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IV
LE MARCHÉ
ОглавлениеAmédée avait attaché à son bras un crêpe de deuil. Quant à Jean-Baptiste, il était vêtu d’une grande redingote noire, de coupe fort peu élégante; un large ruban noir entourait son chapeau de paille grossière. Les deux frères, l’air embarrassé, semblaient avoir à remplir quelque mission désagréable.
Bailleul avait remis sa pipe dans sa poche et s’était levé.
–Petite, dit-il à sa nièce, ne vas-tu pas faire un tour de promenade dans le jardin?
–Mon oncle, répliqua Louise avec une apparente naïveté mais sans bouger, je suis trop fatiguée.
–Mademoiselle peut rester, dit Jean-Baptiste; il n’y a pas de secret, et nous venons, mon frère et moi, au sujet d’une affaire commerciale.
Cette affirmation rassura le brocanteur, qui n’insista pas pour renvoyer sa nièce. Il avança des sièges et se rassit lui-même, pendant que Louise s’arrangeait afin de ne pas perdre un mot de la conversation qui allait avoir lieu.
Les Beauregard montraient un embarras croissant.
–Parle, toi, Amédée, dit enfin Jean-Baptiste à l’officier; tu sauras mieux que moi expliquer l’affaire.
Amédée se tourna vers le brocanteur.
–Monsieur Bailleul, dit-il, nous sommes fort inexpérimentés à l’égard de certaines choses, sur lesquelles vous possédez des connaissances spéciales; de plus vous nous avez paru fort obligeant et vous nous avez donné la preuve que vous êtes un parfait honnête homme…
–Oui, oui, interrompit Louise avec chaleur, il est honnête homme… il l’a toujours été… et il ne cessera pas de l’être.
Bailleul lui lança un regard sévère. Amédée, ne voyant dans cette intervention qu’un hommage rendu à la probité du brocanteur, sourit à la jeune fille, et finit par exposer l’objet de cette visite.
Il s’agissait encore des bijoux découverts dans le tiroir secret du meuble d’ébène. On venait prier M. Bailleul d’estimer ces bijoux et, en même temps, on insinuait que, s’il voulait s’en accommoder, on lui donnerait la préférence sur tout autre acquéreur.
Tandis que l’officier parlait, Jean-Baptiste avait extrait d’une de ses vastes poches le sac de velours et en avait versé le contenu sur la table.
–Je suis à vos ordres, messieurs, s’écria le brocanteur; je fais aussi le commerce de l’or et des pierreries je vais vous estimer cela consciencieusement, à sa valeur réelle… Puis, si vous n’avez pas la fantaisie d’offrir ces bijoux à un autre marchand, je les prendrai au prix de mon estimation et je vous les payerai en espèces.
–J’étais sûr de votre complaisance, dit Amédée.
Jean-Baptiste, plus défiant ou plus intéressé, demeura impassible, comme s’il jugeait à propos d’attendre avant de s’extasier, et Bailleul sortit pour aller chercher dans son bagage une petite balance, propre à peser les pierreries et les métaux précieux.
Pendant sa courte absence, Louise dit aux deux frères, avec une animation qu’ils ne pouvaient s’expliquer:
–Peut-être, messieurs, se trouve-t-il, parmi ces objets, quelque souvenir de famille dont vous ne vous défaites qu’à regret? Il serait bon de réfléchir…
–En effet, mademoiselle, répliqua Amédée avec mélancolie; après examen, nous avons reconnu que plusieurs de ces bijoux ont pour nous un intérêt tout particulier… Ainsi, cette bague en diamant a été donnée à notre grand’tante, la marquise de Florac, par la reine Marie-Antoinette, et cette bonbonnière d’or émaillé provient du vieux prince de Condé; mais une impérieuse nécessité nous oblige…
–Oui, dit Jean-Baptiste, il n’y a pas à hésiter. La satisfaction de conserver ces riches bagatelles nous est interdite… Sais-tu, Amédée, ajouta-t-il plus bas, que le billet échoit dans trois jours, et que, s’il n’était pas payé, on serait capable de faire saisir et vendre notre propriété du Pigeonnier? C’était là un sujet de préoccupation constante pour notre mère défunte.
–Tu as raison, il n’y a pas à hésiter, reprit Amédée avec un soupir.
Bailleul revint, et, comme s’il eût entendu la conversation précédente, il dit en installant son trébuchet:
–Je dois vous prévenir, messieurs, que je ne tiendrai pas compte de la valeur artistique des bijoux; les diamants seront démontés, l’or sera fondu. Je ne m’occuperai, dans mon estimation, que des matières brutes.
–Voyons toujours! dit Jean-Baptiste.
Le brocanteur se mit aussitôt à peser les divers objets étalés sur la table et il parut apporter à cette besogne beaucoup de conscience, comme il l’avait promis. Il faisait vérifier par les deux frères le poids de chaque morceau d’or, de chaque pierrerie; il leur montrait dans un livret le cours des prix pour les matières précieuses. A la suite d’une évaluation, il inscrivait un chiffre dans son carnet, et Louise, qui suivait attentivement ces diverses opérations, ne pouvait s’empêcher de reconnaître que jamais son oncle n’avait montré tant de bonne foi.
Jean-Baptiste attendait avec impatience le résultat de ces calculs.
–Quel est le total? demanda-t-il lorsque les estimations partielles furent achevées.
Bailleul fit l’addition.
–Quatre mille huit cents francs, répliqua-t-il; voyez vous-même.
Et il présenta son carnet à Jean-Baptiste.
–Quatre mille huit cents francs! dit l’agriculteur avec tristesse, et le billet que nous avons à payer est de six mille!
Les deux frères étaient consternés.
–Allons, monsieur Bailleul, reprit Amédée, vous ne pouvez méconnaître la valeur artistique et historique de ces bijoux dont vous offrez un prix si bas? Certainement, vous trouverez dans votre clientèle, à Paris, de riches amateurs qui n’hésiteront pas à les payer le double où le triple de ce que vous proposez… Vous leur direz que cette bague provient de la reine Antoinette, que cette bonbonnière a appartenu au prince de Condé…
–Et où en est la preuve? Ces histoires-là ne prennent plus avec les gros collectionneurs… Pour moi, je ne donnerai pas de ces bibelots un centime au delà de la somme en question.
Les deux frères recommencèrent à causer entre eux. Louise, qui n’avait cessé d’être attentive, dit tout bas au brocanteur:
–Mon oncle, mon cher oncle, vous ne devez pas souffrir… Ces messieurs semblent être dans de cruels embarras. N’y a-t-il aucun moyen de les tirer de peine?
–Taisez-vous, mademoiselle, dit rudement Bailleul en détournant la tête; de quoi vous mêlez-vous?
Louise ne répliqua rien, mais un sentiment d’indignation se refléta sur son visage rose, et ses yeux, si doux d’habitude, lancèrent une rapide étincelle.
La légère altercation entre l’oncle et la nièce n’avait pas échappé aux messieurs de Beauregard.
–Mademoiselle, dit Amédée d’un ton ferme, quoique poli, nous ne demandons ni ne recevons de faveurs… Il nous suffit de réclamer ce qui peut nous être légitimement dû. Puisque M. Bailleul ne nous offre que quatre mille huit cents francs de ces bijoux, nous sommes forcés d’accepter, mais à la condition que le prix nous en sera payé sur-le-champ.
–Qu’à cela ne tienne, mon lieutenant, répliqua le brocanteur; je ne manque pas d’argent pour mes acquisitions, et je me suis muni de lettres de crédit sur les banquiers des villes que je dois traverser… Je peux vous payer à l’instant même.
Les deux frères reprirent leur conversation à demi-voix.
–Amédée, dit Jean-Baptiste d’un air anxieux, où trouverons-nous les douze cents francs qui nous manquent pour parfaire les six mille que nous devons rembourser dans quelques jours?
–Bah! en payant les trois quarts de la somme, nous obtiendrons bien un délai pour le reste.
–Il ne faut pas espérer cela. Renaud, détenteur du billet, est la créature de Dumirail, notre mortel ennemi… Ne comptons sur aucun délai, sur aucun attermoiement. Dumirail nous hait, toi surtout… Les choses sont à ce point que je tremble qu’il ne se porte envers toi à quelque extrémité, dès qu’il te saura de retour.
–Bon! ne t’inquiète pas à mon sujet; je n’ai pas peur de M. Dumirail. Quant aux douze cents francs qui nous manquent, pourquoi ne les demanderais-tu pas au notaire Troubin, qui prendrait hypothèque sur notre propriété du Pigeonnier?
–Il ne nous reste que ce parti, quoique notre mère n’ait jamais voulu consentir à ce qu’on grevât d’hypothèques notre pauvre domaine… Enfin, puisqu’il n’y a pas moyen de faire autrement!
Et l’agriculteur poussa un profond soupir.
Louise n’avait pas perdu un mot de cette conversation et ne cessait de donner des signes d’une agitation extrême. Bailleul, voyant que tout était convenu avec les deux frères, dit à sa nièce, d’un ton de bonne humeur en lui remettant une clef:
–Tiens, petite, va me chercher, là haut dans la commode, mon portefeuille pour les valeurs… Tu sais? le portefeuille rouge.
–Oui, oui, mon oncle, répliqua la jeune fille.
Et elle s’empressa d’obéir.
Depuis quelques instants, on entendait, dans la cuisine qui précédait la salle à manger, un chant rauque et discordant, quoique prétentieux, en même temps qu’une danse lourde ébranlait les dalles. Quand Louise passa pour monter à l’étage supérieur et s’acquitter de sa commission, elle put connaître la cause de ce bruit insolite dans la paisible auberge.
Au milieu d’un cercle composé de Mme Labiche, de ses servantes et de quelques voisins désœuvrés, se démenait un de ces vagabonds qui parcourent les villages pour glaner quelques sous ou un morceau de pain.
Celui-ci était un grand gaillard, sec, brun, à la barbe noire, à l’œil cave, qui pouvait avoir du sang de bohémien dans les veines. Il portait un vieil habit rouge tout rapiécé et un pantalon en velours de couleur indéfinissable. Il avait pour coiffure un antique tricorne, surmonté d’une plume cassée, et pour chaussure de gros souliers ferrés, sur lesquels il avait ajusté quelques fils de laine écarlate.
Ainsi accoutré, il était entré peu d’instants auparavant, sous prétexte de demander un verre d’eau, ce que l’on ne refuse à personne dans les campagnes. Puis, il avait déposé sur une chaise son bâton de voyage, et une espèce de bissac, qui contenait tout son avoir. Alors, annonçant d’un ton emphatique qu’il était «bouffon de profession» il s’était mis à chanter et à danser, sans attendre qu’on le lui eût permis.
La qualité qu’il prenait était assez mal justifiée, car rien ne semblait moins plaisant que sa personne et ses manières. Sa figure avait une expression presque farouche; sa danse rappelait pour la grâce «la bourrée» des charbonniers auvergnats. Il chantait d’une voix fausse, éraillée, une chanson en langue étrangère. Comme pourtant cet homme était, en définitive, un pauvre diable qui se trémoussait de son mieux, un sourire de pitié effleurait les lèvres des spectateurs, et la bonne hôtesse songeait à le réconforter d’un verre de vin.
Louise, trop préoccupée pour lui donner une attention sérieuse, traversa rapidement la cuisine et gagna l’escalier. Malgré sa légèreté, elle resta absente pendant plusieurs minutes, et lorsqu’elle revint, on eût pu remarquer qu’elle était très pâle et qu’un faible tremblement agitait ses membres. Aussi, passa-t-elle encore sans songer au vagabond, qui maintenant, assis devant un coin de table, se remettait de ses lugubres contorsions en dévorant des reliefs du diner. En revanche, l’homme à l’habit rouge jeta un regard étincelant, quoique oblique, sur le portefeuille que la jeune fille tenait à la main.
Après s’être acquittée de sa commission, Louise ne s’arrêta pas longtemps dans la salle à manger, où se trouvait son oncle avec les messieurs de Beauregard. Elle ressortit bientôt, plus pâle, plus troublée que jamais, et rentra dans la cuisine, où tout le monde se tut par respect. Mme Labiche, s’étant approchée pour lui offrir ses services, la jeune fille lui dit avec une sorte d’égarement:
–J’éprouve un peu de souffrance, ma chère dame;, je vais prendre l’air sous les beaux arbres qui sont là, devant la maison.
Comme cette promenade ne présentait aucun inconvénient, l’hôtesse se contenta d’approuver par un sourire, et Louise sortit, sans s’apercevoir que le regard étincelant du chanteur la suivait jusqu’à la porte.
Jean-Baptiste et Amédée de Beauregard eux-mêmes ne tardèrent pas à quitter l’auberge pour retourner chez eux. Une soirée sereine succédait à une journée de vent et de giboulées, comme il arrive parfois. Le soleil venait de disparaître, et bien (qu’une lumière pourprée tombât encore du ciel, un calme profond régnait déjà dans le village, ainsi que dans la campagne.
Non loin de l’auberge s’élevait un bouquet de vieux ormes, sous lesquels jouaient d’habitude les enfants du pays. Cette espèce de place était solitaire et l’obscurité commençait à l’envahir, quand les deux frères Beau regard parurent. Une forme svelte sortit de derrière un des plus gros ormes, et quelqu’un dit d’une voix tremblante:
–Une minute, messieurs, je vous prie… j’aurais quelque chose à vous communiquer.
C’était la nièce du brocanteur.
Amédée et Jean-Baptiste s’arrêtèrent en la reconnaissant et ne purent dissimuler leur surprise. Louise reprit avec volubilité:
–Messieurs, j’ai eu la curiosité d’examiner par moi-même, et à l’insu de mon oncle, le meuble d’ébène que vous nous avez vendu aujourd’hui. M. Bailleul avait bien raison de penser que ce meuble recélait une seconde cachette, quoiqu’il n’ait pu la découvrir. J’ai été plus heureuse, et ce que contenait cette cachette vous revient de droit… Le voici.
Elle retira de dessous son ample pèlerine le portefeuille trouvé en dernier lieu et le leur présenta.
Jean-Baptiste le prit et l’examina à la lueur mourante du jour.
–De par le ciel! s’écria-t-il, ce portefeuille est celui de feu notre grand-oncle, dont notre mère était l’unique héritière… Il n’y a pas à en douter, car le nom et les armes de Florac sont gravés en or sur le maroquin.
–Est-il possible! dit Amédée; alors ce serait le complément de l’héritage dont les bijoux n’étaient que la moindre partie?
–Certainement, puisque mademoiselle assure. Voyons cela.
L’agriculteur ouvrit le portefeuille avec empressement. il y avait encore assez de jour pour que les deux frères pussent distinguer les liasses de billets de banque que contenait la poche de maroquin.
–Regarde, Amédée, reprit Jean-Baptiste avec explosion; la somme paraît énorme Voilà donc la fortune dont la disparition était si singulière! Aussi, quelle idée bizarre d’aller la cacher dans un tiroir dont personne ne soupçonnait l’existence!… Nous n’avons plus à craindre les poursuites de Renaud maintenant. Ses maudits six mille francs lui seront payés sans délai… Pourquoi notre pauvre mère ne peut-elle se réjouir avec nous de la solution d’une affaire, qui lui a causé de si cruelles inquiétudes et a peut-être hâté sa fin?
Des larmes roulaient sur ses joues brunes. Amédée, à peine moins ému, finit par se tourner vers Louise, qui restait muette et les yeux baissés devant eux.
–Et c’est à vous, mademoiselle, dit-il, que nous devons cette restitution!… Recevez nos plus sincères, nos plus chaleureux remerciements… Néanmoins, pourquoi votre oncle…
–Mon oncle ne sait rien, ne doit rien savoir, répliqua Louise. S’il le faut, je lui expliquerai moi-même… Mais il se fait tard et vous avez hâte sans doute de retourner chez vous… Adieu, messieurs.
Elle voulut s’enfuir.
Amédée la retint doucement par le bras.
–Mademoiselle, lui dit-il, vous êtes bonne autant que charmante. Cependant, je vous répète que je ne comprends pas… Je soupçonne…
–Il n’est pas difficile de comprendre, répliqua délibérément la jeune fille. Ce portefeuille est à vous, n’est-ce pas? On vous le rend, rien n’est plus simple.
Et elle voulut encore s’éloigner.
Cette fois, ce fut Jean-Baptiste, le comte-paysan, qui la retint, en emprisonnant la main blanchette de Louise dans ses mains calleuses.
–Mon frère a raison, dit-il; vous êtes bien la plus adorable créature qui ait paru dans le monde depuis cent ans!… Nous nous reverrons; en attendant, il faut qu’on vous embrasse.
Avant que la petite eût pu s’en défendre, il lui donna deux gros baisers.
Amédée paraissait honteux du sans-façon de son frère, et peut-être allait-il essayer de l’excuser.
Louise se dégagea modestement.
–Nous ne devons plus nous revoir, messieurs, dit-elle, car demain matin, mon oncle et moi, nous quitterons Saint-Amand… Je vous souhaite toutes sortes de prospérités!
Puis, rouge et frémissante, elle s’éloigna en courant.
Les deux frères la suivirent des yeux, ce fut seulement quand elle eut disparu qu’ils se remirent en marche.
–L’oncle ignore tout, reprit Amédée, et peut-être se serait-il opposé. Nous devons la restitution à cette honnête enfant seule.
–Un ange! un véritable ange du bon Dieu! répliqua Jean-Baptiste avec vivacité. Tu vas voir, Amédée: l’argent qui nous arrive par ses mains nous portera bonheur!
Louise, en approchant du Grand-Cerf, avait ralenti le pas. A présent que l’exaltation était passée, elle se demandait avec inquiétude ce qu’allait dire Bailleul dès qu’il constaterait la disparition du portefeuille, et elle savait le brocanteur terrible dans ses colères. Comme elle réfléchissait aux moyens de se faire pardonner son audacieuse initiative, elle rencontra l’homme à l’habit rouge, qui sortait de l’auberge. Le vagabond lui tendit son chapeau empanaché et marmotta, dans son jargon presque inintelligible:
–N’y a-t-il rien pour le chanteur, la petite mère?
Louise, malgré l’impression désagréable que lui causait la vue de cet homme, tira de son porte-monnaie une pièce blanche qu’elle laissa tomber dans le feutre graisseux. Le vagabond s’en saisit avec avidité, puis, après avoir balbutié quelques mots en forme de remerciement, il lança encore à la jeune fille un de ces regards de feu qui contrastaient avec sa profession de «joyeux ménestrel» et partit.
Louise entra timidement dans la salle basse, où elle comptait rencontrer son oncle; mais déjà le brocanteur n’y était plus. Elle hésita un moment. Enfin, comme, en dépit de son tempérament délicat, elle était d’une nature vaillante et courageuse, elle prit brusquement sa détermination.
–Eh bien! soit, pensa-t-elle; advienne que pourra
Et elle monta au premier étage.
Elle trouva, en effet, Bailleul dans la chambre. Debout près de la fenêtre, il examinait, aux dernières lueurs du crépuscule, les bijoux dont il venait de faire l’acquisition.
–Décidément, petite, s’écria-t-il tout joyeux, j’ai conclu un excellent marché. C’était une frime quand je disais que les souvenirs historiques ne comptaient pas. Je suis, au contraire, en rapport avec de riches amateurs qui payeront très cher la bonbonnière du prince de Condé et la bague de Marie-Antoinette… Rien qu’avec un de ces bijoux, je rentrerai dans mes déboursés.
Louise ne répondit pas. Bailleul, levant les yeux, la vit morne et abattue.
–Oncle Bailleul, dit-elle d’une voix faible quoique distincte, vous allez être fort irrité contre moi; mais j’ai cru remplir un devoir. Je viens de restituer aux messieurs de Beauregard le portefeuille qui était caché dans le meuble d’ébène.
–Hein! que me chantes-tu là? s’écria le brocanteur en s’élançant d’un bond vers la commode, qu’il ouvrit. Elle était vide, comme on sait.
–Misérable enfant! tu n’as pas eu l’audace… tu ne te serais pas permis…
Louise tomba à genoux.
–Je l’ai fait, répliqua-t-elle avec un accent de résignation; vous pouvez me tuer. J’irai rejoindre au ciel ma pauvre mère, qui m’aimait tant!
Bailleul poussa un cri farouche et s’élança sur elle, le poing levé. Au moment de l’écraser d’un coup, il s’arrêta; son bras s’abaissa le long de son corps, et il dit d’une voix profondément altérée:
–Relève-toi, Louise. Je crois que c’est moi qui ai tort… Ce n’est la faute de personne si tu es une sainte et moi. un marchand!
Il se jeta, accablé, sur une chaise et se couvrit le visage de ses mains.
Louise courut à lui, le prit dans ses bras, le combla de caresses. Elle pleurait, elle demandait pardon. Bailleul finit par se redresser et dit avec rondeur:
–N’en parlons plus… Ces émotions pourraient être contraires à ta santé… L’honneur est sauf, puisque ces messieurs ignorent la mauvaise inspiration que j’ai eue, et je ne veux même pas, pour l’amour de toi, réclamer dans ce trésor la part que la loi m’accorde!… Le mieux est que nous partions d’ici le plus tôt possible. Justement, le lieutenant de Beauregard m’a donné des indications sur les grosses maisons du voisinage; je tâcherai de prendre ma revanche… Seulement, petite, soit dit sans rancune et sans colère, n’y reviens plus!
–Ah ! oncle Bailleul, s’écria Louise, je savais bien que vous êtes le meilleur des hommes!