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V
PAR LA FENÊTRE.

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Table des matières

Le lendemain matin, Bailleul, à la suite d’un excellent déjeuner et après s’être exactement renseigné sur les chemins qu’il avait à suivre, prenait congé de l’hôtesse du Grand-Cerf et montait dans la carriole où sa nièce l’attendait déjà. Un clappement de langue suffit pour faire partir la jument Fanchette, qui semblait elle-même bien reposée, bien pansée, et on quitta le village de Saint-Amand.

Comme l’on s’éloignait, Louise, emmitoufflée dans une pelisse de soie pour se garantir de la fraîcheur du matin, ne put s’empêcher de se pencher hors du cabriolet afin de jeter un dernier coup d’œil sur l’habitation des frères Beauregard, qui s’élevait à quelque distance, et elle poussa un soupir. Peut-être songeait-elle que, s’il y avait à présent un peu de joie dans cette humble demeure, c’était elle qui en était la cause.

Bailleul avait passé par-dessus ses vêtements sa blouse de coutil et s’était coiffé de son bonnet de velours; le fouet à la main, il sifflottait un air d’opéra qu’il entrecoupait par des «hue! Fanchette», dont Fanchette ne s’inquiétait pas outre mesure. Il était d’excellente humeur et ne semblait pas garder rancune à sa nièce pour ce qui s’était passé entre eux le jour précédent. Au contraire, il l’agaçait, lui adressait des sourires en la voyant pensive; on eût dit qu’il voulait effacer jusqu’au souvenir de ses convoitises coupables.

La matinée était superbe. Le soleil, vainqueur des nuages, montait dans un ciel tout d’azur.

Néanmoins, Louise demeurait sombre et taciturne; elle répondait à peine par un monosyllabe ou par un sourire distrait aux observations amicales de son oncle. Elle éprouvait une tristesse qu’elle ne pouvait cacher, et Bailleul crut plus d’une fois voir des larmes dans ses yeux.

On s’engagea bientôt dans un chemin de traverse, plus pittoresque encore que la grande route. Tantôt il s’enfonçait entre deux haies fleuries, où bruissaient les insectes, où sautillaient les rouges-gorges; tantôt il traversait des blés en herbe, de vastes prairies, de belles châtaigneraies. Il longeait toujours la petite rivière que nous connaissons, et dont les eaux limpides se montraient çà et là, au milieu des saules. A chaque instant, il offrait un nouveau paysage, plus vert, plus frais, plus riant que les autres. En revanche, il était fort solitaire, et les voyageurs le suivirent pendant près d’une lieue sans avoir rencontré une créature humaine.

Louise, malgré sa préoccupation, ne tarda pas à remarquer cette solitude et à s’en alarmer.

–Oncle Bailleul, demanda-t-elle timidement, où allons-nous donc? Nous ne voyons plus personne, nous sommes comme dans un désert.

Bailleul se mit à rire.

–Ah! dit-il, te crois-tu encore dans les environs de Paris, où les villages, les bourgs, les fermes se multiplient sous les pas? Nous sommes en rase campagne, ma chère, et c’est seulement dans ces pays écartés que l’on a chance de trouver de bons marchés à faire. Les villes, les maisons situées sur les grandes voies de communication, ont été, depuis longtemps, exploitées par les fureteurs… Pour le moment, je suis à la recherche de cinq ou six habitations qui m’ont été indiquées par ce brave garçon, le lieutenant de Beauregard.

Ce nom appela une légère rougeur sur les joues de la jeune fille. Elle retomba dans sa rêverie, et ne parut plus songer à la longueur et à la solitude du chemin.

On finit pourtant par apercevoir, à travers les arbres, un groupe de grands et vieux bâtiments. A mesure que l’on en approchait, le chemin s’élargissait, semblait mieux battu. L’oncle et la nièce elle-même devinrent attentifs, et bientôt la voiture déboucha sur une espèce de place, autour de laquelle s’élevaient ces moroses constructions.

Elles étaient vastes, comme nous l’avons dit; on y reconnaissait aisément un ancien couvent, quoique des appropriations modernes en eussent, sur beaucoup de points, altéré le caractère et que l’édifice monacal d’autrefois.ne fût plus de nos jours qu’une usine. On avait d’autant moins sujet d’en douter, que des bruits puissants et caractéristiques en partaient. C’était d’abord le grondement d’une chute d’eau empruntée à la rivière voisine, le grincement d’une roue à auges, et enfin un battement régulier et continuel comme celui de marteaux à foulons. Un certain nombre d’ouvriers s’agitaient sous un hangar, attenant au corps de logis principal.

Bailleul avait ralenti le pas de la jument.

–Où diable sommes-nous? dit-il à sa nièce; je ne crois pas qu’aucune des indications qu’on m’a données se rapporté à cet endroit… Cependant on pourrait très bien faire ici des trouvailles. Partout où les moines ont séjourné, on a l’espoir de découvrir des tableaux, des manuscrits, des ivoires.

Comme Louise, incapable de répondre à sa question, continuait d’examiner distraitement cette usine en activité, Bailleul avisa un jeune garçon d’une douzaine d’années, vêtu seulement d’une chemise et d’un pantalon, qui semblait être un apprenti en tournée de maraude. Le brocanteur l’appela d’un signe auprès de la voiture, qui venait de s’arrêter.

–Eh! petiot, demanda-t-il, quel est l’endroit où nous sommes?

–Té! c’est le Prieuré, donc ! répliqua l’apprenti avec un fort accent limousin.

–Qu’est-ce qu’on fait au Prieuré?

–Té! du papier. Est-ce que ça ne se voit pas?

–Ah! c’est une papeterie!… Comment s’appelle le maître?

–M. Dumirail, pardi!… Mais laissez-moi m’en aller… Gandelet, le contre-maître, me tirerait les oreilles s’il me voyait jacasser, té!

Et le polisson se sauva en gambadant.

Bailleul était fort perplexe.

–Le Prieuré… M. Dumirail, répétait-il; ni le maître ni l’habitation n’est sur ma liste… Néanmoins, il doit y avoir des antiquités, peut-être des curiosités artistiques, dans cet ancien couvent… Je vais demander à le visiter.

–Y pensez-vous, mon oncle? dit Louise; on ne vous connaît pas ici. Vous vous exposez à un mauvais accueil de la part de ce monde occupé.

–Bah! tu ne sais pas encore les rubriques du métier, ma chère… J’ai l’habitude de ces choses-là, et je pénètre partout, qu’on le veuille ou non. Mon flair m’avertit qu’il y a de ce côté quelque bonne affaire à bâcler, et j’entrerai, mordicus!… Tiens la bride de Fanchette pendant que je parcourrai la maison, et si cette maison contient quelque objet bon à acquérir, je te le rapporterai avant un quart d’heure.

Louise n’osa rien objecter, et on conduisit la voiture devant l’usine. Alors, pendant que la jeune fille, qui avait déjà l’habitude de cette manœuvre, prenait les rênes de la jument, Bailleul se débarrassa de sa blouse et sauta à terre.

Il hésita d’abord entre deux portes principales, situées l’une à droite, l’autre à gauche des bâtiments. La première, qui était toute grande ouverte, donnait dans les ateliers de la papeterie; on voyait à l’intérieur d’énormes marteaux de bois se soulever et retomber successivement sur les chiffons mouillés. La seconde, qui semblait être l’entrée d’honneur, conduisait dans un corps-de-logis plus orné que les autres, où devait demeurer autrefois le supérieur de la communauté, et où sans doute logeait maintenant le chef de l’usine; Bailleul tourna donc ses pas vers elle.

Ayant franchi quelques marches, il se trouva dans un vaste et sonore vestibule. Sur une porte intérieure, on voyait écrit en gros caractères le mot: BUREAU, et c’était là évidemment qu’il fallait s’adresser. Le brocanteur continuait d’avancer, quand il entendit parler avec beaucoup de chaleur de l’autre côté. Si plein de confiance qu’il fût en lui-même, il s’arrêta, de peur d’arriver dans un mauvais moment et de s’exposer à être éconduit.

Les causeurs invisibles n’étaient qu’au nombre de deux, et tandis que l’un s’exprimait sur un ton bas et timide, l’autre avait une voix forte, dure, impérieuse, qui s’entendait jusque dans le vestibule.

–Je vous répète, Renaud, disait la grosse voix, que je n’accorderai aucun délai, aucune faveur. Je vous ai escompté le billet, quoiqu’il soit encore entre vos mains, et je ne permettrai pas qu’on fasse de la générosité à mes dépens. On n’est pas en mesure de payer et on ne le sera pas le jour de l’échéance. Je veux que vous agissiez avec la plus grande rigueur. Vingt-quatre heures après la présentation de l’effet, il faudra que le protêt soit dressé et qu’on demande le jugement pour saisir. Prévenez dès à présent l’huissier Poitevin… S’il ne marche pas vite, je m’en prendrai à lui comme à vous.

La voix timide sembla risquer quelques observations.

–Se rendre odieux… Faire crier! répliqua l’autre impétueusement; que m’importe!… Eh bien! oui, je veux les ruiner… je veux me venger… là!… N’en ai-je pas sujet? Mille millions de tonnerres! tout le pays ne connaît-il pas l’insulte qui m’a été faite?… Je me venge comme je peux… en attendant mieux!

Ces dernières paroles étaient prononcées avec un accent réellement formidable. Renaud, effrayé sans doute, protesta de son obéissance et de son zèle.

Bailleul ne comprenait rien à ce que l’on disait, sinon que le moment n’était décidément pas favorable pour demander au maître de visiter la maison. Il songeait donc à se retirer, lorsque la porte s’ouvrit et les deux causeurs sortirent, l’un reconduisant l’autre qui partait.

Renaud avait l’apparence d’un bourgeois campagnard et ses manières cauteleuses trahissaient un usurier de village. L’homme à la grosse voix était M. Dumirail, le maître de l’usine.

M. Dumirail, âgé de quarante-cinq ans environ, avait au moins deux mètres de haut, avec la carrure d’un géant. Son visage large, sanguin, encadré de favoris roux, exprimait l’irascibilité la plus brutale. Sa tournure était commune, et son habillement, malgré la liberté que donne la campagne à cet égard, dépassait la négligence permise. Il portait un pantalon de toile à sac; son buste de colosse était enserré dans un grossier tricot de laine, débraillé sur la poitrine. Sa coiffure consistait en une casquette de forme baroque, munie d’une visière de cuir et entourée d’une bande d’astrakan gris. Avec cette mine et cet équipement, le fabricant de papier n’inspirait nullement la sympathie.

A la vue de Bailleul, immobile et décontenancé, il dit assez rudement:

–Que vous faut-il, monsieur?

Le brocanteur recouvra tout à coup son sang-froid; il répondit avec son aplomb habituel:

–Je cherche le maître de cette maison et j’aurai peut-être à lui proposer un marché avantageux.

Ce mot de «marché» dérida Dumirail; quelque chose de semblable à un sourire apparut sur sa figure refrognée.

–Ah! vous venez pour affaires? répliqua-t-il; c’est bon… Entrez, ajouta-t-il en désignant le bureau; je suis à vous dans un instant.

Bailleul s’inclina et entra avec assurance dans la salle voisine, pendant que Dumirail prenait congé de Renaud.

Cette salle devait avoir servi jadis de parloir au couvent, et par dessous la couche de badigeon dont les murs étaient recouverts, on pouvait distinguer des traces de sculptures. Mais vainement l’œil exercé du brocanteur chercha-t-il dans cette pièce des tableaux, des tapisseries, des meubles d’art. Il n’y avait là qu’une table de bois noirci, un casier plein de registres, des chaises de paille et surtout de hautes piles de papier qui semblaient attendre l’acheteur.

Pendant que Bailleul se livrait rapidement à cet examen, il eût pu entendre Dumirail dire avec vivacité:

–Tenez-vous bien pour averti, mon cher; il faut être impitoyable avec ces gens-là. La mort récente de la vieille ne fait rien à l’affaire. Allez de l’avant et ne manquez pas de me mettre au courant de ce qui arrivera… Bonjour!

Et il rentra dans le bureau.

Le brocanteur cherchait un moyen d’aborder la difficulté; Dumirail ne lui laissa pas le temps d’y réfléchir.

–Voyons! que voulez-vous? demanda-t-il; m’acheter du papier, n’est-ce pas?

–Non, monsieur, répondit Bailleul gravement; il ne s’agit pas de papier; mais je suis prêt à faire ici d’autres acquisitions qui ne seront pas moins à votre avantage.

En même temps, il exposa qu’il était «négociant en objets d’art» à Paris, et il sollicitait la permission de visiter les bâtiments de l’ancienne communauté, en compagnie de M. Dumirail, s’engageant à payer comptant les curiosités dont on consentirait à se défaire.

Pendant qu’il débitait son boniment, Dumirail le regardait d’un air qui n’avait rien d’aimable.

Sans lui permettre de finir, le manufacturier s’écria:

–Comment! vous êtes un marchand de bric-à-brac!. Que le diable vous emporte!… C’était bien la peine de me déranger! Filez plus vite que ça… Il n’y a rien pour vous ici.

L’attitude du géant prouvait qu’il ne serait pas sage de résister à ses injonctions.

Mais Bailleul, avec la ténacité de ses pareils, n’était pas homme à se retirer devant une première rebuffade.

–Vous ne savez pas, monsieur, ce que vous refusez, répliqua-t-il d’un ton sententieux; cette maison renferme certainement des richesses inconnues de vous, et si vous me permettiez de jeter un coup d’œil dans l’intérieur…

–Ah ça! allez-vous me ficher la paix? interrompit Dumirail avec colère. Décampez, car si vous continuez à m’échauffer les oreilles… Est-ce que je vous connais, moi? Vous êtes peut-être un voleur, venu pour étudier les êtres de la maison, avant de faire un coup!

–Monsieur, répliqua le brocanteur en redoublant de dignité à mesure que sa dignité semblait plus compromise, je vous répète que je suis un négociant du boulevard Haussmann à Paris, et ma voiture m’attend là, à la porte… D’ailleurs, ajouta-t-il, je pourrais me recommander auprès de vous des MM. de Beauregard, que vous devez connaître et qui demeurent près de Saint-Amand. Hier, ils m’ont fait le plus obligeant accueil au Pigeonnier, où j’ai conduit, dans ma voiture, le lieutenant Amédée de Beauregard, un charmant garçon.

Bailleul, afin de se concilier les bonnes grâces du marchand de papier, poursuivait l’éloge de la famille Beauregard, lorsqu’il remarqua l’effet extraordinaire que ses paroles produisaient sur Dumirail. La face du colosse s’était crispée; il rougissait et pâlissait tour à tour; les yeux lui sortaient de la tête.

Le brocanteur s’arrêta; Dumirail eut un mouvement furieux.

–Hein! s’écria-t-il, le lieutenant de Beauregard est de retour. Vous l’avez vu? Il est chez son frère, au Pigeonnier?

–Encore une fois, je l’y ai conduit moi-même; de plus, j’ai acheté à ces messieurs diverses choses précieuses… un meuble, des bijoux… pour une grosse somme… Vous voyez donc que vous pouvez, comme eux, avoir en moi toute confiance, et si vous vouliez bien me permettre…

Le manufacturier ne l’écoutait plus. Il allait et venait dans le bureau, en proie à une épouvantable colère.

–Ah! il est revenu! grondait-il; à la bonne heure! Je me doutais bien que la mort de la vieille le ramènerait!… A nous deux maintenant, mon bel officier, mon bel enjôleur de femmes!… Je te tiens cette fois, et tu vas savoir de quel bois je me chauffe!

Il s’approcha d’une armoire et en tira deux vieux pistolets d’arçon, qu’il se mit à charger en marmottant des paroles inintelligibles. Il semblait avoir complètement oublié Bailleul. Celui-ci eut le tort de se rappeler à son souvenir.

–Monsieur, reprit-il avec cette importunité qui triomphe parfois quand la persuasion est impuissante, si vous n’avez pas le temps de m’accompagner vous-même dans cette visite, vous pouvez me faire accompagner par un de vos ouvriers ou un de vos domestiques. Je suis incapable d’abuser…

Dumirail se retourna brusquement.

–Tonnerre! vous êtes encore ici? s’écria-t-il; je vous ai dit de me laisser tranquille… Faudra-t-il donc que je vous jette à la porte?

–Monsieur, répliqua le brocanteur en enflant sa voix, on ne jette pas à la porte les gens tels que moi. Si dans ce trou de campagne, on connaissait la politesse des gens bien élevés.

–C’est comme ça! reprit Dumirail en s’élançant sur le majestueux brocanteur; puisque vous ne voulez pas sortir par la porte, vous sortirez par la fenêtre!

Le colosse, avant que Bailleul eût pu se mettre en garde, le saisit dans ses bras, l’enleva de terre et l’emporta vers une des grandes fenêtres qui éclairaient la salle. Quoique le brocanteur fût d’une certaine corpulence et se débattit de son mieux, Dumirail le fit basculer sur l’appui de la croisée et le lança dehors avec autant d’insouciance que de facilité; après quoi il referma bruyamment le volet et ne parut plus songer à sa victime.

Heureusement pour le pauvre Bailleul, la fenêtre était au rez-de-chaussée, et la terre au-dessous avait été fraîchement remuée pour y semer des fleurs. Il ne se fit donc pas grand mal en tombant. Néanmoins, il resta sur place, un peu étourdi de sa chute.

Louise, qui guettait son retour, se mit à crier, en le voyant sortir de la maison par cette voie insolite.

Elle s’élança de la voiture et courut vers lui; mais déjà il se relevait, plus furieux et plus humilié que malade.

Sa nièce, en reconnaissant qu’en définitive il n’avait aucune blessure, essaya de le calmer par de bonnes paroles. Elle n’y aurait peut-être pas réussi tout de suite, si l’on ne se fût aperçu que des ouvriers se groupaient en ricanant à la porte des ateliers et se montraient du doigt le malencontreux brocanteur.

–Le butor! le manant! disait Bailleul; on ne m’a jamais traité ainsi. Je porterai plainte à la justice. On verra s’il est permis d’en agir de cette façon avec un honnête homme!… Ne restons pas ici davantage, mon enfant, poursuivit-il en regagnant la voiture, sans même accepter le bras que Louise lui offrait; continuons notre tournée… Les gens de la fabrique semblent aussi grossiers que le maître, et je ne veux pas t’exposer dans une bagarre; mais si j’étais seul!… Enfin, partons; nous avons encore beaucoup d’habitations à visiter dans le voisinage.

Ils remontèrent dans la carriole et s’éloignèrent au plus vite de cet endroit inhospitalier.

Le brocanteur

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