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PREMIÈRE PARTIE
LE CHANTAGE
XII
ОглавлениеLorsqu'elle avait annoncé à André qu'elle s'en remettrait à la loyauté de M. de Breulh-Faverlay, Mlle de Mussidan avait consulté les intérêts de son amour bien plus que ses forces.
Elle dut le reconnaître lorsque seule, en face d'elle-même, elle se demanda comment tenir sa promesse.
Tout son être se révoltait à cette idée qu'elle allait être forcée de demander un rendez-vous à un homme, et qu'il faudrait le laisser lire jusqu'au fond de son âme.
Un étranger l'eût moins épouvantée que M. de Breulh.
Il lui paraissait, et c'était juste, que par ce seul fait qu'il avait recherché sa main, c'est-à-dire désiré sa personne, il avait acquis des droits sur sa pensée même.
Tout le long de la route, dans le fiacre où elle était montée avec sa dévouée Modeste, Sabine ne prononça pas un mot.
On allait se mettre à table lorsqu'elle arriva à l'hôtel de Mussidan.
Le dîner fut lugubre.
Si les plus cruelles incertitudes torturaient la jeune fille, le comte et la comtesse se taisaient, obsédés par les menaces du docteur Hortebize et de l'honorable B. Mascarot.
Autour d'eux, dans la magnifique salle à manger, les domestiques allaient et venaient, remplissant leur service avec cette apparence d'empressement que donne l'habitude.
Que leur importait la tristesse des maîtres, et qu'avaient-ils à y voir? N'étaient-ils pas bien logés, mieux nourris, payés régulièrement? N'allaient-ils pas tout à l'heure, à l'office, prendre leur revanche de la gravité qui leur était imposée au même titre que la livrée?
Ils se souciaient bien du reste! A eux véritablement était l'hôtel. Pour eux surtout, le comte de Mussidan touchait ses fermages.
Combien de maisons à Paris sont ainsi, où les maîtres semblent les hôtes de passage de leur gens.
Dès neuf heures, Sabine, retirée dans sa chambre, s'efforçait d'accoutumer son esprit à la démarche terrible, s'exerçant pour ainsi dire aux souffrances qu'elle endurerait lorsqu'elle serait en présence de M. de Breulh.
Elle ne dormit pas cette nuit-là.
Au matin, elle se trouva toujours aussi défaillante. Mais la pensée ne lui venait pas d'éluder sa promesse, ni même de gagner du temps.
D'abord, elle avait juré, et André devait attendre une lettre avec une mortelle impatience.
Puis, à mesure qu'elle étudiait mieux sa situation, elle sentait plus impérieusement la nécessité d'une prompte détermination.
Laisser les choses s'engager, c'était s'exposer à rencontrer d'invincibles obstacles.
On ne marie pas, prétend-on, une jeune fille contre son gré. C'est une erreur. Sabine ne l'ignorait pas.
Et elle ne pouvait se confier à son père, encore moins à sa mère.
Sans jamais avoir été admise aux épanchements de leur intimité, elle était sûre qu'il y avait sur la maison une menace de malheur.
Lorsqu'au sortir du couvent elle était rentrée dans sa famille, elle avait compris qu'elle y était de trop, qu'elle y gênait.
Elle était sûre à n'en pouvoir douter que le comte et la comtesse appelaient de tous leurs vœux le jour où, par son mariage, elle les affranchirait. Ils seraient libres alors de se séparer, de fuir, chacun de son côté, après s'être juré de ne se revoir jamais.
Elle était le lien de deux haines.
Toutes ces circonstances, qui se représentaient à son esprit, redoublaient ses angoisses.
Alors, sans aucun doute, elle était dans une de ces dispositions d'esprit qui inspirent aux jeunes filles les résolutions désespérées.
Oui, il lui eût semblé moins pénible, moins cruel de quitter pour toujours le toit paternel, que d'affronter le regard de M. de Breulh, quand elle lui dirait la vérité.
Par bonheur, elle devait à l'habitude de vivre repliée sur elle-même une énergie virile.
Pour André, encore plus que pour elle-même, elle voulait rester dans le cercle étroit des conventions sociales. Elle eût souffert d'une félicité qu'il faut cacher comme une honte, et dont le monde hypocrite et méchant se venge tôt ou tard. Il fallait à ses désirs ce bonheur permis, d'accord avec les préjugés et la passion, qui s'affirme hautement à la face de Dieu et des hommes.
A midi, elle n'était pas encore décidée, et, agenouillée à son prie-Dieu, elle priait et pleurait.
Hélas! pourquoi n'avait-elle pas de mère?
Un moment elle eut l'idée d'écrire. Mais elle comprit que c'est folie de confier au papier les phrases qu'on n'ose prononcer.
Le temps pressait, et Sabine se reprochait amèrement ce qu'elle appelait sa pusillanimité, lorsqu'elle entendit les grilles de l'hôtel tourner sur leurs gonds.
Une voiture entrait dans la cour de l'hôtel.
Machinalement, la jeune fille s'approcha de la fenêtre, regarda et poussa un cri de joie.
Elle venait de voir M. de Breulh-Faverlay descendre d'un phaéton qu'il conduisait lui-même malgré le froid.
– Dieu m'a entendue, murmura-t-elle; le plus pénible de mon entreprise m'est épargné.
– Quoi! mademoiselle, demanda la dévouée Modeste, vous allez parler à M. de Breulh ici?
– Oui. Ma mère n'est pas habillée, on n'ira pas avertir mon père dans la bibliothèque sans un ordre exprès; en arrêtant M. de Breulh au passage et en le faisant entrer au salon, j'ai un quart d'heure à moi; c'est plus qu'il ne faut.
Rassemblant alors tout son courage, triomphant de ses dernières hésitations, elle sortit.
Certes André eût le droit de s'enorgueillir d'être préféré, lui, le pauvre peintre, l'enfant trouvé, à l'homme que le comte de Mussidan avait choisi entre tous pour sa fille unique.
M. de Breulh-Faverlay est un des dix hommes dont Paris s'inquiète en dehors du monde officiel.
Il semble que la fortune ait pris plaisir à vider sur sa tête le trésor de ses faveurs.
Il n'a pas quarante ans; il est remarquablement bien de sa personne, son intelligence est supérieure, on redoute son esprit; enfin, il est un des plus riches propriétaires de France.
Comment reste-t-il, en apparence, étranger aux affaires de son pays et de son temps, pourquoi se tient-il à l'écart? On le lui a souvent demandé.
– J'ai bien assez à faire, répond-il, de dépenser ma fortune sans me donner trop de ridicules.
Est-ce modestie réelle ou affectation? On ne sait.
Ce qui est sûr, c'est qu'il est comme l'expression dernière de tout ce que la noblesse française eut autrefois de beau, de brillant, de poétique. Il en a la loyauté parfaite, la courtoisie spirituelle, l'esprit chevaleresque et la généreuse disposition à se dévouer pour des causes perdues.
Il a eu, prétend-on, de grands succès auprès des femmes. Si les «on dit» sont vrais, il a su être assez habile pour ne jamais compromettre personne.
Une sorte d'ombre mystérieuse et romanesque, qui plane sur ses jeunes années, ajoute encore à son prestige.
Il n'a pas toujours été riche, il s'en faut.
Orphelin, n'ayant qu'un insignifiant patrimoine, M. de Breulh s'embarqua, lorsqu'il n'avait guère que vingt ans, pour l'Amérique du Sud. Il y est resté douze ans, tantôt faisant la guerre de partisans, tantôt demandant aux plus singulières professions sa vie de chaque jour, préludant par deux expéditions aux tentatives avortées de Raousset-Boulbon et de Pindray.
A son retour en France, il n'était guère plus riche qu'avant son départ, lorsque son oncle, le vieux marquis de Faverlay, mourut en lui léguant ses propriétés, à la condition de joindre, par un trait d'union, à son nom de Breulh le nom de Faverlay, menacé de s'éteindre.
On ne lui connaît qu'une passion sérieuse, les chevaux. Mais s'il fait courir, c'est en grand seigneur et non en palefrenier.
Voilà ce que savait le monde sur l'homme qui allait tenir entre ses mains les destinées d'André et de Mlle de Mussidan.
Il venait d'entrer dans le vestibule, et il allait adresser la paroles aux valets de pied qui s'étaient levés à son approche, lorsque apercevant Sabine sur les dernières marches de l'escalier, il salua profondément.
La jeune fille vint droit à lui.
– Monsieur, dit-elle, si émue que sa voix était à peine intelligible, monsieur, je vous demanderai de m'accorder un moment d'entretien. Je voudrais vous parler, à vous seul… sur-le-champ.
M. de Breulh s'inclina profondément sans rien laisser voir de son étonnement.
– Ce m'est un grand honneur, mademoiselle, répondit-il, d'avoir à me mettre à vos ordres.
Sur un signe de Sabine, un des valets de pied avait ouvert la porte de ce même salon où le docteur Hortebize avait vu presque à genoux l'orgueilleuse comtesse de Mussidan.
La jeune fille entra la première, peu soucieuse de l'opinion et conjectures des domestiques.
Elle n'offrit point de siège à M. de Breulh.
Debout, près de la cheminée, elle s'appuyait à la tablette, comme si elle eut craint d'être trahie par ses forces.
Ce n'est qu'après un long silence, horriblement embarrassant pour tous deux, que Mlle de Mussidan réussit enfin à surmonter l'horreur que lui inspirait sa démarche.
– Ma conduite extraordinaire, commença-t-elle, vous prouvera, monsieur, mieux que les plus longues explications, la sincérité de mon estime pour votre caractère, ma confiance absolue en vous…
M. de Breulh ne sourcilla pas.
Où voulait en venir Sabine? Son esprit s'égarait en mille suppositions contradictoires.
– Vous êtes un ami de notre famille, poursuivit la jeune fille, vous avez pu mesurer les misères secrètes de notre intérieur. Vous avez dû reconnaître, qu'entre mon père et ma mère, je suis abandonnée autant qu'une orpheline…
Elle s'arrêta, interdite et honteuse.
L'idée que M. de Breulh allait peut-être se méprendre à ses expressions et s'imaginer que, devançant son blâme, elle cherchait à s'excuser, révoltait sa fierté.
C'est donc avec une nuance de hauteur, qui devait paraître étrange à coup sûr, dans sa situation, qu'elle reprit:
– Mais ai-je donc à me justifier?.. Si j'ai osé vous demander un entretien, monsieur, c'est que je veux vous conjurer de renoncer au… projet dont il a été question, et vous prier de prendre sur vous la responsabilité d'une rupture.
Si inattendue était cette déclaration, que M. de Breulh, malgré cette puissance de dissimulation que donne l'usage du monde, laissa voir sa surprise profonde, voilée d'un certain dépit.
– Mademoiselle… commença-t-il.
Sabine l'interrompit.
– C'est un grand service, dit-elle, que j'implore de votre générosité. Il dépend de vous de m'épargner de cruels chagrins…
Elle eut un sourire triste et ajouta:
– J'ai conscience de ne vous demander qu'un léger sacrifice. C'est à peine si j'ai l'honneur d'être connue de vous, je ne puis que vous être bien indifférente.
La physionomie de M. de Breulh trahissait une profonde souffrance.
– Vous vous trompez, mademoiselle, prononça-t-il d'une voix grave, et vous me jugez mal. J'ai passé l'âge des déterminations prises à la légère. Si j'ai sollicité votre main, c'est que j'ai su apprécier comme il convient les nobles qualités de votre cœur et de votre esprit. Je crois qu'il sera heureux entre tous, celui dont vous daignerez accepter le nom.
Mlle de Mussidan ouvrait la bouche pour répondre, mais déjà M. de Breulh poursuivait:
– En quoi vous ai-je déplu assez pour être ainsi repoussé? Je l'ignore. Seulement, mademoiselle, sachez-le bien, c'est un malheur dont je ne me consolerai de ma vie.
La sincérité de la douleur de M. de Breulh était si évidente, que Sabine en fut émue.
– Croyez, monsieur, dit-elle, que je suis touchée plus que je ne saurais l'exprimer. Vous ne m'avez pas déplu, monsieur, et votre recherche m'honore au-delà de mes mérites. J'aurais été heureuse et fière d'être votre femme, si…
Elle fut obligée de s'interrompre, tant le sang affluait à sa gorge.
Mais M. de Breulh fut cruel, il insista:
– Si?.. demanda-t-il.
Mlle de Mussidan détourna la tête pour dérober le spectacle de sa confusion, et c'est presque défaillante qu'elle répondit:
– Si je n'avais donné mon cœur et promis ma main à un autre.
M. de Breulh ne put retenir une exclamation:
– Ah!
Intention, hasard ou jalousie, il avait, ce «Ah!» comme une apparence d'ironie qui blessa et révolta Sabine.
Elle se retourna irritée, et c'est la tête haute, après avoir cherché et rencontré le regard de M. de Breulh, qu'elle reprit:
– Oui, monsieur, un autre, choisi par moi entre tous, librement, à l'insu de ma famille. Un autre, pour qui je suis tout, de même qu'il est tout pour moi…
M. de Breulh ne répondit pas.
– Et ce choix ne saurait vous offenser, reprit la jeune fille. Vous ignoriez jusqu'à mon existence, quand je l'ai rencontré, cet autre. D'ailleurs, est-il une comparaison possible entre vous et lui? Non. Vous êtes, vous, tout en haut de l'échelle sociale: il est, lui, tout en bas. Autant vous êtes noble, autant il est peuple. Vous êtes fier de ne point porter de titre: on dit les sires de Breulh comme on dit les sires de Coucy; lui n'a pas même de nom. Votre fortune dépasse vos fantaisies; lui se débat et lutte obscurément pour le pain de chaque jour. Car il en est là! oui, monsieur. Peut-être est-ce un homme de génie; les difficultés les plus misérables de l'existence enchaînent son essor. Pour conquérir le droit de devenir un grand artiste, il est ouvrier… Et si jamais vous serrez sa main loyale, vous y sentirez les callosités du travail…
Mlle de Mussidan eût pris à tâche de désoler ce galant homme, dont elle attendait un grand service, un sacrifice plus grand encore, qu'elle n'eût pas parlé autrement.
Dans son inexpérience, elle faisait tout pour aviver la blessure qu'elle venait de lui faire.
Et jamais elle n'avait été si belle qu'en ce moment, où elle vibrait tout entière au souffle de la passion. Sa voix avait des sonorités étranges. Son âme même montait à ses yeux.
– Maintenant, monsieur, reprit-elle, comprenez-vous ma préférence? Plus est large, profond, infranchissable, en apparence, l'abîme qui le sépare de moi, plus je me dois d'être fidèle aux serments échangés. Je sais mon devoir. La femme digne de ce nom doit être, pour qui l'aime, l'espérance et la foi, qui enfantent des miracles. Qu'on me juge insensée, j'y consens. Je sais quels dangers on court à heurter les préjugés. Il se peut que l'avenir me réserve un châtiment terrible… on ne m'entendra jamais me plaindre. Enfin, cet autre…
Elle hésita un moment, et, enfin, d'un ton simple mais ferme, elle ajouta:
– Cet autre… je l'aime.
M. de Breulh écoutait, plus immobile, en apparence, et plus froid que le marbre. En réalité, la plus terrible des passions, la jalousie, grondait au fond de son cœur.
C'est que s'il avait laissé entrevoir la vérité, il ne l'avait pas dite toute entière.
Il aimait Sabine, et il l'aimait depuis longtemps. C'était l'édifice entier de son avenir que, sans paraître le remarquer, Mlle de Mussidan renversait. Oui, il était noble, oui, il était riche, mais titres et fortune, il eut tout donné pour être à la place de cet autre qui gagnait son pain, qui était un enfant trouvé, mais qui était aimé.
Bien d'autres, à sa place, eussent haussé les épaules et expliqué Sabine d'un seul mot: romanesque.
Lui, non. Il était digne de la comprendre.
Ce qu'il admirait le plus en elle, c'était cette belle franchise qui va droit au but, sans réticences et sans ambages, cette hardiesse à braver le danger après l'avoir reconnu et raisonné.
Elle était certes, inhabile et imprudente; mais cela même la grandissait à ses yeux. Ce n'est d'ordinaire ni la prudence ni l'habileté qui manquent aux jeunes demoiselles élevées comme Sabine au noble et moral couvent des Oiseaux.
Par ce temps de galanteries banales, d'intrigues amoureuses bêtes et plates comme un livre obscène, à une époque où le notaire qui rédige le contrat représente toute la poésie de la moitié des mariages, M. de Breulh se trouvait en présence d'une femme capable d'une grande et vigoureuse passion.
Cette femme, il avait espéré qu'elle serait sienne, et voici qu'elle lui échappait.
Il brûlait d'interroger cependant, de savoir, soit qu'il gardât une ombre d'espérance, soit qu'il trouvât comme une âcre volupté à se bien convaincre de son malheur.
– Mais cet autre, demanda-t-il à Sabine, comment vous est-il possible de le voir?
Elle comprit qu'elle n'avait rien à cacher.
– Je le rencontre à la promenade, répondit-elle; je suis allée chez lui…
– Chez lui!..
– Oui: je lui ai donné quinze séance pour mon portrait.
Et fièrement elle ajouta:
– Une fille comme moi peut aller sans danger chez l'homme qu'elle a choisi: il ne s'y passe rien dont elle ait à rougir.
M. de Breulh se taisait, il était confondu, abasourdi.
– Vous savez tout, monsieur… Je me suis fait violence à ce point de vous dire, moi, jeune fille, ce que je n'ai pas osé avouer à ma mère. Que dois-je maintenant espérer?
Ceux-là seuls qui, passionnément épris, ont trouvé une femme assez loyale pour leur dire:
– «Je ne vous aime pas, j'ai donné ma vie à un autre, je ne vous aimerai jamais, renoncez à toute espérance.»
Ceux-là seuls peuvent se faire une juste idée de la situation d'esprit de M. de Breulh et des tortures qu'il endurait.
Certes, s'il eut appris par quelque voie détournée les amours de Sabine, il ne se serait pas retiré. Il eut accepté la lutte, avec l'espoir de triompher de ce mortel heureux qu'on lui préférait.
Mais ici, lorsque Mlle de Mussidan se mettait à sa discrétion, abuser de sa confiance était impossible.
– Il sera fait selon vos désirs, mademoiselle, répondit-il, non sans une cer taine amertume. Ce soir même, j'écrirai à votre père pour lui rendre sa parole. Ce sera la première fois que je ne tiendrai pas la mienne. Je me demande quel prétexte j'imaginerai pour colorer ma retraite; ce qui est sûr, c'est que si précieuse que ma défaite puisse être, M. de Mussidan m'en voudra cruellement. Mais vous l'exigez…
A l'exaltation de Sabine avait succédé cette prostration physique et morale qui suit inévitablement les dépenses excessives d'énergie.
– Je vous remercie, monsieur, murmura-t-elle, et du plus profond de mon âme. J'éviterai, grâce à vous, une lutte dont la pensée seule me glaçait d'horreur, car j'étais résolue à résister aux désirs de ma famille. Tandis que maintenant!..
M. de Breulh ne paraissait nullement partager la sécurité de la jeune fille.
– Malheureusement, mademoiselle, je tremble de vous voir reconnaître, avant peu, l'inutilité de mon sacrifice… De grâce, laissez-moi m'expliquer. Jusqu'ici vous n'êtes allée que fort peu dans le monde, et dès que vous y avez paru, on a su que des projets d'union existaient entre vos parents et moi. De là vient que vous avez été peu entourée. Qu'on sache demain que je me retire, vingt prétendants se mettront sur les rangs.
Mlle de Mussidan soupira. C'était la l'objection d'André.
– Reconnaissez-le, poursuivait M. de Breulh, votre situation sera des plus difficiles. Si vos nobles qualités sont faites pour exalter les sentiments les plus élevés, votre grande fortune doit irriter les plus sordides convoitises.
Pourquoi ces mots de «fortune» et de «convoitise»? Était-ce une allusion à la pauvreté d'André? Elle regarda fixement M. de Breulh: ses yeux ne trahissaient pas la plus légère intention d'ironie.
– C'est vrai, fit-elle tristement, j'ai une grosse dot.
– Que répondrez-vous à ceux qui se présenteront?
– Je ne sais; sans doute je trouverai des raisons plausibles de refus. D'ailleurs, j'obéis à la voix de mon cœur et de ma conscience, je ne puis mal faire, Dieu aura pitié de moi.
Cette dernière phrase était un congé. M. de Breulh, un homme du monde, ne pouvait s'y méprendre; cependant il ne bougea pas.
– Si j'osais, mademoiselle, commença-t-il, si je me supposais assez votre ami pour me permettre un conseil…
– Parlez, monsieur, je vous en prie.
– Eh bien! pourquoi ne pas rester dans les termes où nous sommes? Tant que notre rupture ne sera pas ébruitée, votre tranquillité est assurée. Il me serait aisé de retarder d'un an les démarches décisives, et je serais toujours prêt à me retirer au moindre signe.
Cette proposition cachait-elle une arrière-pensée? Non. Mais Sabine ne s'en inquiéta même pas.
– Non, monsieur, répondit-elle vivement, non. Ce serait abuser de votre dévouement et vous condamner à un rôle affligeant. Et d'ailleurs, réfléchissez, ce subterfuge ne serait-il pas indigne de vous, de moi… et de lui?
M. de Breulh n'insista pas. A son premier mouvement de dépit succédait un invincible attendrissement.
Un projet digne de son caractère chevaleresque obsédait son esprit, et il hésitait à le traduire, tant cette belle jeune fille, si craintive et si vaillante à la fois, si pure et si imprudente le frappait de respect.
Il parvint cependant à vaincre cette timidité si nouvelle pour lui.
– Serait-ce, commença-t-il avec des hésitations d'adolescent, serait-ce abuser de la confiance que vous avez daigné me témoigner, que de vous dire… de vous exprimer combien je serais… heureux de connaître l'homme que vous avez choisi?..
Sabine rougit excessivement.
– Je n'ai rien à vous cacher, monsieur, dit-elle. Il se nomme André, il est peintre, il demeure rue de la Tour-d'Auvergne, nº…
M. de Breulh ne devait oublier ni ce nom ni cette adresse.
– De grâce, reprit-il avec plus de fermeté, ne croyez pas à une vaine curiosité. Le seul désir de vous servir a décidé ma question. Il me serait si doux de devenir votre allié, d'être pour quelque chose dans votre vie. J'ai des amis puissants, les relations que donne une grande fortune…
La passion est maladroite. C'est le trait essentiel qui la trahit.
Avec les plus délicates intentions, M. de Breulh, ce gentilhomme si expert et si fin d'ordinaire, n'avait pour ainsi dire pas prononcé une phrase sans blesser Sabine.
Voici que maintenant il paraissait proposer sa protection à André! C'est-à-dire qu'il semblait établir sa supériorité à lui sur l'homme aimé. C'est ce que jamais femme ne tolèrera.
– Pour ceci encore, monsieur, répondit-elle, merci. Mais je connais André. Une offre de service l'humilierait affreusement. C'est ridicule? Oui, je le sais. Excusez-nous, notre condition particulière nous impose des scrupules exagérés. Pauvre cher!.. Sa fierté est toute sa noblesse!
Ayant dit, et voulant couper court à un entretien qui était pour elle un supplice, Mlle de Mussidan sonna. Un valet parut.
– Avez-vous prévenu ma mère de la visite de monsieur? demanda-t-elle.
– Non, mademoiselle, monsieur et madame nous ont fait avertir qu'ils ne pouvaient recevoir.
– Comment donc ne m'avez-vous rien dit? fit durement M. de Breulh.
Et sans attendre la justification fort simple du valet de pied, il s'inclina cérémonieusement devant Sabine, s'excusa de l'avoir involontairement importunée, et sortit en laissant paraître juste assez de mécontentement pour qu'on le remarquât.
– Celui-là aussi, pensait Sabine, est digne d'être aimé!..
– Elle s'apprêtait à remonter chez elle, lorsque le bruit d'une sorte de discussion dans le vestibule, l'arrêta.
La porte du salon avait été entrebâillée et elle entendait les instances d'un visiteur qui voulait absolument voir le comte de Mussidan, sur-le-champ, malgré les objections des valets de pied qui résistaient respectueusement mais fermement.
– Trédame!.. disait la voix de ce visiteur obstiné, que me chantez-vous donc avec vos ordres!.. Est-ce que votre consigne me concerne? Me reconnaissez-vous? Suis-je, oui ou non, l'ami intime de votre maître? Oui. Allez donc lui dire à l'instant que je suis ici, que je l'attends… sinon je vais monter moi-même.
L'entêtement de cet intime eut à la fin raison de la résistance des domestiques, et la preuve, c'est qu'il pénétra dans le salon.
Ce visiteur n'était autre que M. de Clinchan en personne, le camarade de jeunesse de M. de Mussidan, le seul témoin avec Ludovic de la mort de l'infortuné Montlouis, M. de Clinchan, celui-là même qui confiait au papier l'analyse de ses sensations au moment d'un faux témoignage.
M. de Clinchan n'était ni grand ni petit, ni gras ni maigre, ni beau ni laid. Sa personne est effacée comme son esprit, comme son costume.
En lui, rien de saillant où accrocher une remarque. Si, pourtant. Il porte en breloque une énorme main de corail. Il craint le mauvais œil.
Jeune, il était méthodique. En vieillissant, il est devenu maniaque. A vingt ans, il notait chaque jour le nombre de ses pulsations. A quarante ans, il rédige quotidiennement l'histoire de ses digestions.
Si le paradis est la réalisation de nos vœux impossibles ici-bas, M. de Clinchan sera pendule dans l'autre monde.
Pour l'instant, il était si terriblement agité qu'il ne salua pas Sabine.
– Quelle émotion, disait-il, et pour comble, j'avais mangé plus que d'usage. Si je n'en meurs pas, je m'en ressentirai encore dans six mois.
A la vue de M. de Mussidan qui entrait, il s'interrompit. Il courut à lui, il se jeta sur lui plutôt, en criant:
– Octave, sauve-nous! C'en est fait de nous, si tu ne romps pas le mariage de ta fille avec…
La main nerveuse de M. de Mussidan s'appliquant sur sa bouche lui coupa la parole.
– Tu es donc fou, disait le comte, tu ne vois donc pas ma fille!
Obéissant à un regard impérieux de son père, Mlle de Mussidan s'était empressée de s'enfuir.
Mais M. de Clinchan en avait dit assez pour emplir son cœur d'alarmes et de défiances.
Qu'était-ce que cette rupture? avec qui? pourquoi? Comment le salut de son père et de Clinchan pouvait-il dépendre de son mariage à elle?
A coup sûr, il y avait quelque chose, une énigme: l'empressement qu'avait mis le comte à fermer la bouche à son ami le prouvait.
Le nom que n'avait pu prononcer M. de Clinchan, elle ne le devinait que trop, c'était le nom de Breulh-Faverlay.
Un de ces pressentiments sinistres, qu'il serait puéril de nier, lui disait que ce commencement de phrase surpris par elle contenait toute sa destinée.
Elle avait comme la certitude absolue que sa vie, son bonheur, sa personne même, allaient être l'enjeu d'une partie qui se décidait en ce moment.
Mais comment entendre ce qu'allaient dire son père et le comte de Clinchan? car elle brûlait de les entendre, elle le voulait, quoiqu'il pût lui en coûter. Une curiosité, une anxiété plutôt de savoir, la poignait.
Elle cherchait un expédient, lorsqu'elle pensa qu'en faisant le tour de la salle à manger, il lui serait possible de s'établir dans un des salons de jeu séparés du grand salon par une simple portière.
Elle y courut. Elle y distinguait les moindres paroles des deux interlocuteurs.
M. de Clinchan en était encore à se plaindre.
Si brusque, il faudrait dire si brutal avait été le geste de M. de Mussidan, qu'il avait fait mal à son ami et l'avait presque renversé.
– Trédame!.. geignait M. de Clinchan, comme tu y vas. Quelle journée, mon Dieu! Songe un peu… déjeuner trop abondant, émotion violente, course rapide, colère provoquée par tes domestiques, joie en te voyant, puis choc et interruption des fonctions respiratoires… C'est dix fois ce qu'il faut pour prendre une maladie qui… à notre âge…
Mais le comte, plein d'indulgence habituellement pour les manies de son ami, n'était pas dans des dispositions à l'écouter.
– Au fait!.. interrompit-il d'un ton bref et dur, que se passe-t-il?
– Il arrive, gémit M. de Clinchan, qu'on sait l'histoire des bois de Bivron. Une lettre anonyme, reçue il y a une heure, me prédit les plus épouvantables malheurs, si je ne t'empêche de donner ta fille à de Breulh… Ah!.. les coquins qui m'écrivent connaissent la vérité, et ils ont des preuves.
– Où est cette lettre?
M. de Clinchan tira de sa poche cette lettre. Elle était explicite et menaçante autant que possible, mais elle n'apprenait rien à M. de Mussidan qu'il ne sut déjà.
– As-tu vérifié ton journal? demanda-t-il à son ami. Y manque-t-il véritablement trois feuillets?..
– Oui.
– Comment a-t-on pu te les enlever?
– Ah!.. comment? C'est ce que je ne puis m'expliquer, et si tu peux me le dire…
– Es-tu sûr de tes domestiques?
– Eh! ne sais-tu pas que Lorin, mon valet de chambre, est à mon service depuis seize ans, qu'il a été élevé chez mon père, et que je l'ai façonné à ma ressemblance? Jamais aucun autre de mes domestiques n'a mis le pied dans mes appartements. Les volumes de mon journal sont déposés dans un meuble de chêne dont la clé ne me quitte jamais.
– Il faut cependant qu'on ait pénétré chez toi?
M. de Clinchan réfléchit un moment, puis tout à coup se frappa le front, éclairé par un souvenir qui était comme une révélation.
– Trédame!.. s'écria-t-il, je vois…
– Quoi?..
– Écoute. Il y a de cela quelques mois, un dimanche, Lorin était allé à une fête des environs de Paris, but un coup de trop avec des gens dont il avait fait connaissance en chemin de fer. Après boire il se prit de querelle avec ces amis de bouteille, et fut si cruellement maltraité, qu'il est resté six semaines sur le lit. Il avait, ma foi! un bon coup de couteau dans l'épaule.
– Qui t'a servi pendant ce temps?
– Un jeune homme que mon cocher est allé prendre au hasard dans un bureau de placement.
M. de Mussidan crut qu'il tenait un indice. Il se souvenait de cet homme qui était venu le trouver, et qui avait eu l'impudence de lui laisser sa carte, B. Mascarot, agence pour les deux sexes, – rue Montorgueil.
– Sais-tu, demanda-t-il, où est situé ce bureau?
– Parfaitement, rue du Dauphin, presque en face de chez moi.
Le comte eut une exclamation de fureur.
– Ah! les misérables sont forts, s'écria-t-il, très forts. Il faut se rendre. Et cependant, si tu partageais mes idées, si tu te sentais assez d'énergie pour braver le scandale, nous tiendrions tête à l'orage…
Il suffit de cette simple proposition pour faire frisonner M. de Clinchan de la tête aux pieds.
– Jamais, s'écria-t-il, non, jamais. Mon parti est pris. Si tu prétends résister, déclare-le-moi franchement, je rentre chez moi et je me fais sauter la cervelle.
Il était homme à faire comme il le disait. Outre qu'en dehors de ses ridicules, sa bravoure était incontestable, il était d'un tempérament à recourir aux dernières extrémités plutôt que de rester exposé à des tracasseries qui troubleraient ses digestions.
– Je céderai donc! fit M. de Mussidan avec la rageuse résignation de l'impuissance.
Alors seulement M. de Clinchan osa respirer à pleins poumons. Ignorant quels assauts son ami avait subis, il ne croyait pas qu'il serait si facile de l'amener à composition.
– Une fois en ta vie, s'écria-t-il, tu es donc raisonnable.
– C'est-à-dire que je te parais l'être, parce que j'écoute les conseils de ta frayeur! Ah!.. maudits feuillets!.. Et maudite aussi soit ton inconcevable fureur de confier au papier les secrets de ta vie et de la vie des autres.
Mais, sur l'article de son journal, M. de Clinchan est intraitable.
– Trédame!.. s'écria-t-il, ne vas-tu pas t'en prendre à moi! Si tu n'avais pas commis un crime, je n'aurais pas eu à en commettre un pour t'obliger, et à l'enregistrer ensuite.
Un silence assez long suivit cette cruelle réponse.
Glacée d'horreur, plus tremblante que la feuille, Sabine avait tout entendu. Ses plus affreux pressentiments étaient dépassés par l'horrible réalité… Un crime!.. Il y avait un crime dans la vie de son père!..
Cependant le comte de Mussidan avait repris la parole…
– A quoi bon des reproches!.. dit-il. Pouvons-nous faire que ce qui est ne soit pas? Non! Soumettons-nous. Aujourd'hui même tu as ma parole, j'écrirai à de Breulh pour lui signifier la rupture de nos projets.
Pour M. de Clinchan, c'était le salut, la paix. Mais après ses angoisses, cette joie eut un effet terrible.
De rouge qu'il était, il devint blême, il chancela, fit un tour sur lui-même, et s'affaissa sur le canapé en murmurant:
– Repas trop copieux!.. émotions violentes!.. c'était indiqué!..
Il se trouvait mal.
M. de Mussidan, presque effrayé, se pendit aux sonnettes.
A ce tocsin, les domestiques accoururent de toutes les parties de l'hôtel et, derrière eux, la comtesse elle-même.
Il fallut plus de dix minutes et un flacon d'eau de Cologne au moins, pour faire revenir à lui M. de Clinchan.
Enfin il fit un mouvement, il ouvrit un œil d'abord, puis l'autre, puis il se souleva sur le coude.
– Je m'en tirerai, balbutiait-il avec un sourire pâle. Faiblesse, éblouissements, je sais ce que c'est, et j'ai mon remède: Elixir des Carmes, deux cuillerées dans un verre d'eau sucrée, repos…
Tout en parlant, il avait réussi à se dresser.
– Je rentre, dit-il à son ami, j'ai ma voiture, heureusement; toi, Octave, sois prudent.
Et prenant le bras d'un des valets de pied, il sortit, laissant seuls en présence le comte et la comtesse de Mussidan.
A côté, dans le petit salon de jeu, Sabine écoutait toujours.