste. Vous pouvez placer votre voiture et votre cheval sous ce hangar, jusqu’à la fin de la pluie. Quant à vous, entrez je vous prie; vous vous reposerez au coin du feu, et vous accepterez quelques rafraîchissements.
Louise voulait décliner l’invitation, car elle sentait que la présence d’étrangers dans cette maison affligée pouvait être importune; Bailleul n’eut pas les mêmes scrupules.
–Ce n’est pas de refus, mademoiselle, répliqua-t-il avec empressement; descends, Louise… Moi, je vais mettre la carriole et Fanchette à l’abri; puis, je rapporterai la valise du lieutenant.
Louise sauta à terre, ce qui permit de constater qu’elle portait un pantalon tout viril, sous sa robe de laine. Elle tomba presque dans les bras de la jeune campagnarde, qui l’entraîna vers la maison, en lui disant avec douceur:
–Venez, venez, mademoiselle… Vous paraissez transie de froid.
–Merci, répliqua Louise; vous êtes bonne, mademoiselle… mademoiselle…
–Mariette de Beauregard, acheva la fillette avec une dignité naïve.
Bailleul, après avoir conduit la jument sous le hangar et avoir jeté sur elle une couverture, car la pauvre bête était fumante, se dirigea, à son tour, vers la maison avec la valise d’Amédée.
Dans une pièce du rez-de-chaussée, qui semblait servir à la fois de cuisine et de salle commune, il rejoignit les deux jeunes filles; assises devant une vaste cheminée de pierre, elles paraissaient déjà être les meilleures amies du monde. Au fond, il y avait une seconde pièce, séparée de la première par une porte vitrée, et dans laquelle on entendait des éclats de voix, mêlés de quelques sanglots; c’était les deux frères qui parlaient de leur mère défunte.
Le brocanteur promena un regard avide autour de lui. Sauf la cheminée monumentale, dont le manteau portait des armoiries sculptées, cet intérieur vieux et grossier, ressemblait beaucoup à l’intérieur des habitations rustiques du pays. Le plancher n’était qu’un carrelage en briques; le plafond avait des poutres saillantes, noires de vétusté et de fumée. Les meubles consistaient en quelques sièges de bois, en un vaisselier et une hûche, du travail le plus primitif. Une énorme table, à pieds tors, était à demeure au milieu de la pièce. Quelques casseroles de cuivre, soigneusement récurées, quelques assiettes d’étain, disposées dans le vaisselier et brillantes comme de l’argent pur, servaient d’ornements.
Bailleul éprouva un certain désappointement, à la vue de ces objets vulgaires. Mariette de Beauregard courait de çà et de là, afin de disposer sur la table les rafraîchissements annoncés. Elle servit une bouteille de vin du crû, véritable piquette, un fromage, quelques fruits secs, reliefs peut-être du festin des funérailles qui avait eu lieu la veille dans la maison. Ces modestes provisions étaient offertes avec une simplicité cordiale, et Bailleul ne put s’empêcher d’y faire honneur, tandis que Louise elle-même trempait ses lèvres dans un verre de vin, non sans retenir une légère grimace.
Tout en mangeant une bouchée, le brocanteur finit par aviser, dans un enfoncement sombre, un meuble de forme étrange et en bois noir, qu’on avait relégué là comme un objet inutile ou hors de service. Ce meuble de fantaisie tenait de la table et du secrétaire, avec ses pieds couverts de ciselures et ses nombreux tiroirs auxquels manquaient la plupart de leurs anneaux de cuivre.
Le marchand de bric-à-brac tressaillit à cette vue. Se levant sans rien dire, il alla examiner sa découverte avec une attention minutieuse. Il n’eut pas de peine à reconnaître que ce meuble, qui était en ébène et devait dater du seizième siècle, était couvert d’ornements du plus fin travail. A la vérité, ces ornements étaient encrassés, rongés par le temps en plusieurs endroits, et l’un des pieds, ayant été rompu, avait été remplacé avec du bois de chêne par un menuisier de village. Néanmoins, l’œil exercé de Bailleul reconnaissait un de ces jolis chefs-d’œuvre de la Renaissance, comme on en trouve à l’hôtel de Cluny et dans les riches collections d’amateurs.
Il se garda bien, nous le répétons, de laisser voir son admiration et sa joie. Il regagna tranquillement sa place.
–Vous avez là, mademoiselle, dit-il à Mariette, un «bibelot » dont je pourrais bien m’accommoder, si l’on faisait chez vous une vente après décès, comme il arrive parfois. C’est vieux, cassé, vermoulu; ça aura besoin de nombreuses et coûteuses réparations. Cependant, si l’on voulait s’en débarrasser, j’irais jusqu’à en offrir… oui, j’en offrirais bien cent francs. et je payerais comptant.
La jeune campagnarde ouvrit de grands yeux.
–Cent francs! répéta-t-elle; est-il possible? Tant d’argent pour cette armoire, dans laquelle on serre les ustensiles et les chiffons hors d’usage!… Ah! si ma pauvre maman, qui était une excellente ménagère, avait reçu cette proposition, comme elle vous aurait pris au mot!
Elle s’attendrit à ce souvenir, et ajouta aussitôt:
–Je doute que mes frères acceptent le marché. Ce meuble a appartenu à notre grand-oncle, le marquis de Florac, qui est mort ici, dans un âge très avancé. Le marquis, à ce que j’ai entendu dire, ne s’est pas toujours bien conduit envers notre famille; je suppose pourtant qu’Amédée et Jean-Baptiste de Beauregard, qui sont pleins de respect pour les moindres objets provenant de nos ancêtres, ne consentiront pas à vendre celui-ci.
–C’est dommage, répliqua Bailleul; cette. machine me semble originale, et j’aurais été capable d’en donner. cent cinquante francs.
Amédée et Jean-Baptiste de Beauregard rentrèrent. Tous les deux avaient les yeux rouges, les traits altérés. La présence de Bailleul et de Louise réveilla chez l’officier d’autres pensées.
–Je te remercie, petite sœur, dit-il à Mariette, d’avoir songé à réparer mon impolitesse envers M. Bailleul et envers cette aimable demoiselle, qui ont eu l’obligeance de me ramener ici. Ce n’est pas leur faute si je n’y trouve que deuil et désolation!… Ils excuseront la douleur d’un fils dans un tel moment.
–Vous êtes tout excusé, mon lieutenant, répliqua le brocanteur; on s’explique sans peine qu’en apprenant cette terrible nouvelle… Mais votre sœur nous a fait un accueil pour lequel nous la prions, ainsi que vous, de recevoir nos remerciements.
Il s’était levé et semblait se disposer au départ.
–J’aurais voulu, poursuivit-il, vous demander des renseignements sur les habitations du voisinage, où il me sera possible d’acquérir quelques objets d’art; mais, dans l’affliction où vous êtes, vous ne sauriez descendre à de semblables détails… Aussi ne vous parlerai-j e même pas de ce meuble éclopé, que vous voyez là-bas dans un coin, et qu’en tout autre cas, je vous aurais proposé de me céder…
–Et dont monsieur offre cent cinquante francs, ajouta Mariette en regardant ses frères.
–Cent cinquante francs! répéta à son tour Jean-Baptiste.
Amédée sourit avec tristesse.
–Vraiment! dit-il, il y a donc, dans notre humble logis, quelque chose qui vous semble précieux? Si j’étais seul maître ici, monsieur Bailleul, je vous prierais d’accepter cette bagatelle en souvenir de votre obligeance pour moi… Mais on vous a dit peut-être que ce meuble provient d’un grand-oncle, et sans doute mon frère et ma sœur ne se soucieraient pas…
–L’oncle Florac n’a déjà pas été si bon pour nous! répliqua Jean-Baptiste brusquement, et notre mère défunte le tenait en médiocre estime… Je ne vois guère pourquoi nous ferions des reliques de cette antiquaille démantibulée.
Il ajouta tout bas:
–Tu connais, Amédée, notre cruelle situation. Nous sommes endettés et nous allons avoir à payer au fisc des droits considérables… Avec ces cent cinquante francs, nous pourrions élever à notre mère une tombe convenable, dans le cimetière de Saint-Amand.
–Alors, mon frère, répliqua l’officier tout haut, rien ne s’oppose à ce que nous écoutions la proposition de M. Bailleul.
Le brocanteur ne put retenir un mouvement de joie. Louise, qui savait que, si son oncle offrait cent cinquante francs, c’était que le meuble en valait le double ou le triple, ne put s’empêcher d’adresser à Amédée un signe qui voulait dire:–Prenez garde!
L’officier n’eut pas l’air de le remarquer. Bailleul, craignant que l’on ne revînt sur le marché, s’empressa de tirer de son portefeuille un billet de cent francs, puis cinquante francs en or, qu’il étala sur la table.
–Voilà! dit-il; à présent le bibelot est à moi… Je ne sais quel parti j’en tirerai, mais je n’ai qu’une parole.
Il s’élança vers le meuble d’ébène et se mit à l’examiner avec complaisance. Tout cela s’était accompli si rapidement que les vendeurs n’avaient pas eu le temps d’élever une difficulté.
Du reste, personne ne paraissait disposé à contester la prise de possession. Jean-Baptiste, défiant comme les campagnads, s’assurait que Je billet et les pièces d’or étaient de bon aloi. Toutefois, Mariette dit à Bailleul:
–Un moment, monsieur; vous allez pouvoir placer ce secrétaire sur votre voiture; mais permettez-moi d’abord de le débarrasser des choses de ménage qu’il contient.
–Rien de plus juste.
Mlle de Beauregard ouvrit successivement les tiroirs et en retira des couteaux ébréchés, des couverts d’étain, sans compter quelques menues merceries, qui semblaient être à son usage personnel.
Bailleul l’observait en souriant. Lorsque Mariette eut entassé ces divers objets dans un autre meuble, il lui dit d’un air malin:
–Vous croyez, mademoiselle, avoir retiré du secrétaire de votre grand-oncle tout ce qu’il pouvait contenir; mais je dois vous apprendre, ainsi qu’à ces messieurs, que les meubles de ce genre renferment parfois des compartiments secrets, dont il est impossible, à moins qu’on ne soit prévenu, de soupçonner l’existence. Plusieurs de ces secrétaires me sont déjà tombés dans les mains, et je sais par expérience… Ils ont été construits à une époque où l’on ne trouvait aucune sûreté pour les personnes et pour les biens. Ma nièce Louise, qui est très ferrée sur l’histoire, vous dira que, dans ce temps-là, des guerres de religion, des actes de violence, des brigandages, rendaient certaines précautions indispensables. Aussi s’ingéniait-on à cacher ce qu’on possédait de précieux…
–Quoi! s’écria Jean-Baptiste avec surprise, y aurait-il là-dedans une cachette de cette espèce?
–C’est fort possible, et je vais m’en assurer.
Tous les assistants étaient devenus attentifs. Bailleul enleva le tiroir principal, qui avait été fermé autrefois par une solide serrure; puis il plongea le bras dans l’ouverture, et tâta le fond avec soin.
Tout à coup, il parut peser avec force sur quelque chose et on entendit un bruit sec, comme celui d’un ressort qui se détend.
–" Quand je disais! reprit Bailleul; mademoiselle, ajouta-t-il en se tournant vers Mariette, c’est-à vous de voir ce que contient cette case secrète.
Et il s’écarta poliment.
Mariette, à son tour, plongea le bras dans le vide laissé par le tiroir. Bientôt, sa main rencontra une cavité nouvelle, que le mouvement d’un ressort venait de mettre à découvert, et elle en tira un vieux sac de velours, qu’elle s’empressa d’ouvrir. Ce sac renfermait plusieurs bijoux de forme ancienne, notamment des bracelets et une boite d’or émaillée, avec des chiffres en diamants. L’objet principal était une bague chevalière, surmontée d’un gros brillant; il y avait jusqu’à un éventail peint, du temps de Louis XV.
A la vue de cette trouvaille, tout le monde demeura stupéfait. Les jeunes filles admiraient naïvement les bijoux, quand Jean-Baptiste s’écria:
–Bon Dieu!est-ce en effet de l’or et des pierres précieuses? Dire que depuis plus de trente ans, ce meuble est resté ouvert à tous venants, et que nul ne s’est avisé… Ainsi, monsieur, ajouta-t-il en s’adressant à Bailleul, ces belles choses ont été déposées là au temps des guerres de religion dont vous parlez?
–Non, non, répliqua le brocanteur avec un sourire de mépris; ces bijoux datent seulement de la fin du siècle dernier, quelques-uns même du commencement du premier Empire… Ils ont appartenu à une personne qui ne peut pas être morte depuis longtemps.
–C’était l’oncle Florac, répliqua Jean-Baptiste; sans doute il connaissait par tradition le secret de ce meuble qui était autrefois dans la chambre où il est mort… Ainsi, monsieur, ajouta-t-il avec une sorte de confusion, je viens de dire une grosse sottise?.. C’est que, voyez-vous, je ne suis rien de plus qu’un paysan. On m’a mis dans les collèges, mais je n’ai pu rien apprendre, pendant que mon frère Amédée devenait un savant et qu’il entrait à Saint-Cyr. Notre mère défunte assurait qu’il doit relever un jour le nom des Beauregard… Quant à moi, je ne m’en cache pas, je conduis souvent la charrue, je travaille aux champs comme les journaliers… Mais Amédée et Mariette m’aiment tout de même!
–Tu es le meilleur des hommes, Jean-Baptiste, dit l’officier avec émotion; tu as été, dans les mauvais jours, le protecteur de toute la famille…
–Notre mère, reprit Mariette les yeux humides de larmes, nous a recommandé de te respecter comme un père.
–Suffit, interrompit Jean-Baptiste; il n’est pas nécessaire de conter devant des étrangers… Enfin, voici déjà une part de la succession de l’oncle Florac. Comme nous n’avons pas besoin de bijoux, nous vendrons ceux-ci, et l’argent que nous en retirerons sera le bienvenu pour payer nos dettes… car l’année dernière a été diablement mauvaise!… Mais, voyons, monsieur le marchand, ce n’est pas là, comme je l’ai entendu dire, tout ce que nos parents pouvaient attendre du grand-oncle, qui passait pour riche… N’existerait-il pas, par hasard, dans le secrétaire, une autre cachette?
–Non, non, je ne crois pas, répliqua Bailleul embarrassé, vous pouvez voir par vous-même…
–Moi, je n’y verrais que du feu… Enfin, puisque vous affirmez que c’est tout, vous pouvez emporter ce meuble qui vous appartient.
Le brocanteur s’empressa de remettre le tiroir en place. Il paraissait éprouver une agitation singulière et ses yeux brillaient. Tout à coup, il interrompit sa besogne et dit d’un air cauteleux:
–Messieurs, celui qui découvre, ou fait découvrir un trésor, a droit à une partie de sa valeur… Ne me donnerez-vous pas une modeste part dans les objets précieux que je viens de mettre en votre possession?
–Oh! pour cela non! répliqua Jean-Baptiste du ton d’un créancier avide, auquel on veut rabattre un écu.
–Si pourtant, dit Amédée, la loi est telle que l’assure M. Bailleul…
–Mon oncle, murmura Louise à l’oreille du brocanteur, osez-vous élever une prétention semblable?
Bailleul sourit.
–Mes prétentions ne sont pas exorbitantes; je demanderai seulement pour ma part… ce vieil éventail, dont je désire faire présent à ma nièce.
–S’il ne s’agit que de cela, dit Jean-Baptiste en haussant les épaules, vous pouvez le prendre.
Amédée se saisit de l’éventail et l’offrit à Louise qui rougissait.
–Gardez-le, mademoiselle, en souvenir de nous.
Louise ne pouvait faire autrement que d’accepter.
–Peut-être, balbutia-t-elle en regardant Mariette, Mlle de Beauregard tiendrait-elle à cette relique de famille.
–Moi! s’écria Mariette, qu’en ferais-je, Seigneur? Je ne me suis jamais servie d’éventail… Jean-Baptiste vous a dit qu’il était un paysan; moi, je ne suis qu’une paysanne.
Elle fit entendre un rire enfantin, aussitôt réprimé par le souvenir du malheur récent.
Bailleul se mit en devoir de transporter le secrétaire dans la carriole et le robuste Jean-Baptiste proposa obligeamment de l’aider.
–Je pense, monsieur Bailleul, dit Amédée, que vous allez vous arrêter au village; vous y trouverez une excellente auberge où, votre nièce et vous, serez convenablement traités. Comme vous pourrer opérer dans les environs des achats avantageux, j’irai vous voir ce soir chez la mère Labiche, votre hôtesse, et je vous fournirai les indications nécessaires.
–Merci, mon lieutenant; je compte donc sur vous.
Ils échangèrent une poignée de main, pendant que la jeune Parisienne et la petite campagnarde prenaient amicalement congé l’une de l’autre, comme si elles se connaissaient depuis longtemps.
Le secrétaire d’ébène fut déposé avec précaution dans la voiture, sous la bâche de cuir; puis, les frères et la sœur rentrèrent à la maison, et la carriole repartit pour le village de Saint-Amand, situé seulement à une courte distance.
Dès qu’on eut franchi l’arcade gothique, qui décorait l’entrée du ci-devant château, Louise dit à Bailleul, avec un accent de reproche:
–A quoi pensiez-vous, mon oncle, de réclamer pour moi cet éventail… dont je ne me soucie guère?
–Chut! chut! répliqua le brocanteur en clignant des yeux, comme il faisait quand son avidité était vivement excitée; si tu ne le veux pas, j’en trouverai l’emploi… Sais-tu que cet éventail est peint par le grand peintre Boucher et qu’il vaut plus de mille francs?
–En ce cas, il faut le rendre bien vite, mon oncle. Priver d’un objet de cette valeur une honnête famille qui, vous l’avez deviné comme moi, vit dans une gêne cruelle, ce serait indigne.
–Bah! j’avais réellement droit à une part, puisque le meuble était payé et m’appartenait déjà d’une manière légitime. D’ailleurs, il s’agit d’une bagatelle aux yeux de ces noblillons campagnards. Que dirais-tu u si je découvrais encore dans le secrétaire…
Il s’arrêta.
–Quoi donc, oncle Bailleul?
–Rien, rien… c’est de la folie… Mais nous voici à Saint-Amand.
En effet, la carriole entrait en ce moment dans le village.
Saint-Amand se composait d’une trentaine de maisons, rustiques pour la plupart, et disséminées à droite et à gauche de la route. Une église, d’assez pauvre apparence, quelques habitations bourgeoises, devant l’une desquelles était planté un peuplier annonçant la demeure du maire de la commune, frappaient d’abord le regard.
Bailleul n’eut pas de peine à reconnaître l’auberge où l’on devait loger. Au-dessus de la porte d’entrée pendait une vieille enseigne, sur laquelle était peint un cerf, à demi effacé par le temps et par la pluie. Autour était écrit en gros caractères:
HOTEL DU GRAND CERF
tenu par Mme Labiche
La coïncidence de ces noms fit rire Bailleul, qui, dans l’occasion, ne dédaignait pas la plaisanterie, et on s’arrêta devant la maison.