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PREMIÈRE PARTIE
LE CHANTAGE
XI

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Ce n'est pas sans mille bonnes raisons que le jeune M. Gaston de Gandelu, ce miroir de la nouvelle chevalerie parisienne, s'était récrié, lorsqu'il avait découvert qu'André, un peintre de genre, ignorait jusqu'à l'existence du sieur Van Klopen.

Ce surprenant industriel jouit, on peut le dire, d'une renommée européenne.

Pour s'en convaincre, il suffit de jeter les yeux sur ses factures, illustrées de médailles conquises à toutes les expositions.

On lit d'un côté: Breveté de S. M. C. la reine d'Espagne, et de l'autre: Fournisseur des cours du Nord.

Mais Van Klopen n'est pas Alsacien, ainsi que le disait l'intelligent Gandelu, lequel estime, probablement, que l'Allemagne est un arrondissement de l'Alsace; Van Klopen est bel et bien Hollandais.

Vers 1850, cet homme intelligent, établi tailleur au centre de sa ville natale, coupait dans des draps achetés à crédit ces vastes habits et ces redingotes monumentales qui prêtent aux bourgmestres de Rotterdam une dignité si particulière.

Le métier ne lui réussit pas.

Déclaré en faillite après des opérations troubles, il fut forcé de fermer boutique et de fuir pour échapper à la rancune de ses créanciers.

A Paris, ce centre fiévreux de toutes les concurrences, il semblait destiné à mourir de faim. Point.

On le vit, un matin, louer, rue de Grammont, un appartement de 26,000 francs par an, écrire fièrement sur deux plaques de marbre, de chaque côté de la porte:

VAN KLOPEN

Tailleur pour Dames

Puis, dans ses réclames, répandues à profusion, il se déclarait le «régénérateur des modes», et se décernait le titre «d'arbitre souverain des élégances féminines» et de «couturier des reines».

Quel audacieux avait déposé le germe de ces idées au fond de la cervelle de l'épais Hollandais? Quels capitalistes lui fournissaient les fonds? Il ne l'a jamais dit.

Le fait est que, pour commencer, la tentative eut peu de succès.

Un mois durant, Paris se tint les côtes en songeant aux bouffonnes prétentions du «Régénérateur de Rotterdam».

Lui laissait rire, courbant la tête sous l'orage des quolibets.

Il avait grandement raison.

Ses prospectus multipliés venaient de lui amener les deux clientes qui devaient sonner les premières fanfares de sa gloire.

L'une était une fort grand dame, plus aventureuse et plus excentrique encore que noble, la duchesse de Sairmeuse.

L'autre n'était rien moins qu'une illustration du demi-monde, la belle Jenny Fancy, que protégeait alors le comte de Trémorel.

Il est certain qu'il composa pour elles des toilettes qui s'éloignaient prodigieusement de tout ce qu'on avait fait ou rêvé jusqu'alors.

De ce moment, il était lancé. Le succès lui arriva comme il arrive à Paris: foudroyant. Et pour comble, le chœur immense des femmes de chambre qui semblaient s'être donné le mot, chantait ses louanges…

Aujourd'hui, la réputation de Van Klopen peut braver toutes les concurrences, défier toutes les tentatives.

Il en est réduit à refuser des commandes.

– J'aime à choisir mon monde, dit-il, à trier mes pratiques.

Et il choisit, et il trie!.. Monsieur a ses caprices.

C'est pourquoi les plus nobles et les plus riches briguent l'honneur d'être habillées par lui.

Les plus fières ne rougissent pas de le voir scruter les mystères de leur taille. Elles lui confient des secrets qu'elles n'avouent pas à leur mari. Elles supportent très bien que ses larges et grosses mains se promènent sur leurs épaules pour en prendre la mesure.

C'est la mode!..

Ses salons sont comme un terrain neutre où se rencontrent, se confondent, se mêlent, se provoquent du regard les femmes de tous les mondes.

Peut-être est-ce un des éléments de la vogue.

Mme la duchesse de R… n'est pas fâchée de voir de près la célèbre Bischy, pour qui le baron de N… s'est brûlé le peu de cervelle qu'il avait. Peut-être, en prenant son tailleur, espère-t-elle prendre quelque chose de ses séductions.

De son côté, Mlle Diamant qui gagne, c'est connu, cent écus par an aux Délassements, éprouve une délicate jouissance à écraser, par les splendeurs de ses commandes, les grandes dames dont sa victoria croise les équipages autour du lac.

Entre ces clientes si diverses, l'adroit Van Klopen tient égale la balance de ses faveurs. Aussi est-il le plus choyé, le plus adoré des hommes.

Que de fois il a entendu de belles bouches dédaigneuses lui dire:

– D'abord, mon petit Klopen, si je n'ai pas ma robe pour mardi, je me meurs!..

L'hiver, les soirs de grandes fêtes, les équipages font queue dans sa rue.

Entre neuf heures et minuit, deux cents femmes prennent d'assaut sa maison, jalouses de se faire attacher la dernière épingle de la main du maître, ambitieuses de son sourire approbateur.

Lui, grave, froid, impassible, le cigare aux dents quelquefois, – tout lui est permis, – il regarde défiler le brillant escadron. Il est sobre d'éloges. Il sait qu'un «très bien» de sa bouche enivre l'élue et désole vingt rivales.

Mais il a su s'attacher sa clientèle par des liens moins fragiles que ceux de la vanité.

Quand il a pris ses renseignements, si on lui offre des garanties sérieuses, il fait crédit.

Oui, il donne à crédit non seulement ses façons, mais encore les étoffes. Au besoin, il ferait entendre raison à des fournisseurs récalcitrants; à la rigueur, il prête de l'argent.

Aussi, en ces jours de sarabande furieuse de l'anse du panier conjugal, le tailleur pour dames est la terreur des maris.

Honnêtes maris! Ils dorment sur les deux oreilles, ils admirent l'ordre, l'économie, le savoir faire de leur femme, et, tout à coup, atroce réveil, le flegmatique Hollandais apparaît une facture de 20,000 francs à la main.

Que faire? Payer.

Oui, payer ou plaider, car il plaide, Van Klopen. N'a-t-il pas fait, à la même audience, comparaître la brillante marquise de Reversay et l'aventureuse Chinchette, celle-là, précisément, qui périt si misérablement il y a trois mois!..

La marchande à la toilette, qui exploite les misères des filles, reculerait devant les manœuvres de cet usurier de la soie et du velours.

Malheur donc à la femme qui se laisse prendre au piège du crédit qu'il tend. La femme qui lui doit mille écus est perdue, car elle ne peut dire jusqu'où elle descendra pour chercher de l'argent quand on lui en réclamera.

Pourtant, on trouve bien des noms honorables sur ses livres!..

Est-il surprenant que tant de prospérités aient tourné la tête de Van Klopen? Le contraire serait incroyable.

Il est donc gras, rose, impudent, vaniteux, cynique!.. Ses flatteuses vont jusqu'à dire qu'il a de l'esprit.

Tel est, aussi exactement que possible, l'homme chez lequel B. Mascarot et son protégé Paul Violaine se rendaient après un long déjeuner chez Philippe.

La tenue de la maison de Van Klopen mérite une mention. Un tapis superbe, posé à ses frais, habille l'escalier jusqu'au premier étage qu'il occupe.

Dans l'antichambre, très vaste, deux chasseurs en grande livrée, reluisants d'or, étaient assis près des bouches du calorifère.

A la vue de B. Mascarot, ils se levèrent respectueusement, et l'un d'eux s'empressa d'éviter au placeur la peine d'une question.

– M. Van Klopen travaille en ce moment avec Mme la princesse Korasof, dit-il; mais dès qu'il va savoir que monsieur le demande, il se dérangera. Monsieur veut-il prendre la peine de passer dans les appartements particuliers de monsieur?..

Le beau chasseur se mettait déjà en mouvement; B. Mascarot l'arrêta.

– Nous ne sommes pas pressés, dit-il, nous attendrons dans le grand salon avec les clients. Y a-t-il beaucoup de monde?

– Une douzaine de dames au moins, les bals donnent…

– Très bien, cela me distraira.

Aussitôt, sans attendre la réplique du chasseur, B. Mascarot tourna le bouton de cristal d'une porte à deux battants et poussa Paul dans la vaste pièce que le facétieux Van Klopen appelle sa «salle des Pas-Perdus.»

Ce salon, superbement décoré, doré, ornementé, peinturluré, est d'un goût exécrable; mais il surprend par une particularité bizarre.

Le papier des murs disparaît entièrement sous une prodigieuse quantité de petites aquarelles représentant des femmes en toilettes variées.

Chaque tableau a sa légende, et si on s'approche, on lit avec les noms en toutes lettres:

Robe de Mlle de C… pour un dîner à l'ambassade russe;

Garnitures de la marquise de V… pour un bal à l'Hôtel-de-Ville;

Costume d'eaux de Mlle H… de R…

Péplum de Mlle S…

C'est le tailleur lui-même qui a imaginé ce moyen de léguer ces conceptions à la postérité.

Tel qu'il est, ce salon surprit si bien Paul par sa magnificence, que, décontenancé, ébloui, il restait sur le seuil, n'osant avancer, n'apercevant pas de siège où s'asseoir.

Mais B. Mascarot a du sang-froid pour deux.

Saisissant son protégé par le bras, il l'attira près de lui sur un canapé en murmurant à son oreille:

– De la tenue, morbleu! l'héritière est là!

L'entrée de B. Mascarot et de son protégé, dans la «salle des Pas-Perdus» de l'illustre Van Klopen, avait presque fait scandale.

Il est si rare qu'un homme ose pénétrer dans ce sanctuaire des élégances, que toutes les belles dames qui attendaient patiemment le bon plaisir du roi des couturiers furent stupéfaites et comme saisies de la témérité de ces intrus.

L'impression était peut-être augmentée par la surprenante beauté de Paul, cet adolescent aux yeux tremblants, plus timide et plus rougissant qu'une vierge.

Les conversations avaient cessé comme par enchantement, et sous le feu d'une douzaine de paires d'yeux, sentant ses joues brûlantes, Paul perdait contenance, tourmentait son chapeau comme un paysan devant un tribunal, et n'osait lever la tête.

Cette confusion ne pouvait convenir à l'honorable placeur.

Il avait amené son protégé pour voir: il voulait qu'il regardât.

C'est qu'il n'était pas intimidé, lui, par cette imposante assemblée.

Dès en entrant, il avait salué à la ronde avec les grâces surannées d'un mirliflor de 1820, et maintenant, sur son canapé, il semblait aussi à l'aise qu'à son agence, au milieu de ses cordons bleus.

L'imperturbable assurance de B. Mascarot tient, c'est lui qui l'avoue, à son mépris profond de l'humanité et à ses lunettes.

Si on savait au juste quels services peuvent rendre ces verres de couleur derrière lesquels s'abritent et se cachent toutes les impressions, l'univers entier chausserait des lunettes bleues.

Cependant le bon placeur voulut laisser à son protégé quelques minutes pour se remettre et aussi pour s'habituer à l'atmosphère tiède et trop chargée de parfums du salon.

Mais, à la longue, voyant que Paul s'obstinait à rester le nez dans son gilet, légèrement, du coude, il lui poussa le bras.

– C'est donc la première fois, lui dit-il à l'oreille, que vous voyez des femmes en grande toilette? Avez-vous peur?

Paul fit un effort pour se redresser.

– Regardez à droite, murmurait Mascarot, entre le piano et la fenêtre… c'est elle!

Près de la fenêtre, à côté de sa femme de chambre, était assise une toute jeune fille qui paraissait avoir dix-huit ans à peine.

Elle n'était pas aussi jolie que l'avait annoncé l'estimable placeur, mais sa beauté avait quelque chose de vif, d'étrange, d'inquiétant, même pour l'observateur.

Elle était petite, mignonne, frêle en apparence et très brune.

Ses traits manquaient de régularité, mais ses cheveux noirs et lumineux semblaient lancer des gerbes d'étincelles; ses yeux, d'un bleu sombre, avaient d'irrésistibles langueurs. La pourpre de ses lèvres un peu charnues affirmait les ardeurs du sang qui y affluait, aussi sûrement que son front bombé trahissait une opiniâtreté exagérée jusqu'à l'absurde.

Tout, en elle, respirait la passion, ou plutôt elle paraissait être la passion même.

Il fallut à Paul un appel énergique à sa volonté pour prendre sur lui de la regarder.

Cependant, il osa: leurs yeux se rencontrèrent, et tous deux en même temps tressaillirent comme au choc de la même batterie électrique.

Paul demeura immobile fasciné. Quant à la jeune fille, si violente fut son émotion, qu'elle se détourna brusquement, craignant d'être remarquée.

Mais personne ne songeait à observer.

La conversation avait repris son cours, et toutes les clientes du célèbre Van Klopen écoutaient avec une religieuse admiration une jeune dame aux airs évaporés qui décrivait une de ses dernières toilettes de bois.

– C'était renversant, disait-elle, et il n'y a que Klopen pour des créations pareilles. Toutes ces demoiselles à calèches à huit ressorts étaient furieuses. Je tiens du marquis de Croisenois que Jenny Fancy en pleurait de rage. Imaginez trois jupes vertes, de nuances différentes, découpées et étagées…

L'excellent Mascarot ne s'intéressait pas à la description.

Il avait épié et il avait vu.

Le frémissement des deux jeunes gens fit monter un sourire à ses lèvres flétries.

– Eh bien? demanda-t-il à son protégé.

Paul eut quelque peine à étouffer une exclamation d'admiration.

– Adorable! murmura-t-il.

– Et millionnaire!.. insista le placeur.

– Elle n'aurait pas un sou qu'on serait encore fou d'elle.

B. Mascarot toussa et éprouva le besoin de rajuster ses lunettes.

– Maintenant, pensa-t-il, je te tiens, mon garçon! Que ton émotion soit feinte ou réelle, que tu adores la femme ou la dot, peu importe; tu passeras partout où je voudrai.

Sur cette paternelle réflexion, il se pencha de nouveau vers son protégé.

– Voulez-vous savoir son nom? souffla-t-il.

– Oh! dites, je vous en prie.

– Flavie.

Paul était en extase. Il osait maintenant regarder la jeune fille, elle s'était un peu détournée et il pensait, oubliant le jeu des glaces, qu'elle ne pouvait le voir.

La jeune dame ne tarissait toujours pas.

– C'est navrant! disait-elle, ce qui arrive à cette pauvre comtesse de Luxé qui est un ange. Oui, mesdames, elle mettait des tirettes à ses jupes et faisait teindre ses robes. Elle économisait. Quelle duperie! Pendant ce temps, M. de Luxé faisait des folies pour une demoiselle des Bouffes. En apprenant cela, elle a failli mourir de douleur, et moi, j'ai juré que si mon mari est jamais ruiné, ce sera par moi et non par une autre.

Elle s'interrompit.

La porte du fond s'ouvrait avec fracas, et Van Klopen, en personne, apparaissait dans sa gloire.

Il a cinq pieds et demi; il est large plus qu'à proportion; sa face rouge tient registre des petits verres qu'il boit; il a l'œil insolent, la voix doucereuse et le pur accent de Rotterdam.

Comme toujours, il portait un coin de feu de velours grenat, avec jabot et manchettes de dentelles. Un énorme diamant étincelait à son doigt.

– De laquelle de ces dames est-ce le tour? demanda-t-il.

C'était le tour de la dame évaporée; elle se levait déjà, lorsque le grand couturier l'arrêta d'un geste.

Il venait d'apercevoir B. Mascarot, et s'avançait vers lui avec un empressement marqué.

– Comment, c'est vous, cher monsieur, qui êtes là, disait-il, on vous a fait attendre, oh!.. que d'excuses!..

Il y eut un murmure dans l'assemblée, mais si léger, si léger!..

– De grâce, prenez la peine de passer dans mon cabinet, poursuivait Van Klopen; monsieur est avec vous? très bien; passez, messieurs, passez…

Il entraînait, tout en parlant, B. Mascarot et son protégé; il les poussait devant lui.

Il allait se retirer sans une excuse, quand une des clientes bondit jusqu'à lui et le poussa presque de force dans le corridor, tirant la porte après elle.

– Monsieur, disait-elle, au nom du ciel, un mot.

Van Klopen la toisa d'un air ennuyé.

– Qu'y a-t-il encore? demanda-t-il.

– Monsieur, c'est demain l'échéance du billet de 3,000 francs que je vous ai souscrit.

– C'est fort possible.

– Eh bien! je n'ai pas d'argent pour le payer.

– Ni moi non plus.

– Je viens pourtant vous conjurer de me le renouveler, à deux mois, monsieur, à un mois même, aux conditions que vous voudrez…

Le tailleur pour dames haussa les épaules.

– Dans deux moi, fit-il, vous serez encore moins en mesure qu'aujourd'hui. Si le billet n'est pas acquitté demain, on poursuivra…

– Mon Dieu!.. mais alors mon mari saura…

– J'y compte bien, et je sais qu'il paira.

La malheureuse femme était glacée d'effroi.

– Oui, dit-elle, mon mari paiera, mais je suis perdue, moi.

– Je n'y puis rien, j'ai des associés…

– Oh!.. ne me dites pas cela, monsieur, je vous en supplie… sauvez-moi. Mon mari a déjà payé mes dettes trois fois, et il m'a juré… s'il ne s'agissait que de moi!.. Mais j'ai des enfants, mon mari est capable dans sa colère de me les retirer… Par pitié!.. monsieur, mon bon monsieur Van Klopen…

Elle se tordait les mains, elle sanglotait, elle était presque à genoux.

L'illustre couturier restait de glace.

– Quand on est mère de famille, prononça-t-il, on prend une couturière à la journée, il y en a qui bâtissent des robes charmantes.

Elle essaya pourtant encore de le toucher, elle lui avait pris les mains, pour un mot elle les eût portées à ses lèvres.

– Monsieur, si vous saviez… je n'oserai jamais rentrer chez moi… je n'aurai pas le courage d'avouer à mon mari…

Van Klopen eut un ricanement d'un épouvantable cynisme.

– Eh bien! dit-il, si votre mari vous fait peur, adressez-vous à un autre!..

Et se dégageant brutalement, abandonnant la malheureuse dans le couloir, il rentra dans son cabinet où l'attendaient Paul et Mascarot.

Il était vraiment mécontent, l'arbitre des élégances, et la preuve c'est qu'il ferma la porte de son cabinet avec une violence éloignée de son caractère et de ses habitudes. Les véritables puissances sont calmes et sereines.

– Avez-vous entendu, dit-il à Mascarot, cette scène pitoyable? Il m'en arrive comme cela de temps à autre, et ce n'est pas gai.

Il s'interrompit, parce qu'il sentait à la main un léger chatouillement; il l'examina curieusement et l'essuya en disant avec un rire épais:

– Tiens!.. elle m'a pleuré sur la main!..

Paul était franchement révolté.

La première inspiration de son cœur était encore bonne. S'il eût eu trois mille francs, il les eût portés à cette pauvre femme, dont on entendait encore dans le couloir les gémissements étouffés.

– C'est épouvantable!.. fit-il.

L'exclamation sembla scandaliser Van Klopen.

– Ah!.. dit-il, avec un intraduisible cynisme d'expressions, monsieur donne dans les crises de nerfs!.. Si monsieur était à ma place, il saurait promptement ce que cela vaut au juste. C'est mon argent, après tout, et celui de mes associés que je défends. Vous ne savez donc pas que toutes ces farceuses que j'habille sont comme folles de vanité et enragées de toilettes. Père, mère, mari, elles donneraient tout, avec les enfants par-dessus le marché, pour se faire ouvrir un compte. Vous ne pouvez savoir ce dont une femme est capable pour se procurer la robe qui fera crever une rivale de dépit… Ce n'est jamais qu'au moment de régler qu'elles songent à la famille…

– Cependant, vous savez qu'avec celle-ci, vous ne perdrez rien; son mari…

– Ah! oui, les maris, s'écria Van Klopen, qui s'animait à la discussion, parlons-en. Il me font encore mourir de rire, ceux-là. Apporte-t-on des robes? Ils vous reçoivent avec toutes sortes de politesses, car ils aiment les belles étoffes, eux aussi, qui leur font honneur. Quand on présente la facture, c'est une autre paire de manches. Ils roulent des yeux terribles et parlent de vous faire jeter à la porte…

De la meilleure foi du monde, Paul s'imaginait plaider la cause de la pauvre débitrice.

– Les maris sont souvent trompés, objecta-t-il.

– Laissez-moi donc!.. Ils savent; et dans tous les cas, leur métier est de s'informer. Mais non… ils font les ignorants, c'est plus commode. Quand ils ont donné cent louis par mois, ils se croient quittes et regardent défiler à la douzaine des toilettes à faire cabrer des chevaux de fiacre. S'ils ne se disent pas que leurs femmes les achètent à crédit, où pensent-ils donc qu'elles les prennent?.. Mais, non, on s'entend. Madame commence par se faire ouvrir un compte, et Monsieur, après, discute le total et demande des réductions. Je connais ce jeu!..

Le grand couturier paraissait si fort en colère que B. Mascarot jugea son intervention nécessaire.

– Vous avez peut-être été un peu dur, dit-il.

Van Klopen lui jeta un coup d'œil d'intelligence.

– Bah!.. répondit-il, demain je serai payé, je sais bien par qui et comment, et j'aurai une autre commande. Pour agir comme je l'ai fait, j'avais mes raisons…

Ces raisons n'étaient peut-être pas fort honnêtes, car il n'osa les dire tout haut.

Il entraîna l'honorable placeur dans l'embrasure d'une fenêtre, et là, tous deux, ils se mirent à causer très bas, riant abondamment comme au récit d'un bon tour.

N'entendant pas un traître mot, Paul se mit à examiner ce que Van Klopen appelle son «cabinet de consultations».

On n'y voyait rien de ce qu'il faut pour écrire, mais bien quantité de mètres, de ciseaux, des règles, puis des monceaux d'échantillons, des masses de croquis de toilette; enfin, dans le fond, six mannequins supportaient les patrons en papier des nouvelles créations du tailleur pour dames.

Paul n'avait pas eu le temps de tout inventorier que déjà les deux amis, il les jugeait tels, étaient de retour au coin du foyer.

– Nous perdons notre temps, prononça B. Mascarot; j'aurais cependant bien voulu jeter un coup d'œil sur nos livres, mais il y a tant de monde dans le salon.

– Et cela vous arrête, fit insoucieusement le couturier; attendez une minute.

Il sortit sur ces mots, et presque aussitôt on entendit sa grosse voix douceâtre.

– Désolé, mesdames, disait-il, désespéré, parole d'honneur, mais je suis en conférence avec un marchand de tissus, vous comprenez, c'est pour vous, en somme, ce sera peut-être long…

– Nous attendrons, répondit le chœur intrépide des clientes…

Van Klopen reparut, étincelant de fierté:

– Ce n'est pas plus malin que ça, prononça-t-il, elles resteront là jusqu'à la nuit pour attendre leur petit Klopen. Pauvres chattes!.. Voilà les clients de Paris. Courez après eux, épuisez-vous en gracieusetés… ils se sauvent comme des lièvres. Au contraire, moquez-vous d'eux, recevez-les mal, ils affluent. Si jamais la vogue me quitte, je ferme ma boutique, j'écris dessus: «Le public n'entre pas ici», et le lendemain la foule aura défoncé mes portes.

B. Mascarot daigna approuver de la tête, pendant que le tailleur pour dames tirait d'un chiffonnier un gros registre.

– Les affaires n'ont jamais été mieux, reprit Van Klopen; à vrai dire, nous sommes en pleine saison. Depuis neuf jours que vous n'êtes venu, nous avons pour 87,000 francs de commandes.

– C'est superbe! Mais laissons le courant pour les affaires douteuses, je suis pressé.

L'arbitre des élégances feuilletait son registre.

– Voici, dit-il. Du 4 février, Mlle Virginie Cluche demande cinq toilettes de théâtre et de soirée, deux dominos, trois costumes de ville.

– C'est beaucoup.

– Aussi ai-je demandé à me consulter. Elle ne doit qu'une misère: 1,800 francs.

– C'est déjà trop, si, comme on l'a dit, son protecteur est ruiné. Ne refuse pas, mais ne faites rien jusqu'à nouvel ordre.

Pour toute réponse, Van Klopen traça en marge de son registre un signe cabalistique, traduction mystérieuse des volontés du placeur.

– Du 6, même mois, commande importante de la comtesse de Mussidan, pour elle. Une robe sans garniture pour sa fille. Son compte est des plus élevés; le comte ne paie pas, il m'a prévenu.

– N'importe! allez, et même poussez-la!

Nouveau signe sur le registre.

– Du 7: Demande d'ouverture de compte de Mlle Flavie Martin-Rigal; une nouvelle cliente, la fille du banquier, sans doute.

A ce nom, Paul tressaillit; mais l'estimable négociant ne sembla pas y prendre garde.

– Mon compère, fit-il du ton le plus sérieux, retenez bien ce nom. Quoi que vous demande cette jeune fille, fût-ce votre maison entière, c'est d'avance accordé. Et surtout, le plus profond respect. La moindre irrévérence vous causerait des désagréments. Elle est dans votre salon, aussitôt après mon départ vous la ferez entrer.

A l'air surpris du couturier, il était aisé de voir que Mascarot n'abuse pas de ce genre de recommandation. Paul n'était pas moins ébahi pour d'autres motifs.

– Vous serez obéi, monsieur, répondit Van Klopen. A la date du 8, un jeune monsieur, Gaston de Gandelu, m'est présenté par M. Luper, le bijoutier. Son père est très riche, dit-on, et personnellement il doit recueillir à sa majorité, qui est proche, un héritage considérable. Ce jeune homme demande un crédit de quinze ou vingt mille francs pour une jeune dame.

Le placeur dissimula un sourire. Par-dessous ses lunettes, il observait son protégé. Paul ne bougeait pas. Ce nom de Gandelu ne lui apprenait rien.

– La dame, poursuivait le couturier, m'a été présentée hier. Elle s'appelle soi-disant Zora de Chantemille. Le fait est qu'elle est furieusement jolie.

B. Mascarot réfléchissait.

– Compère, dit-il, enfin, vous ne sauriez croire combien ce jeune homme me gêne. On ne peut plus compter sur Clichy… Qu'imaginerions-nous pour pouvoir l'éloigner de Paris?

Le visage de Van Klopen devenait écarlate à vue d'œil. Le moindre effort de réflexion charriant son sang à la tête, produit cet effet.

– Eh!.. fit-il en se frappant le front, le moyen est trouvé. Ce Gandelu qui m'a l'air d'un étourneau vaniteux, est capable de tout et de bien d'autres choses encore, pour cette belle fille blonde.

– Je le crois.

– Alors, voici la chose. Je lui ouvre un petit compte pour lui mettre l'eau à la bouche; bien!.. Arrive une commande très importante, je taille, j'essaye; mais, au moment de livrer, je fais semblant d'avoir peur et je demande quelques petites valeurs que je jure de ne pas négocier… à deux signatures, s'entend. On met alors le gaillard en rapport avec la Société d'escompte mutuel, et notre cher Verminet lui persuade aisément d'écrire de sa main un nom connu au bas d'un chiffon de papier. Il m'apporte ces valeurs, je les accepte, nous le tenons.

– Un petit faux!..

– Dame, je ne vois pas d'autre moyen, à moins que…

Il s'interrompit; on entendait dans l'antichambre un tapage inusité et comme un bruit de voix se disputant.

L'impassible Van Klopen s'était levé, un peu ému, et il prêtait l'oreille, écoutant de toutes ses forces.

– Je voudrais bien savoir, murmura-t-il, quel est l'impertinent qui se permet de venir faire du scandale chez moi. Vous verrez que ce sera encore quelque mari ridicule…

Si les maris détestent et redoutent le couturier des reines, on doit convenir qu'il le leur rend bien, et qu'ils sont le cauchemar de son existence.

Si on l'écoutait, l'institution serait abolie demain.

– Allez voir ce que c'est, conseilla B. Mascarot.

– Moi!.. me commettre avec je ne sais qui, risquer d'essuyer une avalanche d'injures; pas si bête! Je paye des domestiques pour m'épargner ces ennuis.

C'était sage et prudent.

Le bruit d'ailleurs allait s'éteignant, le diapason des voix baissait. On entendit encore ouvrir et se refermer la porte du salon, puis rien. Tout était rentré dans le silence.

– Revenons à nos moutons, reprit l'estimable placeur. Votre proposition me va. J'avais bien un autre expédient, mais il peut manquer. Un joli petit faux est une arme toujours chargée…

Il quitta son fauteuil et entraîna le couturier à l'extrémité de la pièce.

Après ce qu'ils venaient de se confier, que pouvaient-ils avoir à dire de plus affreux, de plus indigne?

Depuis le commencement de cette odieuse conversation, Paul était devenu plus pâle que la mort.

Si ignorant qu'il fût des choses de la vie, il ne pouvait ne pas comprendre.

Déjà, chez Philippe, pendant le déjeuner, B. Mascarot lui avait laissé entrevoir des choses étranges, ce qu'il entendait maintenant achevait de l'éclairer.

Il devenait évident pour lui que cet homme, dont il avait accepté la protection bizarre, machinait quelque ténébreuse et détestable intrigue.

Actes, démarches, discours, tout, de sa part, avait une signification, une raison d'être, et tendait à quelque but mystérieux.

Analysant et comparant ce qu'il avait vu, entendu ou surpris, Paul devinait ou plutôt sentait une trame patiemment ourdie.

Il entrevoyait d'inexplicables rapports entre cette Caroline Schimel qu'on faisait espionner, et ce marquis de Croisenois, si fier et si humble, et cette comtesse de Mussidan, qu'on poussait à la ruine, et Flavie, cette riche héritière dont on lui faisait espérer la main, et ce Gaston de Gandelu, à la passion de qui on allait arracher un faux, un de ces crimes qui conduisent au bagne.

Et lui, Paul, n'était-il pas un instrument rendu forcément docile? Vers quels abîmes et à travers quels bourbiers allait-on le conduire?

Ce placeur obscur, ce couturier illustre, n'étaient pas deux amis, comme il l'avait cru, mais deux complices.

Il voyait à quelles sources impures B. Mascarot puisait son pouvoir terrible et sans bornes: il savait, il était comme le remords vivant, la menace perpétuelle poursuivant ses tremblantes victimes le fouet à la main.

Et Paul se sentait aux mains de ce doucereux despote. L'évidence d'un complot entre lui et Tantaine éclatait à ses yeux. Trop tard!

Lui, innocent, il se trouvait sous le coup d'une accusation de vol.

Lorsqu'il était sans défiance, B. Mascarot l'avait lié, ficelé, garrotté, avec la redoutable adresse de ces mygales nocturnes des forêts de Salcette, qui surprennent l'oiseau endormi sur sa branche et l'enveloppent de leurs fils sans l'éveiller.

Pouvait-il lutter avec quelques chances de succès? Non. Au moindre effort pour rompre le filet fatal, il devait être brisé.

Cette certitude le faisait frémir, mais il n'éprouvait pas la noble horreur de l'honnêteté pour le crime.

Il faut bien l'avouer: tous les instincts mauvais dont le germe était en lui fermentaient comme la pourriture au soleil.

Il était encore ébloui des splendides espoirs que le tentateur avait fait briller à ses yeux. Il se souvenait qu'on lui avait dit que son père était un grand seigneur, il songeait à cette jeune fille millionnaire, dont un seul regard avait fait vibrer en lui des cordes inconnues.

Il se disait qu'un homme comme Mascarot, tout puissant, méprisant les lois et les préjugés, fort, patient, devait quand même arriver à ses fins.

Quels risques courait-il à se livrer au torrent qui déjà l'entraînait? Aucun. Mascarot devait être un nageur assez vigoureux pour lui tenir la tête hors de l'eau…

Paul ne s'était jamais exercé à se contraindre, il ne pouvait se croire observé, aussi était-il aisé de saisir sur sa mobile physionomie le reflet de toutes ses sensations.

Ainsi faisait l'honorable placeur.

Si cette conversation infâme avait eu lieu devant son protégé, c'est qu'il l'avait voulu ainsi.

Avant de lui donner le mot de son secret, avant de lui révéler ce qu'il attendait de lui, il tenait à accoutumer son esprit timide à envisager froidement les plus atroces combinaisons.

Il avait observé que mieux mille fois que les plus subtiles théories, le fait brutal qui surprend, démoralise et hâte la corruption.

Il lut dans l'œil de Paul sa résolution de s'abandonner, et c'est avec la certitude absolue de son influence qu'il reprit à haute voix la conversation:

– Arrivons, dit-il, à la question sérieuse, qui est le post-scriptum de ma visite. Où en sommes-nous avec la vicomtesse de Bois-d'Ardon?

Le tailleur pour dames eut un geste suffisant, comme il lui arrive quand on parle d'une de ses clientes de prédilection.

– Elle va bien, répondit-il. Je viens de lui livrer une série de toilettes inouïes.

– Que doit-elle?

– Au plus 25,000 francs; elle a dû bien plus.

B. Mascarot tracassait furieusement ses lunettes.

– Voilà, certes, dit-il, une femme calomniée. Elle est légère, coquette, vaniteuse, dépensière, mais rien de plus. Depuis quinze jours, je fouille son passé, et je n'y trouve pas le plus petit péché véniel qui la mette à notre discrétion… Heureusement, sa dette nous la livre. Son mari sait-il qu'elle a un compte ici?

– Lui!.. certes non. Il donne à sa femme un argent fou, et s'il se doutait…

– Parfait! Il faut lui présenter sa facture.

– Mais, monsieur, remarqua Van Klopen surpris, elle a donné la semaine passée un acompte important.

– Raison de plus pour agir: elle ne doit pas être en fonds.

L'arbitre des élégances grillait de présenter mille objections, un geste impérieux du digne placeur lui ferma la bouche.

– Je vous prierai de m'écouter, reprit B. Mascarot, de bien retenir ce que je vais vous dire, et surtout faites-moi la grâce de me dispenser de vos remarques.

Van Klopen avait perdu cette superbe impudence qui impose tant à sa clientèle.

– Êtes-vous connu chez la vicomtesse de Bois-d'Ardon? demanda le placeur.

– Oh!.. comme le loup blanc.

– Très bien. Cela étant, après-demain, à trois heures précises, – ni plus tôt, ni plus tard, réglez-vous sur la Bourse, – vous vous présenterez chez la vicomtesse. On vous répondra que madame a une visite.

– J'attendrai.

– Point. Vous insisterez pour voir madame sur-le-champ. Si les domestiques étaient par trop récalcitrants, menacez-les de moi.

– Inutile; je saurai forcer la consigne.

– Vous pénétrerez donc dans le salon, et vous trouverez la vicomtesse en grande conversation avec M. le marquis de Croisenois. Vous le connaissez, j'imagine?..

– Oui, mais seulement de vue…

– Cela suffit. Vous ne vous inquiéterez nullement de lui, vous tirerez votre facture de votre poche, et brutalement, vous réclamerez de l'argent.

– Oh!.. monsieur, y pensez-vous? La vicomtesse me menacera de me faire jeter à la porte.

– C'est très probable. Mais vous la menacerez, vous, de porter votre facture à son mari. Elle vous ordonnera de sortir, mais au lieu d'obéir, vous vous camperez insolemment dans un fauteuil en déclarant que vous ne vous retirerez pas sans argent.

– Mais ce sera affreux.

– Sans doute. Mais le marquis de Croisenois mettra fin à la scène. Il vous jettera à la tête un portefeuille, en vous disant: Paye-toi, faquin!..

– Et je déguerpirai.

– Oui, mais avant, comme vous aurez en poche un crayon bien taillé, vous libellerez un reçu au nom de M. Croisenois pour le compte de Mme de Bois-d'Ardon.

Jamais homme ne se vit humilié et piteux autant que l'était l'arbitre des élégances…

– Si j'y comprends quelque chose… murmurait-il.

– Inutile. Vous m'avez entendu?

– J'obéirai, monsieur, mais nous perdrons la clientèle de la vicomtesse.

– Et après!..

Van Klopen allait peut-être essayer de se retrancher derrière sa dignité, lorsque la voix piaillarde qui, l'instant d'avant, emplissait l'antichambre éclata de nouveau, mais tout près, cette fois, dans le couloir même.

– Elle est mauvaise! criait cette voix. On ne me la fait pas à la pose, à moi. Attendre une heure!.. plus souvent!.. Où est mon sabre? Le sabre, le sabre!.. Van Klopen occupé!.. Je la connais. Vous allez voir qu'il se dérangera pour moi.

Ces exclamations eurent au moins ce résultat de dissiper comme par enchantement les nuages qui assombrissaient le front des deux associés.

Ils échangèrent un regard gros de réticences, comme s'ils eussent connu cette voix aigre et fausse qui perçait le tympan.

– C'est lui! murmura Mascarot.

La porte s'ouvrit en même temps, et le jeune M. Gaston de Gandelu fit irruption dans le cabinet du tailleur pour dames.

Il portait, ce jour-là, un veston plus court encore que d'habitude, un pantalon plus clair et plus étroit, un faux-col plus vaste, une cravate plus étourdissante.

Sa plate figure était rouge et bouffie de colère.

– C'est moi! s'écria-t-il dès le seuil. Hein!.. vous la trouvez forte, celle-là! Je suis comme cela, moi, bon enfant, mais carré, comme dit Achille de chez Vachette. Attendre plus de vingt minutes, moi!.. Ah!.. mais non.

Il est sûr que cette infraction aux règles immuables de sa maison, que ce mépris d'une étiquette consacrée mettaient le couturier des reines hors de soi.

Mais il était sous l'œil du placeur, il avait reçu l'ordre de s'emparer du jeune M. de Gandelu, il savait qu'on ne prend point de mouches avec du vinaigre, il se résigna à filer doux.

– Croyez, monsieur, commença-t-il, sans réussir, toutefois, à dépouiller son air gourmé; croyez que si j'avais su…

Cette simple explication enchanta le spirituel jeune homme.

– Des excuses!.. interrompit-il, je les accepte. Qu'on remporte les épées!.. Farceur, va! Mais n'importe, il ne faudrait pas me la refaire. J'ai en bas mes chevaux qui sont capables d'avoir pris un rhume. Vous les connaissez, mes chevaux? Quelles bêtes, hein! Et dire que Zora voulait continuer de poser!.. Est-elle assez jeune!.. Mais je la formerai, vous verrez… Je cours la chercher.

Sur ces mots, il disparut dans le couloir en criant:

– Zora!.. Madame de Chantemille!.. Chère vicomtesse!..

Le grand couturier semblait aussi à l'aise, à peu près, qu'un homme sur les charbons ardents. Quel affront pour sa maison!.. Il lançait des regards désespérés à B. Mascarot, qui, placé près de la porte donnant sur l'escalier, gardait une physionomie d'augure.

Quant à Paul, il n'était peut-être pas éloigné de prendre ce jeune monsieur, qu'un équipage attendait à la porte, pour le modèle achevé des grâces et façons du grand monde.

Même son cœur se serrait en songeant à l'odieux traquenard où allait être pris ce garçon si intéressant.

Cette dernière impression fut si vive qu'il s'approcha du placeur, afin de la lui communiquer.

– N'y a-t-il donc aucun moyen, demanda-t-il à voix basse, d'épargner cet infortuné jeune homme?

B. Mascarot eut un de ces sourires pâles qui font frémir ceux qui le connaissent pour l'avoir vu à l'œuvre.

– Avant un quart-d'heure, répondit-il, je vous adresserai cette même question, en vous laissant maître de la résoudre à votre guise.

– Oh! dans ce cas…

– Chut!.. voici venir votre première épreuve. Si vous n'êtes pas l'homme fort que j'ai cru, bonsoir. Tenez ferme!.. Une cheminée va vous tomber sur la tête.

Les expressions étaient triviales, mais le ton était si expressif que Paul, effrayé, entrevit les plus fantastiques dangers et rassembla toute son énergie.

Bien lui en prit, car il put étouffer le cri de surprise et de colère que devait lui arracher la vue de la femme qui entrait.

La vicomtesse, la Zora du jeune M. de Gandelu, c'était sa Rose, à lui, dans une toilette qui, pour avoir été achetée toute faite, n'en était pas moins étourdissante.

Évidemment, elle avait de belles dispositions, et, conseillée par l'intelligent Gaston, elle devait aller loin… Et la preuve, c'est qu'elle avait sur le nez un binocle qu'elle maintenait à grand'peine, et qui paraissait la gêner énormément.

Elle était intimidée pourtant, et M. de Gandelu, la traînait presque.

– Auriez-vous peur; lui disait-il. Je la trouverais drôle?.. Arrivez donc, puisque je vous affirme qu'il va chasser ses domestiques.

Zora-Rose installée dans un fauteuil, le séduisant jeune homme se retourna vers le célèbre fournisseur des cours du Nord.

– Eh bien! lui demanda-t-il, avez-vous pensé à nous? Avez-vous cherché et composé la toilette qui convient à la beauté de madame?

Van Klopen ne répondit pas. Il avait les sourcils froncés, le visage contracté du devin qui, assis sur le trépied, attend l'inspiration.

– J'y suis!.. s'écria-t-il enfin avec un geste grandiose, j'y suis, j'ai trouvé, je vois!

– Hein!.. fit Gaston influencé, quel homme!

– Écoutez, poursuivit le couturier, l'œil brillant de l'enthousiasme des grands inventeurs. Costume de ville d'abord: polonaise à corsage large, cordelières croisées à la pensionnaire; corsage, manches et sous-jupe d'un marron vigoureux; jupe de dessus «cheveux de la reine», avec échancrures ovoïdes; robe bouffante relevée en coquilles.

Il eût pu parler longtemps ainsi, Zora-Rose ne l'entendait plus.

Elle venait d'apercevoir Paul, et, en dépit de son audace nouvelle, sa terreur était si grande qu'elle était près de se trouver mal.

Qu'allait-il advenir de cette inexplicable rencontre?

Comment Paul pouvait-il rester calme en apparence, se contenir, lorsqu'elle lisait dans ses yeux les plus épouvantables menaces?

Son malaise devenait si manifeste, qu'à la fin le jeune M. de Gandelu la remarqua.

Mais ne connaissant pas Paul, qu'il avait à peine aperçu en entrant, doué d'une perspicacité un peu bornée, il se méprit complètement aux causes du trouble affreux de Rose-Zora.

– Arrêtez! cria-t-il à Van Klopen, arrêtez! arrêtez!.. Voyez l'effet de la joie! Je connais cela, moi. Dix louis qu'elle va avoir une crise de nerfs! Ah! mais non, il n'en faut pas!..

Durant cette scène, B. Mascarot n'avait pas perdu son protégé de vue. Le jugeant près d'éclater, il pensa que prolonger l'épreuve serait à la fois absurde et imprudent.

– Je vous laisse, cria-t-il à Van Klopen; n'oubliez pas nos conventions. Monsieur et madame, mes respects.

Sachant comment se retirer sans traverser le salon, il prit le bras de Paul et l'entraîna. Il était temps.

Lorsqu'ils furent sur l'escalier, délivrés des empressements des chasseurs de l'antichambre, alors seulement l'honorable placeur respira.

– Que pensez-vous de l'aventure? demanda-t-il.

Si pénible avait été la contrainte que Paul s'était imposée, la rage de l'amour-propre offensé serrait si bien ses dents, qu'il lui fut impossible de répondre autrement que par un gémissement sourd.

– Diable!.. pensa l'honnête directeur de l'agence de la rue Montorgueil, il a été rudement touché. Peu importe, il s'est assez bien tenu et le grand air va le remettre.

Point. Arrivé dans la rue, Paul eût été contraint de s'arrêter, tant ses jambes flageolaient, s'il n'eût eu un point d'appui.

Son digne protecteur ne pouvait le traîner en cet état, aussi eut-il un soupir de satisfaction en apercevant un petit café à sa convenance.

– Entrons ici, dit-il, vous prendrez quelque chose, et cela vous remontera le moral.

Ils allèrent s'établir dans une étroite salle où ils étaient seuls, et au bout de dix minutes, après avoir bu deux verres de rhum, Paul reprit figure humaine, le sang remontait à ses joues.

– Cela va mieux? demanda le placeur.

– Oui.

Il faut battre le fer pendant qu'il est chaud. Quand B. Mascarot a étourdi son homme, il l'achève sans lui laisser le loisir de respirer.

Il y a un quart-d'heure, reprit-il, je vous ai promis de vous rappeler vos bonnes dispositions au sujet de M. de Gandelu…

– Assez, interrompit violemment Paul, assez!..

Le digne placeur eut un paternel sourire.

– Voyez pourtant, fit-il, comme, selon la position, les points de vue changent. Voici que vous commencez à devenir raisonnable.

– Oui, je suis raisonnable, c'est-à-dire que je veux être riche, moi aussi… Ah! vous n'aurez plus à me presser. C'est moi qui vous sommerai de réaliser vos promesses. Je ne veux plus avoir à subir une humiliation comme celle d'aujourd'hui.

B. Mascarot eut un haussement d'épaules que son protégé ne vit pas.

– Vous êtes en colère? fit-il.

– La colère passera, mes dispositions resteront les mêmes.

Maintenant que Paul s'avançait, le placeur battait en retraite. C'est la tactique indiquée.

– Ne vous engagez pas sans réfléchir, dit-il. En ce moment, vous êtes encore votre maître; demain, si vous vous abandonnez à moi, il vous faudra abdiquer votre libre arbitre.

– J'irai jusqu'au bout.

Le placeur triomphait enfin.

– C'est bien!.. fit-il froidement. Le docteur Hortebize vous présentera chez M. Martin-Rigal, le père de Mlle Flavie, et moi, huit jours après le mariage, je vous donnerai une couronne de duc à faire peindre sur vos équipages.

Les esclaves de Paris

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