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PREMIÈRE PARTIE
LE CHANTAGE
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ОглавлениеQuand on demande à B. Mascarot ce qu'il faut pour arriver, invariablement il répond:
– De l'activité, encore de l'activité, toujours de l'activité!..
Mais il a sur le commun des hommes à principes, une immense supériorité qui constitue sa force.
Les maximes qu'il professe, il les met en pratique.
C'est pourquoi, le lendemain de son expédition à l'hôtel de Mussidan, dès sept heures et demie du matin, il était à son bureau et travaillait.
Bien que, par suite d'un brouillard assez épais, il fît à peine jour, les clients commençaient à emplir la première salle de l'agence de placement.
Cette clientèle matineuse inquiète peu l'honorable placeur.
Elle se compose surtout de servantes de crêmeries ou de cuisinières qui, nourrissant à forfait les employés des grands magasins, ont avantage à s'approvisionner aux Halles centrales.
Ces pratiques, en général, ne savent rien de ce qui se passe dans les maisons où on les emploie, ou ce qui s'y fait n'offre aucun intérêt.
B. Mascarot les abandonne donc absolument à Beaumarchef, et ne se dérange que s'il survient quelque maître d'hôtel, ou encore un cuisinier de grande maison ce qui arrive parfois.
L'honorable placeur ne s'inquiétait donc pas plus du bruit de la salle voisine, qu'un grand personnage du tumulte des solliciteurs encombrant ses antichambres. Il mettait toute son attention à déchiffrer, à annoter et à classer dans un certain ordre ces petits carrés de papier qui avaient si fort intrigué Paul.
Et telle était sa préoccupation que, pareil à un vase qui déborde, il laissait échapper le trop plein de son cerveau en un monologue bizarre.
– Quelle entreprise! marmottait-il, mais aussi, quel résultat!.. Je suis seul, cependant, tout seul, pour porter le faix de cette tâche énorme. Mon dernier mot, personne le sait. Seul, je tiens en mes mains puissantes le bout de tous les fils que depuis vingt ans, avec la patience de l'araignée lissant sa toile, j'attache à mes pantins. Que je fasse un mouvement, tout remue. Qui croirait cela, à me voir? Quand je passe rue Montorgueil, on dit: «C'est Mascarot, placeur pour les deux sexes et autres.» Et on rit, et je laisse rire. Il n'est de puissances solides que les puissances ignorées. Celles qu'on connaît, on les attaque et on les démolit. Personne ne me connaît, moi!
Une fiche plus importante que les autres passait sous ses yeux.
Rapidement, il traça en marge quelques lignes, et, après un silence, il reprit:
– Je puis échouer, c'est incontestable. Il peut se trouver un hardi matin qui rompe une maille de mon filet, les timides s'évaderont par la déchirure, et alors… Cet imbécile de comte de Mussidan ne me demandait-il pas si je connais mon code! Oui, je l'ai étudié, mon code pénal, et je sais que, livre 3, titre II, se trouve un certain article 400, qui semble avoir été rédigé spécialement en vue de mes opérations. Travaux forcés à temps, s'il vous plaît… sans compter que si un magistrat madré me joint avec l'article 305, il s'agit des travaux forcés à perpétuité!..
Sur ces mots, qu'il prononça lentement, comme pour en bien mesurer la portée, un frisson courut le long de son échine; mais ce fut qu'un éclair, car, avec un triomphant sourire, il poursuivit:
– Oui… mais pour envoyer B. Mascarot respirer l'air de Toulon, il faut pincer B. Mascarot, et ce n'est pas précisément l'enfance de l'art. Vienne une alerte sérieuse, et… bonsoir, plus de Mascarot, il disparaît, évanoui, fondu, évaporé!.. Peut-on remonter à ces timides joueurs qui sont mes associés. Catenac, l'avare, et Hortebize, l'épicurien? Non, je les ai placés hors de toute atteinte. Inquiéterait-on Croisenois? Jamais. Et il périrait plutôt que de parler. Au fond de tout, on trouverait Beaumarchef, La Caudèle, Toto-Chupin et deux ou trois autres pauvres diables. La belle prise! Ils ne diraient rien, ceux-là, pour cent raisons, dont la première est qu'ils ne savent rien.
Ces raisonnements lui semblaient si péremptoires, qu'il s'oublia jusqu'à rire tout haut.
Puis, d'un geste fier rajustant ses lunettes, il ajouta:
– J'irai droit à mon but, comme un boulet de canon. Ce que je veux, sera. Par Croisenois, j'enlèverai d'un coup quatre millions… j'ai fait mon compte. Paul épousera Flavie… je l'ai juré, et après, pour que Flavie soit heureuse et enviée, elle sera duchesse à trois cent mille livres de rentes…
Ses fiches étaient en ordre.
Il retira d'un tiroir secret de son bureau un petit registre qui ressemblait à un répertoire, avec son alphabet collé le long de la tranche.
Il l'ouvrit, ajouta quelques noms à ceux qui s'y trouvaient déjà et le ressera en disant d'un ton de menace:
– Vous êtes tous là, mes bons amis, tous, et vous ne vous en doutez guère. Vous êtes tous riches, vous êtes heureux et honorés, vous vous croyez libres… Allons donc! Il est un homme à qui vous appartenez, âme, corps et biens, et cet homme qui vous tient ainsi, c'est B. Mascarot, le placeur de la rue Montorgueil. Vous êtes bien fiers tous, et pourtant, quand il le voudra, vous serez à ses pieds, vous disputant l'honneur de dénouer ses souliers. Or, il va vouloir, mes petits amis, ce bon papa Mascarot, il trouve qu'il a travaillé assez comme cela, il est las des affaires, il veut se retirer et il lui faut servir quelques petites rentes.
Il se tut, on frappait à la porte.
Du bout du doigt il toucha son timbre, et la vibration n'était pas éteinte, que Beaumarchef parut.
– C'est à n'y pas croire, patron, s'écria dès le seuil l'ancien sous-off… Vous m'avez demandé, n'est-ce pas, de compléter le dossier du jeune M. de Gaudelu.
– Après?
– Eh bien, patron, il se trouve que la cuisinière qu'il a donnée à sa petite dame a été placée par nous. C'est une de nos anciennes pratiques de l'hôtel. Même elle nous devait onze francs, et elle nous les apporte; elle est là, c'est une nommée Marie… Voilà un hasard?
B. Mascarot haussa les épaules.
– Tu n'est qu'un sot, Beaumar, prononça-t-il, de t'extasier ainsi. Je t'ai cependant expliqué ce que c'est au juste que le hasard. C'est un champ comme un autre, plus fertile cependant et plus vaste, et qui n'a d'autre propriétaire que les habiles. Or, voici vingt-cinq ans que je l'ensemence, ce champ; c'est s'il ne me donnait pas de récolte, qu'il faudrait s'étonner.
C'est d'un air pénétré que l'ex-sous-off… écoutait son patron, la bouche béante, comme si par cette ouverture les leçons eussent pu entrer en lui plus facilement pour s'aller loger dans les cases de sa cervelle.
– Qu'est-ce que cette cuisinière? demanda le bon placeur.
– Oh!.. patron, rien qu'en la regardant, vous le devinerez. C'est une vieille cliente, et il y a longtemps que l'ai classée dans la catégorie D, vous savez: cuisinières à placer près des demoiselles très lancées.
L'estimable placeur n'écoutait plus, il réfléchissait.
– Va me chercher cette fille, dit-il enfin.
Et pendant que Beaumarchef obéissait, il ajouta, répondant à quelque objection de son esprit:
– Négliger le plus léger renseignement est folie, l'expérience me l'a démontré.
Mais déjà la cuisinière de la catégorie D était devant lui, toute fière d'être introduite dans le sanctuaire de l'agence.
Et certes, il n'était besoin que d'un seul coup d'œil pour comprendre les causes déterminantes de la classification de Beaumarchef.
C'est, du reste, avec cette aménité onctueuse qui a établi sa réputation par tout Paris que B. Mascarot l'accueillit.
– Eh bien! ma fille, lui demanda-t-il, vous avez donc trouvé une place à votre convenance et où vous serez selon vos mérites?
– Ma foi, monsieur, je crois que oui. Je ne connais Mme Zora de Chantemille que d'hier à deux heures…
– Ah!.. elle s'appelle Zora de Chantemille.
– C'est-à-dire, vous comprenez, c'est un nom comme ça qu'elle a pris. Mais elle s'est assez disputée à ce sujet avec monsieur. Elle voulait, elle, s'appeler Raphaële, mais monsieur en tenait pour Zora, si bien…
– Zora est fort joli, prononça gravement le placeur.
– Tenez, c'est justement ce que nous avons dit à madame, la femme de chambre et moi. Belle personne, du reste, pas regardante, et qui s'entend à faire danser les écus. Je puis vous garantir que, déjà, à mon su, vu et entendu dire, elle a fait dépenser à monsieur plus de trente mille francs.
– Diable!
– Oh! elle va bien. Et tout à crédit, s'il vous plaît. Monsieur de Gandelu n'a pas le sou, à ce que m'a dit un garçon de chez Potel; mais il paraît que son père ne connaît pas sa fortune. Ainsi, hier, pour la crémaillère, comme ils disaient, il y a eu un dîner, mais un dîner!.. Enfin, il coûtait plus de mille francs avec les vins.
Jusque-là, le digne placeur n'apercevait pas l'ombre d'un renseignement à utiliser, et il se disposait à congédier sa cliente, lorsque celle-ci, qui avait deviné son intention, reprit vivement:
– Minute! je ne vous ai encore rien dit.
Certainement, B. Mascarot n'attendait rien de cette fille, mais il est patient, mais il a appris à se contraindre, mais il sait qu'un ambitieux, si haut qu'il soit, ne doit jamais repousser un collaborateur, si intime qu'il puisse être, si inutile qu'il paraisse.
Il se renversa donc sur son fauteuil, et d'un air aussi satisfait que s'il eût été prodigieusement intéressé, il dit:
– Voyons le reste.
– Donc, reprit la cuisinière de Rose-Zora, nous avons eu un grand dîner: huit invités, et madame était la seule femme. Ah! monsieur, quels hommes distingués, et aimables, et spirituels, et bien mis!.. Mais c'est encore monsieur qui était le mieux.
– Peste!..
– C'est ainsi. Sur les dix heures ils étaient tous très gris. Alors, savez-vous ce qu'ils ont fait? Ils ont envoyé dire au concierge de veiller à ce que personne ne traversât la cour, parce qu'ils voulaient jeter la vaisselle par la fenêtre. Et ils l'ont jetée. Plats, assiettes, verres, bouteilles, tout y a passé. C'est comme cela dans le grand monde. Les garçons de chez Potel m'ont dit que c'est une mode qui a été apportée à Paris par des princes russes.
L'honorable placeur tracassait terriblement ses lunettes. La résignation la plus héroïque a des bornes.
– Enfin, demanda-t-il, qu'avez-vous remarqué de curieux?
– Voilà!.. Parmi tous ces messieurs, il y en avait un qui faisait comme une tache dans la société, un grand brun à l'air mauvais, mal mis, et qui ne disait rien. On aurait juré qu'il se moquait des autres; manant, va!..
– Eh bien?
– Eh bien! Madame n'avait d'amabilités que pour lui. Elle était toujours à lui offrir les meilleures choses: Voulez-vous de ceci, prenez donc de cela, vous ne buvez pas, et patati, et patata… Après le dîner, quand les autres se sont mis à jouer, lui, qui n'avait probablement pas le sou, il est resté à causer avec madame.
– Et vous savez ce qu'ils disaient?
– Naturellement. Ils étaient près de la porte de la chambre à coucher; je suis allée l'entrebailler et j'ai écouté.
– Ce n'est peut-être pas très bien?
– Tant pis!.. J'aime à connaître les affaires des gens que je sers. Donc, ils parlaient d'un monsieur que madame a connu autrefois, et qui est l'ami du grand brun, un nommé… attendez donc… un nommé…
Beaumarchef estima que c'était le cas de montrer son excellente mémoire.
– Paul Violaine… fit-il.
– Précisément, répondit la cuisinière.
Puis l'étonnement lui venant avec la réflexion, elle ajouta:
– Ah ça! mais… comment savez-vous ce nom, vous?
B. Mascarot avait relevé ses lunettes pour lancer à son associé un regard foudroyant.
– Beaumar sait tout, répondit-il négligemment, c'est son état.
L'explication ne satisfit peut-être pas complètement l'estimable cuisinière, mais comme elle tenait à son récit, elle continua:
– Donc, madame racontait que ce n'était qu'un pas grand'chose, qu'il fallait se défier de lui, qu'il était capable de tout, qu'il avait volé douze mille francs…
Le placeur s'était redressé, son attention était devenue très réelle, sa patience était récompensée.
– Avez-vous retenu, demanda-t-il, le nom de ce grand brun?
– Ma foi!.. non. Les autres l'appelaient l'artiste.
Ce vague renseignement ne pouvait suffire au méthodique placeur.
– Écoutez, ma fille, commença-t-il d'une voix de miel, voulez-vous me rendre un service signalé?
– A vous, le roi des hommes pour les domestiques!.. Faut-il passer dans le feu.
– Non. Il faudrait simplement m'avoir le nom et l'adresse de ce grand brun. Il ressemble tellement, d'après ce que vous me dites, à un artiste qui me doit de l'argent…
– Suffit, vous pouvez compter sur moi.
Elle aspira une large prise et ajouta:
– Aujourd'hui, il faut que je file pour mon déjeuner. Demain ou après-demain, vous aurez votre adresse. Au revoir!..
Elle sortit, et la porte n'était pas refermée sur elle que B. Mascarot ébranla son bureau d'un formidable coup de poing.
– Hortebize, s'écria-t-il, est incomparable pour flairer un danger. Heureusement, j'ai le moyen de supprimer cette drôlesse et le jeune crétin qui voudrait se ruiner pour elle.
Comme toujours, quand le verbe supprimer monte aux lèvres de son patron, l'ex-sous-off tomba en garde: une, deux!.. Il ne connaît que cela, lui.
– Dieu! que tu es ridicule avec les gestes, interrompit le doux placeur en haussant les épaules. Va, j'ai mieux que cela. Rose avoue dix-neuf ans, mais elle ment, elle en a bel et bien vingt et un passés. Donc elle est majeure. Le jeune idiot, lui, est mineur encore. De sorte que si le papa Gandelu avait un peu de nerf, eh! eh!.. ce serait drôle et moral, tout à la fois; l'article 354 est élastique.
– Vous dites, patron? interrogea Beaumarchef, qui ne comprenait pas.
– Je dis qu'il me faut, avant quarante-huit heures, des détails précis sur le caractère de M. Gaudelu, le père. Je veux savoir aussi quels sont ses rapports avec son fils.
– Bien, je vais mettre La Candèle en campagne.
– De plus, puisque le jeune M. Gaston cherche de l'argent partout, il faut lui faire connaître notre honorable ami Verminet, le directeur de la Société d'escompte mutuel.
– Mais c'est l'affaire de M. Tantaine, ça, patron.
B. Mascarot était trop préoccupé pour entendre.
– Quant à cet autre, murmurait-il, répondant à ses craintes secrètes, quant à ce grand garçon brun, cet artiste, qui me paraît de beaucoup supérieur aux autres comme intelligence, malheur à lui si je le trouve en travers de mon chemin. Quand on me gêne, moi…
Un geste effroyablement significatif compléta sa pensée.
Puis, après un silence, il ajouta:
– Retourne à ta besogne, Beaumar, j'entends du monde.
L'ancien sous-off ne bougea pas, si formel que fut le congé.
– Excusez-moi, patron, dit-il, mais La Candèle est de l'autre côté, qui reçoit. J'ai à vous faire mon rapport.
– C'est juste. Prends un siège et parle.
Cette faveur de parler assis, qui ne lui est pas souvent octroyée, sembla ravir Beaumarchef.
– Hier, commença-t-il, rien de nouveau. Ce matin, je dormais encore, quand on est venu tambouriner à ma porte. Je me lève, j'ouvre, c'était Toto-Chupin.
– Il n'a pas lâché Caroline Schimel, au moins?
– Pas d'une minute, patron. Même, il a réussi à lier conversation avec elle, et ils ont déjà pris un café ensemble.
– Allons, ce n'est pas trop mal.
– Oh! il est assez adroit, ce vaurien de Toto, et, s'il était un peu plus honnête… Enfin, il prétend que si cette fille boit, c'est pour s'étourdir, parce qu'elle se croit toujours poursuivie par des gens qui lui ont fait des menaces horribles. Elle a tellement peur d'être assassinée, qu'elle n'ose loger seule. Elle s'est mise en pension chez des ouvriers honnêtes qui la couchent et la nourrissent, et elle leur fait du bien, car elle a de l'argent…
L'honorable placeur semblait fort contrarié.
– C'est fort gênant, cela, murmura-t-il, on ne peut pas aller lui rendre visite incognito, à cette fille… Cependant, où demeurent les ouvriers qui l'ont recueillie?
– Tout en haut de Montmartre, bien plus haut que le Château-Rouge, rue Mercadet.
– C'est bien, Tantaine avisera. Surtout que Toto ne laisse pas cette folle lui glisser entre les doigts.
– Il n'y a pas de danger, et même il m'a dit qu'il allait s'informer de ses habitudes, de ses relations et de la source de son argent.
L'ex-sous-off s'arrêta tiraillant terriblement ses longues moustaches cirées.
Ce geste prouve si évidemment qu'une idée lui trotte par la cervelle, que son patron lui demanda:
– Qu'y a-t-il encore?
– Il y a, patron, que, si j'osais, je vous dirais de vous défier de Toto-Chupin. J'ai découvert que le garnement chasse pour son compte. Il nous vole et il vend notre marchandise au rabais.
– Rêves-tu?
– Pas du tout. J'ai tiré ce renseignement d'un grand gaillard de mauvaise mine qui est venu demander Chupin en se disant son ami.
Les hommes forts ont toujours été prompts à prendre un parti.
– C'est bien, prononça le placeur. Je vérifierai le fait, et s'il est vrai, nous tendrons a maître Chupin un joli traquenard qui le conduira en correctionnelle.
Cette fois, sur un signe, Beaumarchef se retira, mais il reparut presque aussitôt.
– Patron, dit-il, c'est un domestique de M. Croisenois avec une lettre…
B. Mascarot ne prit pas la peine de dissimuler sa mauvaise humeur.
– Le marquis est diablement pressé, fit-il… N'importe, amène-moi ce domestique.
Ce nouveau venu sentait d'une lieue sa grande maison.
Irréprochable était sa tenue.
Démarche, maintien, port de tête, tout disait en quelle haute estime il se tenait.
Évidemment il visait et outrait le genre anglais.
Un faux col, cruellement empesé, lui sciait les oreilles. Il avait si bien serré sa cravate, que sa figure, écorchée par le rasoir, en était toute congestionnée.
C'était, à coup sûr, un tailleur londonien qui avait, à coups de hache, taillé dans du bois ses vêtement raides.
Il paraissait de bois lui-même et semblait se mouvoir sous l'impulsion de quelque mécanisme habilement dissimulé sous son gilet rouge.
Remuait-il, on était tout surpris de n'entendre pas grincer un rouage.
– Voici, dit-il en tendant une lettre à B. Mascarot, ce que monsieur le marquis m'a chargé de remettre à monsieur.
Tout en prenant le pli, le digne placeur, par dessus ses lunettes, examinait et étudiait ce serviteur modèle.
Il ne le connaissait pas.
Croisenois, l'ingrat, n'avait jamais voulu accepter un serviteur de sa main, trié par lui entre mille sur le volet.
– Il paraît, mon garçon, remarqua-t-il, que ton maître, contrairement à ses habitudes, s'est levé avec l'aurore, aujourd'hui.
Non seulement, le domestique, genre anglais, ne sourit point de l'épigramme, mais il parut vivement choqué.
– Monsieur le marquis, prononça-t-il, me donne par an quinze louis en sus de mes gages pour se passer la fantaisie de me tutoyer. Il est le seul à avoir ce droit.
– Ah!.. fit le placeur sur trois tous différents, ah! ah!..
Sa pantomime, en même temps, était des plus expressive.
– Je vous demande un peu, pensa-t-il, où vont se loger la dignité et l'amour-propre! Son maître, si l'idée me prenait de le tutoyer, ne se formaliserait pas, lui!
L'envoyé de M. de Croisenois, son observation faite, revint à sa mission.
– Je pense, reprit-il, que monsieur le marquis dort encore à cette heure. Il a écrit ce billet en rentrant de son cercle.
– Et il y a une réponse?
– Yès, sir.
– En ce cas, attendez.
D'un geste exercé, B. Mascarot fit sauter l'enveloppe et lut:
«Mon cher maître,
«Le bac a des rigueurs… vous devinez le reste, n'est-ce pas? J'ai joué si malheureusement, cette nuit, que j'ai perdu, outre tout mon argent comptant, trois mille francs sur parole. Cette somme doit être chez mon débiteur avant midi. Mon honneur l'exige…»
L'honorable placeur ne se gêna pas pour hausser les épaules.
Puis, entre haut et bas, de façon que le domestique, qu'il épiait du coin de l'œil, pût, selon sa conscience, l'entendre ou non, il murmura:
– Son honneur!.. Ma parole, c'est à mourir de rire; son honneur!..
Pas un muscle du visage si bien rasé du serviteur si formaliste ne bougea.
Il restait raide autant qu'un soldat prussien à la parade, semblant ne rien voir, ne rien entendre.
B. Mascarot avait reprit sa lecture:
«…Ai-je tort de compter sur vous pour cette bagatelle? Je pense que non. Je suis même certain que vous m'enverrez cent cinquante ou deux cents louis de plus, car je ne puis rester sans un sou.
«Et pour la grande affaire, quelles nouvelles? C'est les pieds dans le feu que j'attends votre décision.
«Votre dévoué,
«HENRI, marquis de CROISENOIS.»
– Et voilllà!.. grommela le placeur, cinq mille francs, là, hic et nunc! Puie, bon Mascarot, tire de l'argent de ta caisse. On n'est pas plus régence! Méchant noble, va! Si je n'avais pas irrémissiblement besoin du beau nom que t'ont légué tes ancêtres et que tu traînes dans le ruisseau, tu pourrais les chercher tes cinq mille francs!
Le malheur est que Croisenois était une des pièces importantes de la grosse partie de l'aventureux placeur.
Lentement et visiblement à regret, il sortit de la caisse où, la veille, il puisait pour Hortebize, cinq billets de mille francs qu'il tendit à l'envoyé du marquis.
– Monsieur désire-t-il un reçu? demanda le domestique.
– Inutile, la lettre m'en tiendra lieu. Cependant, attendez.
Mascarot, ce ponte prudent et assidu de la banque du hasard, cherchait dans son gousset une pièce de vingt francs.
L'ayant trouvée, il la poussa, de l'air le plus engageant, sur la tablette de son bureau, en disant:
– Prenez ceci, mon ami, pour votre course.
Mais l'autre, au lieu d'avancer la main, recula.
– Monsieur m'excusera si je refuse, dit-il nettement. Quand j'entre dans une maison, j'exige des gages assez élevés pour n'avoir aucunement besoin de pourboires.
Sur cette stoïque réponse, il salua, sérieux et grave comme un quaker, et se retira à pas comptés.
Ma foi! le placeur était désorienté.
Vingt années d'expérience ne lui fournissaient pas le pendant d'une aussi invraisemblable aventure.
– C'est à n'y pas croire, murmurait-il. Où diable Croisenois va-t-il recruter ses gens? Serait-il, par impossible, bien plus fort que je ne l'ai supposé jusqu'ici?
Une inquiétude inexplicable, vague et confuse comme un pressentiment, troublait son assurance habituelle.
– Ou plutôt, continua-t-il, ce gaillard si sûr ne serait-il pas un faux domestique? J'ai tant amassé d'ennemis en ma vie, et de toutes sortes, qu'il doivent maintenant former comme une avalanche. Si habilement que je tienne mes cartes, on peut avoir vu dans mon jeu.
Cette seule pensée le fit frissonner.
Il est de ces parties si périlleuses qu'à l'instant décisif tout devient sujet de méfiance et de crainte.
B. Mascarot en était à ce point d'avoir peur de son ombre.
C'est surtout quand on n'est plus séparé du but que par la longueur du bras que l'anxiété est terrible.
– Non, répondit-il, je suis un fou, et je me mets martel en tête pour des soupçons chimériques. S'il se trouvait un homme habile à ce point de m'avoir pénétré, patient jusque-là d'endosser la livrée de Croisenois pour me surveiller de plus près, cet homme ne serait pas assez simple pour se créer cette originalité qui me l'a fait remarquer.
Il se disait cela, mais il se raisonnait aussi vainement qu'un poltron siffle dans l'obscurité pour dissiper ses terreurs.
Entre tous ses expédients, parmi ses moyens d'investigations, il devait bien s'en trouver un qui lui permit de fouiller dans le passé de ce domestique si susceptible, et il cherchait.
Il se creusait la tête, lorsque Beaumarchef parut de nouveau tout effaré.
– Encore toi! dit durement le placeur; qui t'a appelé? Je ne saurais donc rester tranquille une minute aujourd'hui?
– Patron, c'est que…
– Va-t'en.
Mais le docile sous-off ne recula pas d'une semelle.
– C'est le petit qui est là, insista-t-il.
– Paul?
– Lui-même, patron.
– Comment, à cette heure!.. Je ne lui avais donné rendez-vous que pour midi. Lui serait-il survenu quelque aventure?
Il s'interrompit.
La porte que Beaumarchef avait laissé entrebâillée s'ouvrit, livrant passage à Paul Violaine.
En effet, il avait dû lui arriver quelque chose d'extraordinaire.
Il était pâle, défait, ses yeux avaient cette indicible expression d'égarement de l'animal longtemps poursuivi par une meute.
Ses vêtements en désordre, son linge fripé trahissaient une nuit passée à errer au hasard.
– Ah! monsieur, commença-t-il…
D'un geste impérieux, le placeur lui imposa silence.
– Laissez-nous, Beaumar, fit-il, et vous, mon enfant, asseyez-vous.
Paul s'assit, ou plutôt se laissa tomber comme une masse sur un fauteuil.
– Ma vie est finie, murmurait-il, je suis déshonoré, perdu!..
L'estimable directeur de l'agence de placement avait la mine abasourdie d'un homme qui tombe des nues.
Mais cette grande stupéfaction était feinte, un de ses familiers l'eût reconnu au mouvement de ses lunettes bleues, cet indispensable accessoire de son individu, qui, à la longue, faisaient comme partie intégrante de sa personne et semblaient ressentir quelque chose de toutes ses impressions.
Les causes de l'état où il voyait Paul, il les connaissait pour les avoir préparées avec le soin du dramaturge qui, dès le premier acte, apprête les scènes du dénouement.
S'il était surpris, ce ne pouvait être que du résultat prompt et violent de ses combinaisons. Si expérimenté qu'on soit, il est difficile, quand on charge, d'en calculer exactement l'effet.
C'est cependant avec le naturel admirable d'un auditeur bénévole qui s'attend à des émotions, qu'il se tassa dans son fauteuil, en disant:
– Voyons, mon enfant, remettez-vous, ayez confiance en moi, ouvrez-moi votre cœur. Que vous arrive-t-il?
Paul se leva à demi, et c'est du ton le plus tragique, avec un geste désolé, qu'il répondit:
– Rose m'a abandonné.
B. Mascarot leva ses bras au ciel, paraissant le prendre à témoin de l'insigne folie de son protégé.
– Et c'est pour cela, fit-il, que vous dites que votre vie est perdue, à votre âge, lorsque vous ne pouvez même vous douter de toutes les revanches que vous réserve l'avenir!..
– J'aimais Rose, monsieur!
Si comique que fut son emphase, qu'un imperceptible sourire glissa sur les lèvres pâles du placeur.
– Diable!.. fit-il.
– Mais ce n'est pas tout, reprit le pauvre garçon, qui faisait, pour retenir ses larmes, les plus héroïques et les plus inutiles efforts, je suis accusé d'un vol infâme.
– Vous? demanda le placeur, qui, en même temps, se disait: Nous y voici donc!..
– Moi, monsieur, et seul au monde, vous pouvez affirmer mon innocence, parce que seul vous savez la vérité.
– La vérité!..
– Oui, par vous je puis être sauvé. Hier, vous avez daigné me témoigner tant de bienveillance, que j'ai songé à vous tout de suite, et que, devançant l'heure que vous m'aviez fixée, je viens vous demander aide et assistance.
– Mais, que puis-je?
– Tout, monsieur. De grâce, permettez que je vous raconte de quelle fatalité je suis victime.
La physionomie de B. Mascarot exprima le plus vif intérêt.
– Parlez, dit-il.
– Hier, monsieur, reprit Paul, peu de temps après vous avoir quitté, j'ai regagné l'hôtel du Pérou. J'arrive, je monte à ma mansarde, et bien en évidence, sur la cheminée, j'aperçois cette lettre de Rose.
Il tendait la lettre en même temps; mais le placeur ne daigna pas la prendre.
– Rose, monsieur, me déclare qu'elle ne m'aime plus et me prie de ne jamais chercher à la revoir. Elle me dit que, lasse de partager ma misère, elle accepte une fortune qui lui est offerte, des diamants, une voiture…
– Cela vous surprend.
– Ah!.. monsieur, pouvais-je m'attendre à cette trahison infâme, lorsque la veille encore elle n'avait pas assez de serments pour m'affirmer son amour? Pourquoi mentir? Voulait-elle me rendre sa perte plus cruelle! Partie!.. Je suis tombé comme assommé sous le coup. Moi qui arrivais me faisant fête de sa joie quand je lui apprendrais vos promesses!.. Pendant plus d'une heure je suis resté dans ma chambre, sans avoir conscience de moi-même, pleurant comme un enfant à cette idée affreuse que je ne la reverrais plus…
C'est avec son attention et sa pénétration habituelles que B. Mascarot étudiait son sujet.
– Toi, pensait-il, mon garçon, tu répands trop de paroles pour que ta douleur soit aussi sincère et surtout aussi profonde que tu dis.
Puis, tout haut, il demanda:
– Mais enfin, ce vol, cette accusation?..
– J'y arrive, monsieur. Le premier étourdissement passé, je résolus de vous obéir, de quitter cet hôtel du Pérou qui, plus que jamais, me faisait horreur.
– A la bonne heure.
– Je descendis donc et j'allai donner congé à madame Loupias et la payer. Ah!.. monsieur, quelle honte! Lorsque je lui ai tendu le montant de mes deux quinzaines, c'est-à-dire vingt-deux francs, elle m'a toisé de l'air le plus méprisant en me demandant où j'avais puis cet argent.
B. Mascarot eut quelque peine à dissimuler un mouvement de satisfaction. C'était le succès de sa petite machination que Paul lui annonçait.
– Qu'avez-vous répondu! interrogea-t-il.
– Rien, monsieur, j'étais pétrifié, et les paroles s'arrêtaient dans ma gorge. Loupias s'était approché de sa femme, et tous deux me regardaient en ricanant. Après avoir bien joui de ma confusion, ils m'ont déclaré qu'ils étaient certains que, de concert avec Rose, avais volé M. Tantaine.
– Et vous ne vous êtes pas défendu?
– J'avais perdu l'esprit. Je voyais que tout semblait donner raison à ces gens et cette conviction m'accablait. La veille même, la Loupias avait demandé de l'argent à Rose, qui lui avait répondu que je n'en avais pas et que même je ne savais où m'en procurer. Or, voilà que, du jour au lendemain, on me voyait vêtu d'habits neufs, payant mes dettes, Rose avait disparu, moi-même j'annonçais mon départ.
– Il est certain que toutes ces circonstances devaient frapper vos hôteliers!..
– Pour comble de malheur, c'est chez un épicier qui nous connaît, un certain Mélusin, que Rose était allée changer le billet de 500 francs que nous avait prêté M. Tantaine. C'est ce misérable qui a soulevé l'opinion contre nous. N'a-t-il pas osé dire qu'un agent de police chargé de nous arrêter, s'est présenté chez lui.
Mieux que Paul, B. Mascarot connaissait l'histoire et savait au juste ce qu'avait pu dire Mélusin: cependant il interrompit son protégé.
– Entendons-nous, fit-il, la violence de votre chagrin trouble vos idées, et je ne vous comprends plus bien. Y a-t-il eu, oui ou non, un vol de commis?
– Eh! monsieur, comment vous le dire!.. Je n'ai pas revu M. Tantaine, et il n'a pas reparu à l'hôtel du Pérou. On prétend, est-ce vrai? que des valeurs importantes lui ont été enlevées, et que, par suite de ce malheur, il est en prison.
– Pourquoi n'avez-vous pas dit la vérité?
– A quoi bon? Il est prouvé que je ne connaissais pas M. Tantaine, que jamais je ne lui ai adressé la parole. Ou m'aurait ri au nez si j'avais dit: Hier soir, tout à coup, il est entré chez moi, et là, de but en blanc, il m'a offert 500 francs, et je les ai acceptés.
Le digne placeur avait la physionomie sérieuse de l'homme qui cherche la solution d'un difficile problème.
– Il me semble, fit-il enfin, que je comprends tout, et cela tient à la connaissance exacte que j'ai du caractère de Tantaine.
Paul écoutait comme si sa vie eût dépendu d'une parole.
– Tantaine, reprit B. Mascarot, est le plus honnête homme que je sache et le meilleur cœur qui soit au monde, mais il a des lacunes dans le cerveau. Il a été riche autrefois, et sa générosité l'a ruiné. Il est pauvre comme Job, maintenant, et il a, comme autrefois, la passion de rendre service quand même.
– Cependant, monsieur…
– Laissez-moi finir. Le malheur est que dans la petite situation qu'il occupe, et qu'il me doit, il a des fonds en maniement. Saisi de pitié à la vue de votre profonde misère, il a disposé du bien d'autrui comme du sien propre. Mis en demeure de rendre ses comptes le soir même, se trouvant en face d'un déficit, il a perdu la tête et a déclaré qu'on l'avait volé. On est allé aux informations, vous êtes son voisin, on vous a vu de l'argent, dont on ne s'explique pas l'origine, les soupçons se sont portés sur vous.
C'était net, précis, indiscutable. Paul frissonnait, une sueur froide trempait ses cheveux, il se voyait arrêté, jugé, condamné.
– Cependant, ajouta-t-il, M. Tantaine a un billet de moi qui est une preuve de ma bonne foi.
– Pauvre enfant!.. croyez-vous donc que, s'il espère se sauver en vous accusant, il laissera voir ce billet?
– Mais vous savez la vérité, vous, monsieur, heureusement!..
Le digne placeur hocha tristement la tête.
– Me croirait-on? répondit-il. La justice est une institution humaine, mon ami, c'est dire qu'elle est sujette à l'erreur. Ayant à choisir entre la vérité et le mensonge, elle ne peut se décider que pour la vraisemblance. Or, dites-moi si toutes les probabilités ne sont pas contre vous?
Cette logique impitoyable devait écraser Paul.
– Je n'ai donc plus qu'à mourir, balbutia-t-il, si je veux échapper au déshonneur.
La combinaison imaginée par l'honorable placeur pour s'emparer de Paul Violaine était d'une simplicité véritablement enfantine, mais il l'avait jugée suffisante et il avait bien jugé.
Paul avait été si complétement étourdi, qu'entre le prêt si extraordinaire d'un billet de 500 francs et l'accusation de vol basée sur le change de ce même billet, il n'avait pas aperçu le trait-d'union qui pourtant sautait aux yeux.
Facile à épouvanter, comme tous ceux qui ne sont pas bien sûr de leur conscience, il avait commencé par fuir et maintenant il venait se livrer pieds et poings liés.
C'était là ce qu'avait voulu, prévu et préparé B. Mascarot.
Le chirurgien qui se décide à une périlleuse opération commence par affaiblir son malade. Avant d'entreprendre sérieusement un sujet, l'ami d'Hortebize s'applique à briser les derniers ressorts de sa volonté. Or, Paul en ce moment, ne s'appartenait plus. Il gisait là, éperdu, anéanti, inerte, ne voyant d'autre issue que le suicide à la plus épouvantable des situations.
Le moment était venu de frapper les derniers coups.
– Voyons, mon enfant, commença le placeur, il ne faut pas vous désespérer ainsi.
Pas de réponse. Paul entendait-il ou non? A coup sûr, il semblait hors d'état de comprendre.
Mais le digne placeur voulait qu'il entendît et comprît. Il allongea le bras et le secoua assez rudement.
– Morbleu!.. disait-il, où donc est votre courage? C'est dans les situations difficiles qu'un homme fait ses preuves.
– A quoi bon!.. gémit Paul. Ne venez-vous pas de me démontrer que jamais je ne réussirai à établir mon innocence?
Cette faiblesse impatienta terriblement B. Mascarot, mais il dissimula.
– Non, répondit-il, non. J'ai tenu simplement à vous exposer les côtés fâcheux de votre affaire.
– Elle n'en a pas de bons.
– Mais si!.. Seulement vous ne m'avez pas laissé finir. J'ai tout mis au pis, mais je dois me tromper. D'abord, l'accusation existe-t-elle réellement? Nous supposons que Tantaine a disposé de fonds à lui confiés. Est-ce démontré? Nous l'imaginons arrêté. L'est-il? Nous admettons qu'il a rejeté la faute sur vous. Est-ce vrai? Avant de jeter le manche après la cognée, que diable! on vérifie.
A mesure que parlait le digne placeur, Paul revenait à lui.
– C'est vrai, murmura-t-il, on peut vérifier.
– Certainement. Sans compter que je pense avoir assez d'influence sur Tantaine pour lui faire confesser la vérité.
Les natures nerveuses comme celles de Paul ont ceci de précieux que si, au moindre souffle du malheur, elles ploient, elles relèvent au plus léger rayon d'espérance.
Paul, qui, la minute d'avant, se jugeait perdu, se vit sauvé.
– Oh! monsieur! s'écria-t-il, me sera-t-il jamais donné de vous prouver l'étendue de ma reconnaissance!
B. Mascarot souriait paternellement.
– Peut-être, répondit-il, peut-être. Et, pour commencer, il faut prendre sur vous d'oublier le passé. Le jour venu, on chasse le souvenir des mauvais rêves de la nuit, n'est-ce pas? Je vous éveille pour une vie nouvelle; soyez un autre homme.
Paul soupira profondément.
– Oublier Rose!.. murmura-t-il.
L'honnête placeur fronça le sourcil à ce nom.
– Quoi! s'écria-t-il, vous pensez encore à cette créature! Il est, je le sais, des gens qui se consolent aisément d'être dupés, dont l'amour même redouble à chaque trahison. Si vous êtes de cette pâte facile, serviteur, nous ne nous entendrons jamais. Courez après votre infidèle, jetez-vous à ses pieds, suppliez-la de vous pardonner votre pauvreté.
Sous le fouet de l'ironie, Paul se cabra.
– Je prétends au contraire me venger d'elle! fit-il avec emportement.
– C'est aisé: oubliez-la.
En dépit du ton résolu de Paul, on lisait dans ses yeux une certaine hésitation qui déplut à Mascarot.
– Voyons, reprit-il, vous êtes ambitieux, vous voulez parvenir?
– Oh!.. oui, monsieur, oui…
– Et vous songez à vous embarrasser d'une femme comme Rose!.. Il faut avoir les deux bras libres, mon garçon, si on veut jouer probablement des coudes dans la mêlée. Que diriez-vous d'un coureur qui, ayant des prétentions au prix, s'attacherait un boulet à la jambe? Vous diriez: Il est fou! Eh bien!.. vous êtes ce coureur.
– Je suivrai vos conseils, monsieur, prononça Paul, sans arrière-pensée, cette fois.
– Voilà qui est parler. Croyez-moi, avant longtemps, vous bénirez le ciel d'avoir donné à Rose l'idée et les moyens de vous abandonner. Vous pouvez aller haut et loin!..
Il y a trente ans que B. Mascarot spécule sur les passions humaines et met les faiblesses en coupe réglée. Il connaît les hommes.
Avec dix phrases, il venait de prendre sur Paul une influence décisive.
– Alors, monsieur, commença le jeune homme, cette place de douze mille francs…
– Eh!.. il n'y a jamais eu de place, mon ami.
Paul devint extrêmement pâle.
Il se revoyait sans un sou, dans quelque taudis comme celui de l'hôtel du Pérou, et seul cette fois.
– Cependant, monsieur, balbutia-t-il, vous m'aviez fait espérer…
– Quoi! douze mille francs? Rassurez-vous, vous aurez cela et même davantage; mais vous ne me quitterez pas, je me fais vieux, je n'ai pas de famille, vous serez mon fils…
A cette proposition, le front de Paul s'assombrit.
L'idée qu'il serait placeur aussi, lui, qu'il s'enfermerait dans le confessionnal de la pièce d'entrée pour inscrire les offres et les demandes, révoltait sa vanité.
B. Mascarot, qui, par-dessus ses lunettes, épiait ses impressions, vit bien ce qui se passait en lui.
– Et ça n'a pas de pain!.. pensait-il. Sot orgueilleux! Ah!.. si ce n'était Flavie, si ce n'était l'affaire Champdoce!
Puis, tout haut il reprit:
– N'allez pas croire, mon cher enfant, que je veuille vous condamner au rude et obscur métier de placeur. Non. J'ai sur vous d'autres vues plus digues de vos mérites.
Paul respira.
– Pourquoi ne pas vous dire la vérité? poursuivit Mascarot. Vous m'avez plu, et je me suis promis de réaliser tous vos rêves d'ambition. Pour parvenir, vous avez tout… sauf cependant ce qui manquera toujours aux jeunes gens, la prudence et la constance de volonté. Eh bien!.. je serai, moi, votre volonté et votre prudence.
Il s'arrêta un moment comme pour donner plus de poids à ses paroles, et bientôt reprit:
– Tenez, je pensais à vous hier, et je bâtissais dans ma tête l'édifice de votre avenir. Il est pauvre, me disais-je, et à son âge, avec ses idées, c'est cruel. Mais pourquoi n'épouserait-il pas une de ces héritières qui apportent un million dans leur tablier à l'homme qui a su toucher leur cœur?
– Hélas!..
– Comment, hélas!.. Penseriez-vous encore à Rose?
– Oh! non, certes, non!.. je voulais dire…
– Si je vous parle d'héritière, c'est que j'en connais une, et si je le voulais bien, si mon ami le docteur Hortebize s'en mêlait.. Rose est jolie, mais elle est presque aussi jolie que Rose, et, de plus, elle est bien née, elle est sage, elle est spirituelle… Elle a de grandes relations, et si son mari était un artiste de talent, un poète, un compositeur, il pourrait prétendre à tout.
Paul était devenu plus rouge que le feu; tout cela, il l'avait rêvé, autrefois.
– Bien plus, disait le placeur, songeant à votre naissance illégitime, je poursuivais le plus magnifique roman. Avant 93, tout bâtard, vous le savez, était tenu pour gentilhomme. Connaissez-vous votre père? Non. Qui vous dit qu'il ne porte pas un des grands noms de France et qu'il n'a pas, pour rehausser l'éclat de son écusson, 500,000 livres de rentes? Peut-être, en ce moment, vous fait-il rechercher pour vous donner sa fortune et son nom. Cela vous plairait-il d'être duc?
– Monsieur, balbutia Paul, monsieur…
B. Mascarot éclata de rire.
– Nous n'en sommes encore qu'aux suppositions, fit-il.
Le jeune homme ne savait que penser.
– Enfin, monsieur, demanda-t-il, qu'exigez-vous de moi?
Le placeur redevint sérieux.
– J'exige l'obéissance, répondit-il. Une obéissance passive, absolue, immédiate, sans réflexions, sans examen.
– J'obéirai, monsieur, mais, de grâce, ne vous jouez-vous pas de moi?
Au lieu de répondre, B. Mascarot sonna Beaumar, qui parut.
– Je te laisse seul, dit-il, je vais chez Van Klopen.
Puis se retournant vers Paul:
– Je ne plaisante jamais, lui dit-il, et aujourd'hui même vous en aurez la preuve. Nous allons aller déjeuner ensemble au restaurant; j'ai à causer avec vous, et après…
Il s'arrêta pour jouir de la surprise de Paul, et ajouta:
– Après, je vous montrerai la jeune fille que je vous destine: il faut bien que je sache si elle vous plaît.