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PREMIÈRE PARTIE
LE CHANTAGE
IX

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Il avait fallu à Mlle de Mussidan la certitude complète, absolue, d'un respect sans bornes, pour la décider à venir chez André.

Sûre de son empire, elle n'avait rien à redouter.

En pénétrant dans cet humble atelier, tout plein de sa pensée, elle devait se sentir chez elle, comme la vierge dans son sanctuaire, encore parfumé de l'encens de la veille.

Aussi, à la voir si parfaitement simple, si calme, si naturelle, jamais on ne se serait douté qu'elle osait la plus grave, la plus périlleuse démarche que puisse hasarder une jeune fille.

Après avoir donné la main à André, elle dénoua lentement les brides de son chapeau, le retira et le remit à Modeste en disant:

– Suis-je bien ainsi, mon ami?

L'exclamation passionnée de l'artiste à cette demande la fit sourire, et c'est gaîment qu'elle ajouta:

– Je veux dire: Suis-je bien comme je dois être pour mon portrait?

Sabine de Mussidan était belle; mais comparer sa beauté à celle de Rose, comme l'avait fait Paul, eût été une sottise et un blasphème.

Belle d'une beauté grossière et sensuelle, Rose pouvait tout au plus surprendre les sens et allumer les caprices d'un libertin.

La beauté de Sabine était de celles qui empruntent à l'idéal une irrésistible puissance et des séductions presque immatérielles à force d'être profondes.

Rose enchaînait le corps aux boues de la terre; Sabine emportait l'âme vers le ciel.

Pour juger Mlle de Mussidan, ou devait la connaître et, en quelque sorte, être digne d'elle.

Sa chaste beauté n'était pas de celles qui rayonnent et éblouissent. Une expression de placidité résignée, une réserve un peu hautaine en obscurcissaient l'éclat. Elle pouvait passer inaperçue comme un Raphaël oublié sous une couche de poussière, au fond d'une pauvre église de village.

Mais, quand on l'avait remarquée, on ne se lassait plus d'admirer son front impérieux couronné d'un diadème de cheveux noirs, fins et ondes, ses grands yeux profonds et doux, ses lèvres exquises de délicatesse, son teint si transparent qu'on voyait le sang frémir sous la peau.

Elle avait adopté pour son portrait une coiffure depuis longtemps passée de mode, qui lui seyait à merveille, et c'est en songeant à cette coiffure qu'elle avait dit: Suis-je bien?

– Hélas! répondit André, c'est en vous voyant que je reconnais mon impuissance. Il y a une heure, en contemplant mon ouvrage, je me disais: C'est achevé. Je reconnais que je n'ai rien fait.

Il avait écarté le rideau de serge, et le portrait de Sabine apparaissait en pleine lumière.

Ce n'était pas un chef-d'œuvre. André n'avait pas vingt-quatre ans, et avant d'étudier il était obligé de gagner son pain de chaque jour. Mais c'était une de ces compositions qui portent le cachet d'une individualité puissante, et dont les défauts même et les inexpériences ont une saveur d'originalité qui attire et qui charme.

Sabine resta une minute immobile devant la toile, et c'est de l'accent de la plus sincère conviction qu'elle dit:

– Cela est beau!

Le jeune peintre était bien trop découragé pour être sensible à cet éloge.

– C'est ressemblant, dit-il, mais la photographie que vous m'avez donnée est ressemblante aussi. Je n'ai pas su fixer sur la toile un reflet de votre âme. C'est une ébauche vulgaire, je recommencerai, et alors…

D'un geste, Sabine l'interrompit!

– Vous ne recommencerez pas, fit-elle d'une voix douce, mais ferme.

– Pourquoi? demanda-t-il, tout surpris.

– Parce que, mon ami, à moins d'événements graves, ma visite d'aujourd'hui sera la dernière.

Cette réponse foudroya André.

– La dernière!.. balbutia-t-il, que vous ai-je fait, ô mon Dieu! pour que vous me punissiez si cruellement?

– Je ne vous punis pas, André, répondit Sabine. Vous avez voulu mon portrait, j'ai cédé à vos instances, je ne m'en repens pas. Écoutons maintenant la voix de la raison. Ne comprenez-vous donc pas, malheureux, que je ne puis continuer à jouer mon honneur de jeune fille qui est le vôtre? Avez-vous songé à ce que dirait le monde, s'il venait à savoir que je viens chez vous, que j'y passe des après-midi?.. Répondez.

Il ne répondit pas, il se raidissait contre le coup affreux.

– D'ailleurs, reprit Mlle de Mussidan, à quoi nous avance une toile qu'il faut cacher comme une mauvaise action? Oubliez-vous que de votre succès rapide dépend notre avenir, notre… mariage?

– Oh! non, non, je n'oublie pas.

– Poursuivez donc le succès. Ce n'est pas tout que je dise: «Je n'ai pas fait un choix vulgaire,» il faut que vous le prouviez par vos œuvres.

– Je le prouverai.

– Je le crois, ô mon unique ami! j'en suis sûre. Mais rappelez-vous nos chères conventions d'il y a un an. Je vous ai dit: «Devenez célèbre, et alors venez hardiment demander ma main au comte de Mussidan, mon père. S'il vous la refuse, si mes prières ne le touchent pas, eh bien! en plein midi, je sortirai de l'hôtel à votre bras. Et après un tel éclat…

André était convaincu.

– Vous avez raison! s'écria-t-il. Fou je serais si je sacrifiais tout un avenir de félicités pour un bonheur de quelques jours, si grand qu'il puisse être. Vous entendre d'ailleurs, c'est obéir.

Mlle de Mussidan s'était assise dans le grand fauteuil, André prit place près d'elle, sur un petit escabeau de chêne sculpté.

– Nous voici donc d'accord, fit-elle, avec un bon sourire qui versait des flots d'espérance dans le cœur de son ami, profitons-en un peu pour causer de nos intérêts que nous négligeons, ce me semble, terriblement.

Leurs intérêts!.. c'était le succès d'André.

Tout ce que tentait le jeune artiste, tout ce qui lui était proposé, il le disait à son amie, et gravement ils tenaient conseil.

– Eh bien!.. commença André, je suis cruellement embarrassé. Avant-hier, le prince Crescenzi, le célèbre amateur, est venu visiter mon atelier. Une de mes esquisses lui a plu, il m'a commandé un tableau qu'il me paiera six mille francs.

– Mais c'est un coup de fortune, cela?

– Oui, malheureusement, il le veut tout de suite. D'un autre côté, Jean Lantier, surchargé de travail, m'offre de me charger de toute l'ornementation d'une maison immense que fait bâtir aux Champs-Élysées un riche entrepreneur, M. Gandelu, je prendrais des ouvriers, et je pourrais gagner là sept ou huit mille francs.

– Où est l'embarras?

– Voilà. J'ai vu déjà deux fois M. Gandelu, il a choisi des cartons, et il veut que je me mette à sa bâtisse la semaine prochaine. Je ne puis accepter les deux choses, il faut choisir.

Sabine se recueillit un instant.

– Moi, dit-elle, je choisirais le tableau.

– Eh!.. moi aussi, seulement…

Mlle de Mussidan connaissait assez les affaires de son ami pour deviner les causes de son hésitation.

– Ah! murmura-t-elle, que ne m'aimez-vous assez pour vous rappeler que je suis riche? Nos projets n'iraient-ils pas plus vite si vous consentiez…

André était devenu blême.

– Voulez-vous donc, s'écria-t-il, empoisonner la pensée de notre amour?

Elle soupira, mais elle n'insista pas.

– Choisissons donc, fit-elle, la bâtisse de M. Gandelu.

Cinq heures sonnaient au vieux coucou de l'atelier. Sabine se leva.

– Avant de me retirer, fit-elle, je dois, mon ami, vous instruire d'une contrariété qui me menace. Il est question pour moi d'un mariage avec M. de Breulh-Faverlay.

– Ce millionnaire qui fait courir?

– Précisément. Résister aux désirs de mon père amènerait une explication, et je n'en veux pas. J'ai donc décidé que j'avouerais la vérité à M. de Breulh. Je le connais, c'est un honnête homme; il se retirera. Que pensez-vous de mon idée?

– Hélas! fit André désolé, je pense que si celui-là se retire, un autre se présentera.

– C'est probable… et nous le congédierons pareillement. Ne dois-je pas avoir ma part de difficultés?

Mais ces difficultés épouvantaient le malheureux artiste.

– Quelle vie sera la vôtre, murmura-t-il, quand il vous faudra résister aux obsessions de votre famille!

Elle le regarda fièrement et répondit:

– Est-ce que je doute de vous, André?

Mlle de Mussidan était prête. André voulait aller lui chercher une voiture; elle refusa, disant que Modeste et elle étaient bonnes marcheuses, et que certainement elles trouveraient un fiacre en route.

Comme à son entrée, elle abandonna sa main à André, et enfin elle sortit en disant:

– Je verrai M. de Breulh demain. A demain une lettre.

André était seul. Lorsque Mlle de Mussidan s'était éloignée, il lui avait semblé sentir la vie se retirer de lui.

Mais son abattement ne dura pas. Une triomphante inspiration venait de traverser son cerveau.

– Sabine, se dit-il, est partie à pied, il ne dépend donc que de moi de la voir quelques instants encore. Je puis, sans la compromettre, la suivre de loin…

Dix secondes plus tard, il était dans la rue.

Il faisait nuit, et cependant au bas de la pente de la rue de la Tour-d'Auvergne, il reconnut, il devina plutôt, Sabine et sa femme de chambre.

– C'est encore du bonheur! pensa-t-il, en s'élançant sur leurs traces.

Elles allaient rapidement, mais il eut vite amoindri la distance, et c'est à dix pas en arrière qu'il suivit, comme elles la rue de Laval, puis la rue de Douai.

Il allait, et il admirait la démarche de Sabine, sa distinction, la façon charmante dont elle détournait sa robe au lieu de la relever.

– Et dire, songeait-il, qu'un jour viendra peut-être où j'aurai le droit de sortir avec elle. Je sentirai son bras charmant s'appuyer sur le mien…

Cette seule idée le faisait tressaillir comme le contact d'une pile électrique.

Sabine et Modeste arrivaient alors à la rue Blanche. Elles arrêtèrent un fiacre et y montèrent. La vision s'évanouit.

La voiture était déjà bien loin, qu'André restait encore au coin du trottoir, planté sur ses pieds, regardant de toutes ses forces.

Cependant il ne pouvait demeurer là éternellement.

Il s'était décidé à reprendre lentement le chemin de son atelier, lorsque vers le milieu de la rue de Douai, comme il passait devant une boutique éclairée, il entendit une voix jeune et joyeuse qui l'appelait par son nom.

– Monsieur André! monsieur André!

Il leva la tête, brusquement, comme un homme qu'on éveille, et regarda.

Devant lui, près d'un coupé tout neuf, attelé de deux beaux chevaux, une jeune femme en toilette tapageuse lui faisait des signes d'amitié.

Il eut besoin d'un effort de mémoire pour la reconnaître.

– Je ne me trompe pas, dit-il enfin… Mademoiselle Rose, n'est-ce pas?

Mais derrière lui, presque à son oreille, une voix de fausset éclata, qui le reprit:

– Dites Mme Zora de Chantemille, s'il vous plaît.

André se retourna et se trouva nez à nez avec un jeune monsieur qui venait de donner des ordres au cocher du coupé.

– Ah! fit-il un peu surpris et reculant d'un pas.

– C'est ainsi, appuya le jeune monsieur. Chantemille est le nom de la terre que je donne à madame le lendemain de la mort de papa.

C'est avec une manifeste curiosité que le peintre examina ce donneur de terres.

Veston court, gilet rond, chapeau plat, jambes cagneuses, médaillon énorme pendu à une chaîne d'or, binocle, gants rouges… Il était d'un ridicule achevé.

Quant à la physionomie, en disant: «Un singe!..» Toto-Chupin n'avait pas sensiblement exagéré.

– Bast!.. s'écria Rose, que fait le nom!.. L'important est que monsieur, qui est de mes amis, dîne avec nous.

Et sans attendre une réponse, brusquement, elle poussa André dans un vestibule brillamment éclairé.

– Eh bien!.. disait le jeune monsieur, elle est bonne celle-là! Oui, je la trouve très bonne!.. Enfin… Les amis de nos amis sont nos amis.

Tout ahuri de cette attaque imprévue, André se défendait de son mieux mais sans avantage. Jalouse de montrer son pouvoir naissant, Rose était placée devant la porte, et elle répétait:

– Vous dînerez avec nous, je le veux!.. je le veux!

Puis comme elle était experte en belles manières, elle prit en même temps la main d'André et celle du jeune monsieur, en disant:

– Monsieur André, je vous présente M. Gaston de Gandelu. M. de Gandelu… M. André, artiste peintre.

Les deux jeunes gens s'inclinèrent.

– André!.. faisait le jeune M. Gaston, j'ai entendu ce nom-là. J'ai vu la figure aussi… Ah! j'y suis, c'est chez papa. N'est-ce pas vous, monsieur, qui devez sculpter sa maison?

– En effet, monsieur.

– Alors, vous êtes des nôtres. Nous pendons une crémaillère, ce soir… Hein! elle est forte celle-là!.. Vous savez, plus on est de fous, plus on rit.

André résistait encore.

– Je ne puis, disait-il, j'ai un rendez-vous urgent!..

– Un rendez-vous!.. Ah! mais non!.. je la connais, celle-là, on ne me la fait pas.

André se taisait, indécis. Il était dans un de ces moments de tristesse morne, où on éprouve le secret désir de se dissiper, d'échapper en quelque sorte à soi-même.

– Au fait, pensa-t-il, pourquoi ne pas accepter! Si les amis de ce jeune homme lui ressemblent, ce sera drôle.

– Allons, s'écria Rose en s'élançant vers l'escalier, voilà qui est dit.

André s'apprêtait à la suivre, mais M. de Gandelu, mystérieusement, le retint par le revers de son pardessus.

– Hein! lui dit-il d'un air ravi, quelle femme!.. Et encore, vous ne voyez rien… Attendez que je l'aie formée, je ne vous dis que ça. D'abord moi, pour lancer une femme, je n'ai pas mon pareil. Demandez plutôt à Auguste de chez Riche.

– Cela se voit, fit André le plus sérieusement du monde.

– N'est-ce pas? Moi, d'abord, je suis comme ça, carré, et il faut marcher. Zora… hein! un rude nom, n'est-ce pas? c'est moi qui l'ai choisi. Donc, Zora n'est pas très épatante ce soir, mais laissez faire. Je lui ai tantôt commandé six robes, chez Van Klopen. Oh! mais des robes… Vous connaissez Van Klopen?

– Pas du tout.

– Eh bien!.. elle est forte. Quand je dirai ça à Jules, il m'appellera blagueur, vous verrez. Van Klopen, mon bon, est un tailleur pour dames. C'est un Alsacien qui enfonce toutes les couturières. Il vous a un goût, une invention, un chic… Il n'y a que lui pour habiller une femme…

Arrivée à son appartement, Zora-Rose s'impatientait.

– Viendrez-vous, enfin! cria-t-elle.

– Vite, fit Gandelu entraînant André, montons. Quand on la fâche, elle a des crises de nerfs terribles. Elle n'a pas voulu me l'avouer, mais on ne me monte pas le coup, à moi, je connais les femmes…

Rose et Paul n'étaient pas faits pour s'entendre. Ils se ressemblaient trop.

Si la nouvelle dame de Chantemille avait tant insisté pour avoir André à dîner, c'est qu'elle comptait l'éblouir de sa splendeur.

Pour commencer, elle lui montra ses deux domestiques, la cuisinière et la femme de chambre, qui avaient, la dernière surtout, un air!.. Puis il fallut qu'André visitât tout l'appartement, on ne lui fit grâce ni d'une pièce ni d'un meuble.

Il dut s'extasier devant l'éternel et horripilant salon bouton d'or à agréments gros bleu. Il fut forcé de palper les étoffes et d'essayer le moelleux des fauteuils.

Gandelu triomphant ouvrait la marche, armé d'un candélabre à huit branches, dont les bougies l'inondaient de leurs larmes. Il faisait remarquer le bon goût de chaque chose, et disait le prix de tout, d'un ton de commissaire-priseur.

En outre, il entremêlait cette visite domiciliaire de réflexions philosophiques.

– Cette pendule, disait-il, c'est cent louis, c'est pour rien. Est-ce drôle que vous connaissiez papa! N'est-ce pas qu'il a une bonne tête?.. Cette jardinière, c'est trois cents francs!.. c'est donné!.. Mais méfiez-vous, il est rat. Ne voudrait-il pas me forcer à travailler? Je la trouve mauvaise. Moi travailler!.. Il s'en ferait mourir… N'est-ce pas, que ce n'est pas cher, ce guéridon, vingt louis?.. Moi, d'abord, quand il me la fait à la vertu, je me la brise. Un bonhomme qui n'en a pas seulement pour six mois, disent les médecins, il ferait mieux…

Il s'interrompit. On entendait un grand bruit dans l'antichambre.

– Ah! voilà mes invités, fit-il.

Et posant son candélabre sur la table, il sortit précipitamment.

André était émerveillé. Il avait bien ouï parler de ces jeunes messieurs qui font les délices des courses de Vincennes, mais il n'en avait approché aucun.

Son air stupéfait devait flatter Rose.

– Comme vous voyez, fit-elle, j'ai quitté Paul. D'abord, il m'ennuyait, puis il n'avait pas seulement de quoi m'acheter du pain.

– Lui!.. Plaisantez-vous? Aujourd'hui même il est venu chez moi et il m'a dit qu'il gagnait douze mille francs par an.

– Dites douze mille mensonges. A moins que… Sait-on ce dont est capable un garçon qui accepte des billets de cinq cents francs de gens qu'il ne connaît pas…

Elle se tut, mais en faisant signe qu'elle en avait encore long à dire.

Le jeune Gandelu introduisait et présentait ses amis.

– Mes enfants, disait il, tout est de chez Potel. Nous allons rire un peu, et après, vous savez… le petit bac de santé.

Les invités valaient l'hôte, et André commençait à se féliciter d'être venu, quand un domestique, en cravate blanche ouvrit les portes du salon et cria:

– Madame la vicomtesse est servie!!!

Les esclaves de Paris

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