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PREMIÈRE PARTIE
LE CHANTAGE
XV
ОглавлениеLorsque B. Mascarot réunit en conseil ses honorables associés, Beaumarchef a l'habitude de revêtir ce qu'il nomme sa «grande tenue.»
Outre que très souvent il est appelé pour donner des renseignements et qu'il tient à paraître avec tous ses avantages, il a la vénération innée de la hiérarchie, et sait ce qu'on doit à ses supérieurs.
Il garde pour ces occasions solennelles, le plus beau de ses pantalons à la hussarde, qui n'a pas moins de sept plis sur chaque hanche, une redingote noire qui dessine cette taille mince et cette poitrine bombée dont il est si fier; enfin, des bottes armées de gigantesques éperons.
De plus, et surtout, il empèse avec une vigueur particulière ses longues moustaches dont les pointes ont perçu tant de cœurs.
Ce jour-là, cependant, bien que prévenu depuis l'avant-veille qu'une assemblée aurait lieu, l'ancien sous-off, à neuf heures du matin, avait encore ses vêtements ordinaires.
Il en était sérieusement affligé, et s'efforçait de se consoler en se répétant que cet acte d'irrévérence était bien involontaire.
C'était la vérité pure. Dès l'aurore, on était venu le tirer du lit, pour régler le compte de deux cuisinières qui, ayant trouvé une condition, quittaient l'hôtel où B. Mascarot loge les domestiques sans place.
Cette opération terminée, il espérait avoir le temps de remonter chez lui, mais juste comme il traversait la cour, il avait aperçu Toto-Chupin, lequel venait lui faire son rapport quotidien, et il l'avait fait entrer dans la première chambre de l'agence.
Beaumarchef supposait que ce rapport serait l'affaire de quelques minutes: il se trompait.
Si Toto n'avait rien de changé extérieurement, s'il conservait sa blouse grise, sa casquette informe, son ricanement cynique, ses idées s'étaient terriblement modifiées.
Ainsi, lorsque l'ancien sous-off le pria de lui donner brièvement, car il était pressé, l'emploi de sa journée de la veille, le garnement, à sa grande surprise, l'interrompit par un geste narquois et une grimace des plus significatives.
– Je n'ai pas perdu mon temps, répondit-il, et même j'ai découvert du nouveau; seulement avant de parler… avant de vous dire…
– Eh bien?
– Je veux faire mes conditions, là.
Cette déclaration, appuyée d'un expressif mouvement de mains, abasourdit si bien l'ancien sous-off, qu'il ne trouva pas un mot à répondre.
– Des conditions! répéta-t-il, la pupille dilatée par la stupeur.
– C'est comme cela, insista Chupin, à prendre ou à laisser. Pensez-vous donc que je vais me tuer le tempérament jusqu'à la fin des fins pour rien, pour un grand merci? Ce ne serait pas à faire. On sait ce qu'on vaut, n'est-ce pas?
Beaumarchef était exaspéré.
– Je sais que tu ne vaux pas les quatre fers d'un chien, exclama-t-il.
– Possible.
– Et tu n'es qu'un petit misérable d'oser parler ainsi, après toutes les bontés du patron pour toi.
Toto-Chupin éclata de rire.
– Des bontés!.. fit-il de sa voix la plus odieusement enrouée, oh! là, là… Ne dirait-on pas que le patron s'est ruiné pour moi? Pauvre homme! Je voudrai bien les connaître ces bontés.
– Il t'a ramassé dans la rue, une nuit qu'il tombait de la neige, et depuis tu as une chambre à l'hôtel.
– Un chenil.
– Il te donne tous les jours le déjeuner et le dîner…
– Je sais bien, et à chaque repas une demi-bouteille de mauvais bleu qui ne tache seulement pas la nappe, tant il y a d'eau dedans.
Voilà comment Toto-Chupin pratique la reconnaissance.
– Ce n'est pas tout, continua Beaumarchef, on t'a monté une boutique de marchand de marrons.
– Oui, sous la porte cochère. Il faut rester debout du matin au soir, gelé d'un côté, grillé de l'autre, pour gagner vingt sous. J'en ai assez. D'ailleurs, il y a trop de chômage dans cet état-là!..
– Tu sais bien que pour l'été on t'installera un réchaud à pommes de terre frites.
– Merci! l'odeur de la graisse me donne mal à l'estomac.
– Que voudrais-tu donc faire?
– Rien. Je sens que je suis né pour être rentier.
L'ancien sous-off était à bout d'arguments.
– Je dirai tout cela au patron, fit-il, et nous verrons.
Mais cette menace n'impressionna nullement Toto.
– Je me fiche un peu du patron, répondit-il. Il me renverra? Bonne affaire.
– Méchant drôle!..
– Tiens, pourquoi donc? Est-ce que je ne mangeais pas avant de connaître le patron? Je vivais mieux et j'étais libre. Rien qu'à mendier, à chanter dans les cours et à ouvrir les portières, je me faisais mes trois francs par jour. On les buvait avec des amis, et ensuite on allait coucher à Ivry, dans une fabrique de tuiles où la police n'a jamais mis les pieds. C'est là qu'on est bien l'hiver, près des fours… Je m'amusais alors, tandis que maintenant…
– Plains-toi donc!.. Maintenant, quand tu surveilles quelqu'un, je te donne cent sous tous les matins.
– Tout juste. Et je trouve que ce n'est pas assez.
– Par exemple!..
– Oh! ce n'est pas la peine de vous fâcher. Je demande de l'augmentation; vous répondez: Non. C'est très bien; moi, je me mets en grève.
Beaumarchef eût volontiers donné dix sous de sa poche pour que B. Mascarot entendit maître Chupin.
– Tu n'es qu'un coquin! s'écria-t-il. Tu fréquentes des sociétés qui te mèneront loin. Ne dis pas non. Il est venu ici te demander un certain Polyte, portant casquette cirée, accroche-cœurs collés aux tempes, jolie cravate à pois: je suis sûr que ce gaillard-là…
– D'abord, mes sociétés ne vous regardent pas.
– C'est pour toi, ce que j'en dis; il t'arrivera des désagréments, tu verras.
Cette prédiction parut révolter Toto-Chupin; elle cachait, il le comprenait bien, une menace fort sérieuse.
– De quoi! fit-il, rouge de colère, de quoi!.. Qui donc me ferait arriver de la peine? Le patron? Moi, je l'engage à se tenir tranquille.
– Toto!..
– C'est que vous m'ennuyez fameusement à la fin. Méchant drôle par ci, garnement par là, chenapan, coquin!.. Ah ça! qu'êtes-vous donc, vous et le patron? Définitivement, vous me prenez pour un autre. Vous croyez peut-être que je ne comprends pas vos manigances et que je gobe les bourdes que vous me contez! Allons donc!.. On y voit clair, Dieu merci! Quand vous me faites suivre celui-ci ou celui-là pendant des semaines, ce n'est pas pour porter des secours à domicile, n'est-ce pas! Qu'il m'arrive malheur, je sais bien ce que je dirai au commissaire. Vous verrez alors qu'un bon ouvrier vaut un peu plus de cent sous par jour.