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PREMIÈRE PARTIE
LE CHANTAGE
XIV

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Van Klopen, l'illustre tailleur pour dames, connaît son Paris – hommes et choses – sur le bout du doigt.

Comme tous les industriels dont les opérations sont basées sur de larges crédits, il a besoin de quantités de renseignements qu'il puise un peu partout et qu'il n'oublie plus.

Sa tête carrée est un bottin revu et augmenté qu'il laisse feuilleter à ses amis.

Aussi, lorsque B. Mascarot lui avait parlé du père de cette brune Flavie, dont les yeux avaient si fort impressionné Paul Violaine, l'arbitre des élégances avait répondu sans hésiter:

– Martin-Rigal? Connu! C'est un banquier.

Banquier, M. Martin-Rigal l'est en effet, et il habite une des plus belles maisons de la rue Montmartre, presque en face de Saint-Eustache.

Son logement particulier est situé au second étage, ses bureaux occupent tout le premier.

Pour n'avoir pas son nom inscrit au livre d'or de l'aristocratie financière, M. Martin-Rigal n'en est pas moins très connu, extrêmement puissant et suffisamment estimé.

Il est en relations surtout avec ce petit commerce parisien qui vivote plutôt qu'il ne vit, et qui se trouverait heureux sans ce fantôme périodique et implacable qui s'appelle l'échéance.

Tous les gens qui s'adressent à lui, ou presque tous, il les tient dans la main.

Que deviendraient-ils si fantaisie lui prenait de fermer ses guichets! ils manqueraient à leurs engagements, les jugements arriveraient à la suite des protêts, puis la faillite, la ruine.

Il peut donc tout oser, et il ose, il use et il abuse.

Son despotisme n'admet pas d'objection. Si, en présence d'une nouvelle mesure, quelque audacieux risque un: Pourquoi? On lui répond nettement:

– Parce que…

Et pas autre chose avec.

C'est le caissier, bien entendu, qui répond cela, et non M. Martin-Rigal.

Lui, on ne le rencontre guère. Dans la matinée, il est toujours invisible; il travaille dans son cabinet, à l'extrémité des bureaux.

Et pas un de ses employés ne serait assez hardi pour aller frapper à sa porte.

A quoi bon, d'ailleurs? Il ne répondrait pas. L'expérience a été tentée. Le feu prenant à la maison ne le tirerait pas de ses comptes.

Physiquement, M. Martin-Rigal est grand et chauve. Sa face osseuse est toujours scrupuleusement rasée, et ses petits yeux gris ont une inquiétante mobilité. Lorsqu'il parle, si un mot lui échappe, s'il poursuit une idée, il promène sur son nez l'index de sa main droite: c'est son tic.

Sa politesse est parfaite. C'est d'une voix de miel qu'il dit les choses les plus cruelles. Il ne manque jamais de reconduire jusqu'à la porte, avec force salutations et excuses, les gens auxquels il refuse de l'argent.

Dans son costume, il affecte cette sorte d'élégance juvénile qui est un trait des mœurs des manieurs d'argent de la jeune école.

En dehors des affaires, il est aimable, obligeant et spirituel par dessus.

Volontiers il recherche les douceurs qui aident à traverser la vie, cette vallée de larmes. Il ne déteste pas un bon dîner et n'a jamais boudé un jeune et joli visage.

Cependant il est veuf et on ne lui connaît qu'une passion au monde: sa fille unique, sa Flavie.

Il est vrai que son amour paternel a quelque chose du fanatisme idiot de l'Indien qui se fait écraser sous les roues du char de son idole.

La maison Martin-Rigal n'est pas montée sur un fort grand pied, mais on dit dans le quartier que Mlle Flavie a des dents aiguës à croquer des millions.

Le banquier ne va qu'à pied; c'est hygiénique, prétend-il; mais sa fille a une jolie voiture attelée de deux chevaux de prix pour aller au bois, sous la protection d'une duègne moitié domestique, moitié parente, qu'elle a fini par rendre un peu folle.

M. Martin-Rigal en est encore à répondre: Non, à une fantaisie de Flavie.

Parfois des amis ont essayé de lui faire entendre que cette adoration perpétuelle préparait à Flavie un avenir très malheureux; sur ce chapitre, il est intraitable.

Invariablement, il répond qu'il sait ce qu'il fait, et que s'il travaille comme un cheval, c'est à la seule fin que sa fille puisse se permettre tout ce qui lui passe par la tête.

Et c'est vrai, au moins, qu'il travaille à lui seul autant que tous ses employés ensemble.

Après être resté, depuis le matin, le nez sur des chiffres, à quatre heures du soir il ouvre son cabinet et reçoit ceux qui ont à l'entretenir d'affaires.

Ainsi, le surlendemain du jour où Paul Violaine et Flavie s'étaient rencontrés chez le couturier célèbre, sur les cinq heures et demie, M. Martin-Rigal donnait audience à une de ses clientes.

Elle était très jolie, toute jeune et mise avec une simplicité charmante; mais elle paraissait bien triste, ses beaux yeux étaient pleins de larmes, à grand'peine retenues.

– A vous, monsieur, disait-elle, je dois l'avouer, si vous nous refusez notre bordereau, comme le mois passé, il nous faudra déposer notre bilan. Nous avons fait argent de tout pour l'échéance de janvier. Tous les bijoux dont je pouvais disposer sans qu'on s'en aperçut sont au Mont-de-Piété; nous mangeons dans du fer…

– Pauvre petite femme!.. murmura le banquier.

Ce mot lui donna plus d'assurance.

– Et pourtant, reprit-elle, notre position n'a jamais été meilleure, voici notre établissement payé, la vente marche très bien…

Elle s'exprimait d'un petit air entendu qui semblait charmer M. Martin-Rigal, s'expliquant clairement, nettement.

La Parisienne excelle en ces démarches difficiles. Plus futée que son mari, pleine de confiance en soi, elle garde l'esprit libre là où il perd la tête.

Aussi, le plus souvent, dans les crises du petit commerce, pendant que l'homme se désole, c'est la femme qui agit.

En écoutant l'exposé d'une situation qu'il connaissait fort bien, le banquier dodelinait sa tête chauve.

– Tout cela est fort joli, dit-il enfin, mais ne rend pas meilleures les signatures que vous m'offrez. Si j'avais confiance, ce serait en vous…

– Oh! monsieur, nous avons plus de trente mille francs de marchandises en magasin.

– Ce n'est pas cela que j'ai voulu dire…

Il souligna ces mots d'un sourire et d'un regard si singulièrement expressifs, que la pauvre femme en rougit jusqu'à la racine des cheveux et perdit presque contenance.

– Comprenez donc, reprit-il, que vos marchandises ne me donnent pas plus confiance que vos valeurs. Supposez un malheur. Que vendrait-on tout cela? Sans compter que ces diables de propriétaires ont des privilèges…

Il s'interrompit. La femme de chambre de Flavie, s'autorisant du despotisme de sa maîtresse, entrait dans le cabinet sans frapper.

– Monsieur, dit-elle, mademoiselle vous demande tout de suite, tout de suite!..

M. Martin-Rigal se leva:

– J'y vais, répondit-il, j'y vais!..

Et prenant la main de sa cliente pour la mettre plus vite dehors, il ajouta:

– Voyons, ne vous désolez pas… revenez me voir, nous arrangerons cela.

Elle voulait le remercier; mais déjà il s'était élancé dans l'escalier.

Si Flavie avait envoyé chercher son père, c'est qu'elle tenait à lui faire admirer sa toilette nouvelle, que venait de lui envoyer Van Klopen, qu'elle essayait et qu'elle trouvait miraculeuse.

Il est de fait que le «couturier des reines», outre qu'il avait été d'une rare promptitude, s'était surpassé.

Le costume de Flavie était un de ces chefs-d'œuvre de mauvais goût, – à la mode, hélas! – qui donnent à toutes les femmes une même et odieuse tournure de poupée, imaginés, croirait-on, pour leur enlever d'un coup grâce, distinction et poésie.

Ce n'étaient que garnitures, découpures et dentelures, jupes étagées, couleurs désagréables bizarrement assemblées.

Van Klopen avait été fidèle à son système, car il a un système qu'il résume en deux axiomes forts clairs:

1º Donner aux robes une coupe telle que, sitôt défraîchies, elles soient absolument inserviables;

2º Rechercher les étoffes bon marché, ce qui plaît aux maris, et multiplier les garnitures qui sont la bouteille à l'encre des modes.

Il a trouvé cela, ce Hollandais madré, et il n'est plus une couturière bourgeoise qui ne s'efforce de profiter de sa découverte.

Seulement, Flavie se souciait infiniment peu de la question économique.

Debout, au milieu du salon paternel, dont elle venait de faire allumer les lustres, car le jour baissait, elle étudiait quelques effets nouveaux, – c'est-à-dire qu'elle répétait sa toilette.

Et en vérité, elle était si naturellement jolie, mignonne et gracieuse, que l'œuvre de Van Klopen ne l'enlaidissait presque pas.

Mais tout à coup, elle se retourna.

Elle venait d'apercevoir, dans la glace, son père qui entrait tout essoufflé d'avoir grimpé si vite les escaliers.

– Comme tu as tardé!.. lui dit-elle.

Certes, il n'avait pas perdu une seconde. Cependant il s'excusa.

– J'étais avec un client, répondit-il, de sorte que…

– Eh! il fallait le renvoyer.

Il allait chercher d'autres explications encore, mais la jeune fille se tint pour satisfaite.

– Voyons, père, commença-t-elle, ouvre les yeux bien grands, regarde-moi et dis-moi, oh!.. franchement, comment tu me trouves.

Point n'était besoin de le lui demander. L'admiration la plus parfaite s'épanouissait sur sa physionomie.

– Charmante, murmura-t-il, divine!

Si accoutumée qu'elle fut aux parfums de l'encens paternel, Flavie parut enchantée.

– Alors, reprit-elle, tu crois que je lui plairai?

Lui!.. c'était Paul Violaine; M. Martin-Rigal ne le savait que trop. Il soupira profondément en répondant:

– Comment veux-tu ne pas lui plaire?

– Hélas! fit-elle, devenant songeuse, s'il s'agissait de tout autre, je ne douterais pas de moi, je ne craindrais rien, je ne sentirais pas ces transes cruelles qui me serrent le cœur…

M. Martin-Rigal était assis près de la cheminée: il attira sa fille par la taille pour lui mettre un baiser au front, et elle, avec des mouvements coquets et onduleux de jeune chatte guettant des caresses, elle s'établit sur les genoux de son père.

– C'est que, vois-tu, continuait-elle, poursuivant sa pensée, s'il allait ne pas faire attention à moi, si je lui déplaisais!.. Tiens, père, je le sens, j'en mourrais.

Le banquier détourna la tête pour cacher sa douloureuse impression.

– Tu l'aimes donc bien? demanda-t-il.

– Oh!..

– Plus que moi?

Flavie prit entre ses mains la tête de son père et la secoua doucement, tout en riant d'un petit rire sonore et pur comme le tintement du cristal.

– Que t'es bête, pauvre père, disait-elle, que t'es bête!.. Je te demande un peu si cela peut se comparer! Toi, je t'aime, parce que tu es mon père… d'abord. Je t'aime ensuite, parce que tu es bon, que tu veux tout ce que je veux, que tu dis toujours: Oui; je t'aime, parce que tu es comme les enchanteurs des féeries, tu sais, qui sont bien vieux, bien vieux, qui ont des barbes qui n'en finissent plus, et qui réalisent tous les souhaits de leurs filleules. Je t'aime pour cette bonne vie heureuse que tu me donnes, pour ma voiture, pour mes jolis chevaux, pour mes belles toilettes, pour les pièces d'or neuves dont, sans te lasser, tu emplis ma bourse, pour cette parure de perles que j'ai au cou, pour ce bracelet… pour tout enfin.

L'énumération était désolante. Chaque mot trahissait un égoïsme féroce en sa naïveté. Et cependant le banquier écoutait d'un air riant, ravi, engourdi dans une sorte de béatitude irraisonnée.

– Et lui? interrogea-t-il.

– Oh!.. lui, répondit Flavie devenue subitement sérieuse, lui, je l'aime parce qu'il est lui, d'abord; puis, parce que… parce que je l'aime.

L'accent de la jeune fille trahissait une telle intensité de passion que le pauvre père ne put retenir un geste de colère.

Elle vit ce geste et éclata de rire.

– Vilain jaloux! fit-elle de ce ton qu'on prend pour faire honte à un enfant d'une faute légère, fi!.. que c'est laid, monsieur. Vous montrez le poing à cette pauvre fenêtre, parce que c'est de cette fenêtre que j'ai aperçu mon Paul pour la première fois. C'est mal, monsieur, c'est très mal!..

Comme l'enfant pris en faute et grondé, M. Martin-Rigal baissa la tête.

– Eh bien! reprit Flavie, je l'aime, moi, cette fenêtre, qui me rappelle les plus fortes et les plus douces émotions de ma vie. Voici pourtant quatre mois de cela. Tiens, père, il me semble que c'était ce matin… J'étais venue me mettre à la fenêtre sans savoir pourquoi… et on dit que nous sommes maîtres de nos destinées! Quelle folie!.. Je regarde machinalement, quand tout à coup, à la croisée de la maison d'en face, je l'ai aperçu. Ça été comme un éclair. Mais cette seconde a suffi pour décider de ma vie. Moi, qui jamais n'avais rien senti là – elle mettait la main sur son cœur, – j'y ai éprouvé une douleur épouvantable, aiguë, la sensation d'un fer rouge.

Le banquier paraissait être au supplice, mais sa fille ne s'en apercevait pas.

– Toute la journée, poursuivait-elle, j'ai été comme jamais… il me semblait qu'il n'y avait plus d'air pour respirer, j'avais comme un poids immense, là, au creux de la poitrine, et autour de la tête un cercle de fer. Ce n'était plus du sang qui circulait dans mes veines, mais de la flamme… La nuit, impossible de dormir, je frissonnais et j'étais trempée de sueur. Sans savoir pourquoi, j'avais peur, je tremblais…

Le banquier secoua tristement la tête.

– Flavie, murmura-t-il, chère adorée, pauvre folle enfant, que ne t'es-tu confiée à moi, alors?

– J'en avais envie…

– Eh bien!..

– Je n'ai pas osé.

M. Martin-Rigal leva les bras au plafond. Il prenait le ciel à témoin que si sa fille n'avait pas osé, ainsi qu'elle le disait, elle n'avait pour cela aucune raison, aucune.

– Tu ne comprends pas cela, fit Flavie. Ah!.. voilà. Tu as beau être le meilleur des pères, tu es un homme. Si j'avais une mère, elle me comprendrait.

– Eh! qu'aurait fait ta pauvre mère, que je n'aie tenté, essayé? murmura M. Martin-Rigal.

– Rien, peut-être, tu as raison. Parce que, vois-tu, il y a des jours où je ne me comprends pas moi-même. Et cependant, va, après cette première aventure, j'ai été terriblement courageuse. J'avais juré que jamais, non plus jamais, je n'ouvrirais cette croisée. J'ai lutté trois jours, oh! lutté comme il n'est pas possible. Le quatrième, je n'y ai plus tenu. J'ouvre, je regarde… Il était à la fenêtre, lui aussi, le front appuyé contre la vitre, et triste… si triste que je me suis mise à pleurer.

Le banquier, cet homme si dur que jamais le désespoir d'un client malheureux ne l'avait touché, avait-lui-même les yeux pleins de larmes.

– Depuis! reprit Flavie, dont la voix avait une douceur pénétrante, depuis je n'ai plus résisté. Est-ce qu'on lutte contre la destinée!.. Tous les jours je me mettais à la fenêtre. J'ai eu bien vite deviné ce qu'il faisait. Il donnait des leçons de piano à ces deux longues demoiselles si maigres, que nous rencontrons quelquefois. Pauvre garçon!.. J'épiais son arrivée et aussi sa sortie. Si tu savais, père, comme il avait l'air malheureux!.. Il y avait des jours où il était si pâle, où il se traînait si péniblement que je me demandais s'il avait mangé. Te fais-tu une idée de cela? Lui!.. souffrir la faim, lorsque moi je suis riche! Car nous sommes riches, n'est-ce pas? J'avais fini par connaître toutes les expressions de sa physionomie. Tiens, quand il était content, il faisait comme cela avec son bras…

Elle imitait en même temps un geste de Paul, geste qui lui était familier quand il lui arrivait quelque chose d'heureux.

– Mais, hélas!.. continuait Flavie, un jour il a disparu… Pendant une semaine je suis restée à la fenêtre, attendant, espérant… En vain. C'est alors que je suis tombée malade, et que je t'ai tout avoué, et que je t'ai dit: Celui-là est mon mari, je l'aime!..

C'est d'un air sombre et avec une visible contrainte que M. Martin-Rigal écoutait ce récit que Flavie lui répétait pour la centième fois, au moins, depuis trois mois.

– Oui, murmurait-il, c'est bien ainsi que tout s'est passé. Tu étais malade, je te voyais déjà mourante, je t'ai promis que ce jeune homme, cet inconnu dont tu ne savais même pas le nom, serait ton mari…

Dans un élan de reconnaissance, la jeune fille jeta ses bras autour du cou de son père, et couvrit son front de baisers sonores.

– Et aussitôt, reprit-elle, j'ai été guérie. Et tu tiendras ta parole, n'est-ce pas? Ah!.. père chéri, je t'aime pour cela plus que pour tout le reste. Dire que le jour même, rien qu'avec les renseignements que je te donnais, tu t'es mis en quête de mon mystérieux artiste.

– Hélas!.. je suis sans forces contre tes volontés.

Flavie se redressa, menaçant gaîment son père, d'un mouvement mutin.

– Que signifie cet hélas! monsieur? demanda-t-elle. En seriez-vous par hasard à regretter votre bonté parfaite, votre obéissance?

Il ne répondit pas. Il regrettait en effet.

– Par exemple, reprit Flavie, je donnerais bien mon beau collier pour savoir comment tu t'y es pris pour le découvrir. Pourquoi ne m'as-tu jamais conté le plus petit détail? Voyons, ne me cache rien, qu'as-tu imaginé pour arriver jusqu'à lui, d'abord, et ensuite pour l'amener jusqu'à nous sans éveiller ses soupçons.

M. Martin-Rigal sourit bonnement.

– Ceci, répondit-il, est mon secret.

– Soit, garde-le. Au fait, que m'importent les moyens employés, puisque tu as réussi! Car tu as réussi, n'est-ce pas, je ne rêve pas, je ne deviens pas insensée! Ce soir, avant une heure, dans quelques instants peut-être le docteur Hortebize va nous le présenter. Et il s'assoiera à notre table, je le regarderai à mon aise, j'entendrai le son de sa voix…

– Folle!.. interrompit le banquier, malheureuse enfant!..

Elle ne pouvait pas ne pas protester.

– Oh!.. répondit-elle vivement, folle?.. peut-être. Mais malheureuse? pourquoi?

– Tu l'aimes trop, répondit le banquier, avec l'accent d'une conviction profonde, il abusera.

– Lui!.. fit la jeune fille avec la certitude admirable de la passion, lui, jamais?..

– Fasse Dieu, pauvre chère adorée, que mes pressentiments me trompent. Mais que veux-tu? ce n'est point là l'homme que je rêvais pour toi. Un artiste…

Flavie, sérieusement fâchée cette fois, quitta les genoux de son père.

– Et voilà donc, s'écria-t-elle, tout ce que tu trouves contre lui. Il est artiste. Serait-ce un crime! Que ne lui reproches-tu aussi sa misère? Oui, il est artiste mais il a du génie, je l'ai lu sur son font. Oui, il est affreusement pauvre, mai je suis assez riche pour deux. Il me devra tout, tant mieux! Quand il aura de la fortune, il ne sera pas forcé de s'épuiser à donner des leçons de piano; il lui sera permis d'utiliser son talent. Il écrira des opéras comme ceux de Félicien David, plus beaux que ceux de Gounod. On les représentera dans les théâtres et les salles crouleront sous les applaudissements. Moi, cependant, toute seule au fond d'une loge fermée, je m'enivrerai de la gloire de l'élu de mon cœur. Le monde aura la poésie, moi j'aurai le poète, et, quand je le voudrai, c'est pour moi seule que chanteront ses divines mélodies…

Elle parlait avec une exaltation extraordinaire, si pénétrée de son rêve, qu'elle ressentait, dans toute leur intensité, les sensations exactes de la réalité.

Mais elle dut s'arrêter, une quinte de toux lui coupait la parole.

Et pendant que les efforts secouaient sa poitrine et que le sang affluait à ses pommettes, M. Martin-Rigal la contemplait avec une expression navrante.

La mère de Flavie avait été emportée à vingt-quatre ans par cette implacable maladie qu'on nomme la «phtisie galopante,» qui ne pardonne pas, qui est le désespoir de la science impuissante, et qui, en quinze jours, d'une fille rayonnante de vie et de santé, fait un cadavre.

– Tu souffres, Flavie? demanda le banquier d'un ton qui trahissait une inquiétude trop poignante pour pouvoir être complétement dissimulée.

– Moi! souffrir? répondit-elle avec un regard extatique, ce serait donc de joie?

M. Martin-Rigal eut un geste terrible.

– Par le tonnerre du ciel!.. s'écria-t-il, si jamais ce misérable te fait verser une larme, c'est un homme mort!

L'accent du banquier était à ce point menaçant, que sa fille eut presque peur.

– Qu'as-tu? père, demanda-t-elle; qu'ai-je dit qui te mette en colère? Pourquoi appeler Paul misérable?

– Pourquoi?.. répondit M. Martin-Rigal, incapable de se maîtriser, parce que je tremble pour toi. Il m'a volé le cœur de ma fille, et je ne puis le lui pardonner que si tu trouves près de lui plus de bonheur que près de ton vieux père. Oui, je suis épouvanté, parce que, si tu ne le connais pas, je le connais, moi! Du jour où tu me l'as désigné dans la foule, tous mes amis, tous les gens qui m'ont des obligations ont été sur pied. De ce moment, il a été entouré d'espions, surveillé, suivi. Je ne me suis pas contenté de connaître sa vie actuelle, on a fouillé son passé. Il n'a pas eu une pensée que je n'aie sue, pas prononcé une parole qui ne m'ait été rapportée. Je l'ai étudié… c'est-à-dire mes amis l'ont étudié avec une si scrupuleuse persistance, qu'il ne cache pas au fond de sa conscience un secret que nous n'ayons surpris.

– Cependant, père, tu m'as dit qu'on n'avait rien trouvé contre lui.

– Non, rien… Seulement il est plus faible que le brin d'osier, plus inconstant que la feuille sèche qui tournoie au moindre souffle. Non, rien!.. Mais c'est un de ces être neutres, indécis pour le bien comme pour le mal, qui vont où on les pousse, sans but arrêté, sans énergie, sans volonté.

– Tant mieux!.. Ma volonté sera la sienne.

M. Martin-Rigal sourit tristement.

– Tu te trompes, chère fille, dit-il, comme toutes les femmes, d'ailleurs. Tu crois que les natures faibles, hésitantes, vacillantes, sont celles qu'on gouverne le plus aisément. Erreur. On ne domine véritablement que les forts, de même qu'on ne s'appuie sûrement que sur ce qui résiste. Ferme la main sur un morceau de marbre, il ne t'échappera pas. Essaie de serrer et d'étreindre une poignée de sable, elle glissera entre les doigts.

Flavie se taisait.

Son père, doucement, la saisit par la taille et l'attira sur ses genoux.

– Écoute ton vieux père, fillette aimée, poursuivit-il, ton meilleur ami. N'as-tu donc pas confiance en moi? Ne sais-tu pas qu'il n'y a pas dans mes veines une goutte de sang qui ne soit à toi? Toutes mes pensées ne t'appartiennent-elles pas? Paul va venir, sois prudente. Tiens-toi en garde contre une désillusion possible…

– Impossible!..

– Soit! Mais alors, dans l'intérêt même de ton avenir, de ton bonheur, je t'en conjure, dissimule, ne laisse rien deviner de ce qui se passe en toi, crains les trahisons de tes regards. Les hommes sont ainsi faits que tout en se plaignant bêtement de la duplicité des femmes, ils ne leur pardonnent pas la franchise. Crois-en l'expérience de ton vieil ami. Souviens-toi que la sécurité absolue tue l'amour…

Il s'interrompit, on sonnait à la porte de l'appartement.

A ce coup de sonnette, tout le corps de Flavie vibra comme le timbre même sous le marteau.

– C'est lui!.. dit-elle d'une voix étranglée, lui!..

Et, faisant un effort, elle ajouta:

– Je t'obéis, père, je me sauve; je veux, avant de me montrer, tuer mon opinion et cette malheureuse sensibilité… Je reviendrai lorsque d'autres personnes seront arrivées. Sois sans inquiétude, je vais te prouver que ta fille serait une comédienne, au besoin…

Elle s'enfuit comme la porte du salon s'ouvrait.

Mais ce n'était point Paul.

Ce premier arrivant était un ami de M. Martin-Rigal, un gros fabricant, qui donnait le bras à sa femme, aussi parfaitement mise qu'insignifiante.

Pour ce soir-là, le banquier avait cru devoir inviter une vingtaine de personnes. Un grand dîner expliquait et justifiait la présentation de Paul.

En ce moment, précisément, le protégé de B. Mascarot entrait chez le docteur Hortebize, l'honorable parrain qui allait lui ouvrir les portes du monde.

Paul ne se ressemblait plus. Il sortait des mains d'un tailleur en renom, et même c'était là ce qui l'avait retardé.

Grâce à l'influence du digne placeur, ce tailleur avait, en quarante-huit heures, exécuté un de ces costumes de soirée qui, à première vue décident un mariage.

Le moelleux des étoffes, «la perfection de la coupe», la richesse des accessoires, mettaient en relief tous les «avantages» de Paul et rehaussaient sa bonne mine naturelle.

Peut-être était-il un peu gêné par ces élégances si nouvelles, mais à l'âge qu'il avait, ou plutôt qu'il paraissait avoir, cet embarras qu'on devait prendre pour de la timidité était une grâce de plus.

En tout cas, il était si bien, que le docteur, en le voyant, eut un sourire approbatif.

– Décidément, murmura-t-il, Flavie a bon goût.

Puis, interrompant Paul qui s'accusait d'arriver en retard:

– Il n'y a pas de mal, lui dit-il, asseyez-vous, le temps de mettre une cravate fraîche, et je suis à vous.

Laissé seul par le docteur qui venait de passer dans son cabinet de toilette, Paul Violaine s'assit ou plutôt se laissa tomber lourdement sur un fauteuil.

Il était harassé de fatigue.

Depuis cinq nuits, il ne dormait pas.

Dès qu'il se couchait, une fièvre terrible s'emparait de lui, le brûlait et le chassait de son lit.

C'est que si son corps était gêné dans ses beaux habits neufs, sa pensée se débattait, à la torture, au milieu des angoisses d'une situation impossible, absolument imprévue.

Son honnêteté, qu'il vantait à Rose d'un air si sûr de soi, avait été mise à l'épreuve et n'avait pas résisté.

Quand, au sortir de chez l'illustre Van Klopen, Paul avait dit au placeur: «Je suis à vous», il avait obéi aux inspirations de sa vanité blessée et de ses rancunes.

D'ailleurs, il était encore étourdi de la terrible puissance du placeur, ébloui des regards de Flavie, fasciné par ces fantastiques millions qu'on faisait miroiter à ses yeux.

Le soir, seulement, il fut épouvanté en se demandant de quels ténébreux desseins il devenait l'instrument, en songeant à cet engagement qu'il ne pouvait plus reprendre.

Mais le lendemain, il avait dîné avec son protecteur chez Hortebize, et la certitude de la complicité active de cet excellent docteur l'avait décidé à étouffer les dernières convulsions de sa conscience.

C'est ainsi: selon les sphères où il se trouve, le vice, – il faudrait dire le crime, – peut être une provocation ou un salutaire enseignement.

Laid, sale, idiot, abattu, il répugne et raffermit la vertu chancelante. Riche, heureux, spirituel, triomphant, il éveille dans l'âme des faibles de furieuses jalousies caressées par l'espoir de l'impunité.

Le luxe du docteur, ses façons d'homme du monde, son importance, ses paradoxes ingénieux à l'endroit des préjugés du Code, devaient achever la besogne de corruption du digne B. Mascarot.

– Je ne serais qu'un sot, pensait Paul, si je luttais, si j'hésitais encore, quand ce médecin que je vois riche, heureux, honoré, n'a pas de scrupules.

Il eût hésité, cependant, s'il eût su quelle relique renfermait ce médaillon d'or qui battait le ventre prospère du prudent associé de l'honorable placeur.

Mais Paul ne pouvait savoir, et, admis pour la première fois à l'intimité d'une vie large et facile, il admirait le magnifique appartement du docteur, qui occupe tout le premier étage d'une vieille maison de la rue du Luxembourg.

Dès l'antichambre, on devine l'égoïste aimable, le spirituel épicurien, qui ne croit perdus ni le temps ni l'argent qu'il dépense à ouater son bien-être.

– Je veux être logé comme cela, s'était dit Paul, mordu au cœur par toutes les vipères de l'envie.

Le docteur reparut, vêtu comme toujours lorsqu'il va dans le monde, avec la dernière recherche.

– Je suis à vos ordres, dit-il au protégé de B. Mascarot, devenu le sien; partons, nous n'arriverons que bien juste à l'heure.

Dans la cour, la voiture du docteur, un coupé Binder, attelé d'un vigoureux trotteur, attendait.

En s'installant sur les coussins, Paul se disait:

– J'aurai aussi un coupé comme celui-ci.

Mais si le jeune homme oubliait pour des chimères les choses positives, le docteur qui avait reçu ses instructions, veillait.

– Voyons, commença-t-il dès que la voiture fut dans la rue, causons peu, mais bien. On vous offre une occasion telle que bien des fils de famille n'en trouvent pas une pareille en leur vie, il s'agit d'en profiter.

– J'en profiterai, répondit Paul avec une nuance de fatuité.

– Bravo!.. Mon cher garçon, j'aime cette audace juvénile. Seulement, permettez-moi de la doubler de ma vieille expérience. Et pour commencer, savez-vous au juste ce que c'est qu'une héritière?

– Je pense, monsieur…

– Laissez-moi parler. Une héritière, fille unique, surtout, est le plus ordinairement une jeune personne fort désagréable, capricieuse, fantasque, pénétrée de ses mérites et complétement affolée par les adulations dont elle a été l'objet dès sa plus tendre enfance. Certaine, grâce à sa dot, de ne pas manquer de mari, elle se croit tout permis.

– Oh!.. fit Paul, singulièrement refroidi, serait-ce le portrait de Mlle Flavie que vous m'esquissez là?

Le docteur eut un franc éclat de rire.

– Pas précisément, répondit-il, je dois vous prévenir que notre héritière a son grain de fantaisie. Je la crois, par exemple, très capable de faire tout pour tourner la tête d'un soupirant, à la seule fin de le planter là après, et de s'égayer de son air déconfit.

Paul, qui, jusqu'à ce moment, n'avait examiné que les côtés brillants de l'aventure, fut consterné de cet envers qu'on lui montrait et qu'il n'avait pas soupçonné.

– Si c'est ainsi, demanda-t-il tristement, à quoi bon me présenter?

– Mais pour que vous réussissiez donc. N'avez-vous pas tout ce qu'il faut pour cela? Il se peut que Mlle Flavie vous accueille avec une distinction flatteuse: n'en tirez aucune conclusion immédiate. Elle se jetterait à votre tête que je vous dirais: Doutez, soyez prudent, c'est peut-être un piège. Entre nous, une fille qui possède un million est bien excusable d'essayer de savoir au juste si c'est à elle que s'adressent les hommages où à son argent.

La voiture s'arrêtait: ils étaient arrivés rue Montmartre.

Après avoir donné à son cocher l'ordre de venir le reprendre à minuit, le docteur entraîna son protégé.

Paul était si ému, au moment de la démarche décisive, qu'il ne pouvait parvenir à mettre ses gants.

Il y avait quinze personnes dans la maison du banquier, quand le domestique annonça M. le docteur Hortebize et M. Paul Violaine.

Si M. Martin-Rigal détestait l'homme choisi entre tous par sa fille, il n'y parut guère à sa réception.

Après avoir serré la main de son vieil ami le docteur, il le remercia avec une effusion bien sentie de lui présenter un homme aussi distingué que M. Violaine.

Cet accueil rendit à Paul une partie de son assurance perdue. Mais il avait beau regarder, il n'apercevait pas Mlle Martin-Rigal.

Le dîner était pour sept heures. A sept heures moins cinq minutes seulement, Flavie parut et fut aussitôt entourée par les invités.

Elle avait réussi à cacher sa sensibilité. Si émue qu'elle fût, elle dominait son émotion, et ses yeux, en s'arrêtant sur Paul, qui s'inclinait devant elle, exprimaient une indifférence parfaite.

M. Martin-Rigal ne s'attendait certes ni à tant d'énergie ni à tant de réserve.

Mais Flavie avait médité ses dernières paroles et compris leur justesse. Placée assez loin de Paul, à table, elle eut le courage de s'abstenir de le regarder.

Après le dîner seulement, lorsque les tables de whist furent organisées, Flavie osa s'approcher de Paul et d'une voix tremblante, elle lui demanda de faire entendre au piano quelques-unes de ses compositions.

Paul était médiocre exécutant; sa musique ne valait pas grand'chose, et pourtant Flavie l'écoutait avec un recueillement béatifique comme si Dieu lui eût envoyé un de ses anges pour lui donner une idée des symphonies célestes.

Assis l'un près de l'autre, M. Martin-Rigal et le docteur Hortebize suivaient d'un regard plein de sollicitude les émotions de la jeune fille.

– Comme elle l'aime!.. murmurait le banquier, et ne savoir au juste les pensées de ce garnement, qui certes ne se doute pas de son bonheur!

– Bast!.. Mascarot le confessera demain.

Le banquier ne répondit pas.

– Je crois que demain, reprit le docteur, ce cher Baptistin aura diablement de l'occupation. A dix heures, conseil général. Nous verrons donc enfin le fond du sac de notre ami Catenac. Je suis curieux aussi de voir quelle figure fera le marquis de Croisenois quand on lui apprendra ce qu'on attend de lui.

Cependant, l'heure s'avançait, et les invités se retiraient un à un.

Le docteur fit un signe à son protégé, et ils sortirent ensemble.

Flavie, ainsi qu'elle l'avait promis, avait été si bonne comédienne, que Paul se demandait s'il devait croire et espérer.

Les esclaves de Paris

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