Читать книгу Gesammelte Aufsätze zur romanischen Philologie – Studienausgabe - Erich Auerbach - Страница 6
Sacrae scripturae sermo humilis (1941)sermo humilis
ОглавлениеEn commentant le vers Inf. 2, 56 e comminciommi a dir soave e piana qui se rapporte au langage de Béatrice, Benvenuto Rambaldi da Imola Rambaldi da Imola. B., qui écrit dans la seconde moitié du XIVe siècle, s’explique ainsi : et bene dicit, quia sermo divinus est suavis et plan us, non altus et superbus sicut Virgilii et poetarum. Cette distinction faite entre le style de la sagesse divine et celui des grands poètes de l’antiquité nous rappelle toute une tradition chrétienne. Tandis que le mot suavissuavis est d’un emploi assez vague et général, au moins sous l’angle de la distinction des genera dicendi,1 le mot planusplanus a toujours exprimé le langage simple, populaire, compréhensible à tous, donc le plus bas des trois styles dans l’échelle de la théorie classique. C’est, dans la tradition de l’éloquence, le contraire à la fois du style docte, du style figuré et du style sublime et pathétique. Saint AmbroiseAmbrosius, hl., dans un passage de Isaac vel Anima 7, 57, cité par ForcelliniForcellini, A., s.v. planusplanus, dit que le sage qui veut expliquer quelque chose d’obscur, tout en possédant pleinement les forces de l’éloquence et de la science, condescendit tamen ad eorum inscitiam qui non intelligunt, et simplici atque planiore atque usitato sermone utitur, ut possit intelligi ; et un peu plus tard il combine, dans le même sens, planior avec humilior.2 Ce serait donc, selon Benvenuto, un style simple, populaire, humble, indocte dont se sert Béatrice en énonçant les vérités éternelles de la foi et de la sagesse divine. Mais cela est-il possible ? La théologie, qui contient les mystères les plus sublimes et les plus cachés à l’entendement commun, comme celui de la Trinité ou celui de la rédemption, peut-elle se servir d’un genre de langage qui, dans l’usage ancien, n’était admis que pour des sujets bassement réalistes tels que la comédie, ou pour le discours judiciaire, mais seulement quand il s’agissait d’affaires privées et d’intérêts d’argent ?
DanteDante lui-même, quand il parle de sa Comédie dont le sujet est des plus sublimes – le sort des âmes après la mort, la justice de Dieu révélée – s’exprime parfois d’une manière qui rappelle l’idée de son commentateur Benvenuto ; pour désigner son poème, il se sert du mot commedia, tandis qu’en parlant de l’Énéide il dit à Virgile : l’alta tua tragedia. Dans un passage souvent cité de la lettre à Cangrande, il explique ce choix du titre par deux considérations : c’est une comédie d’abord parce que la fin en est heureuse, et ensuite parce que son style est bas et humble: remissus est modus et humilishumilis, quia locutio vulgaris in qua et mulierculae comunicant. De prime abord il peut sembler que la seconde considération ne se rapporte qu’à l’emploi de la langue italienne ; mais ce n’est pas ainsi qu’il faut comprendre, car DanteDante lui-même a créé le style sublime en langue italienne, autant dans la théorie du De Vulgari Eloquentia que dans la pratique des grandes Canzoni ; c’est lui précisément qui a créé l’idée du Vulgare illustrevulgare illustre et qui est le fondateur de ce qu’on appelle l’humanisme en langue vulgaire. Donc il est loin de regarder chaque œuvre comme étant de style bas du seul fait qu’elle est écrite en langue maternelle et non en latin. Les paroles sur le style bas et humble de la Divine Comédie ne se rapportent pas à l’emploi de la langue italienne, mais bien au choix des mots bas et au réalisme fort poussé dans beaucoup de parties du poème3 – deux choses qui lui semblaient incompatibles avec le genre sublime et tragique tel qu’il l’avait conçu en étudiant la théorie des anciens. Toutefois il se rend compte que son poème dépasse les bornes du style bas. Dans ce même passage de la lettre à Cangrande dont nous parlons, il cite les vers de l’Art poétique d’HoraceHoraz qui permettent au poète comique d’employer parfois le style tragique et vice versa – sans doute pour nous dire qu’il a fait usage de cette faculté. Mais il y a bien plus : DanteDante sait que son style comme son sujet sont des plus sublimes. Inutile d’énumérer ici tous les passages qui en témoignent. Notons seulement qu’il appelle deux fois sa Comédie «poème sacré», qu’il aspire au laurier des plus grands poètes, que Virgile est son modèle, qu’il traite de la matière la plus haute qui existe, à laquelle les forces humaines suffisent à peine et que personne avant lui n’a essayée, qu’il implore l’inspiration des Muses, d’Apollon et enfin de Dieu lui-même. Le poème sacré, al qual ha posto mono e cielo e terra, n’est pas une œuvre du style bas, et son auteur le sait, malgré le titre et les explications qu’il en donne. Ce n’est pas non plus un poème du style sublime dans l’acception antique ; il y a trop de réalisme, trop de vie concrète, trop de biotikon, comme disaient les théoriciens grecs : autant dans les paroles que dans les faits, et non seulement chez les habitants de l’Enfer, mais aussi au Purgatoire, souvent même dans le Paradis. Donc si c’est du sublime, c’est un sublime d’un autre genre que celui de l’antiquité, un sublime qui contient et comprend le bas et le biotikon ; DanteDante l’a bien vu, quoiqu’il ait éprouvé des difficultés à s’exprimer nettement sur ce problème. Benvenuto da Imola l’a compris quand il dit, à la fin de son introduction : unde si quis velit subtiliter investigare, hic est tragoedia, satyra et comoedia. Et les Romantiques du XIXe siècle s’en sont inspirés, toutefois d’une manière un peu superficielle ; car c’est bien plus que de mêler le «grotesque» au sublime.
C’est une tâche assez délicate que de chercher les origines de la conception nouvelle de la haute poésie. La théorie du moyen âge avant DanteDante n’en dit rien, à ce qu’il semble ; mais la pratique se trouve très nettement établie dans l’art populaire chrétien depuis la fin du XIe siècle, autant dans le théâtre liturgique que dans la statuaire des cathédrales. L’histoire du Christ en offre tous les éléments ; plus elle devient populaire et familière à tous, plus son réalisme originaire, intimement lié à son sublime, se développe et refleurit. Il est indéniable qu’il s’agit d’un sublime de création essentiellement chrétienne, provoqué et inspiré par l’histoire du Christ et le «style» de l’Écriture sainte en général. On en trouve la théorie chez les Pères de l’ÉgliseKirchenväter ; il est vrai qu’après eux, du VIe au XIe siècle, on n’en trouve que des traces assez faibles et vagues – surtout dans les actes des martyrs.
Chez les Pères de l’ÉgliseKirchenväter, la conception du style simultanément humble et sublime réalisé dans l’Écriture sainte ne se forme pas d’une manière purement théorique, mais elle leur est pour ainsi dire imposée par les circonstances, par la situation dans laquelle ils se trouvaient. Elle s’est formée spontanément à la suite de la polémique provenant de la part des païens cultivés, qui se moquaient du mauvais grec et du réalisme bas des livres chrétiens ; en partie aussi à cause d’un certain malaise que des chrétiens qui avaient reçu une éducation soignée dans les écoles de rhétorique avaient éprouvé tout d’abord, eux aussi, à leur lecture. Par sa formation classique et par la force de son cour qui lui fait vivre toutes ses idées et leur donne une vigueur d’expression incomparable, saint AugustinAugustinus occupe, pour notre problème, la place la plus importante.
Il raconte dans ses Confessions (III, 5) comment tout d’abord il a commencé à lire les Saintes Écritures sans être capable de les comprendre : il n’était pas encore fait pour entrer dans leur sens ni pour suivre leur pas, car elles lui semblaient trop au-dessous de la dignité cicéronienne. Il n’avait pas encore compris, dit-il, que leur apparence extérieure était humble, mais leur contenu sublime et voilé de mystère (rem … incessu humilem, successu excelsam et velatam mysteriis) ; qu’il fallait les lire comme un petit enfant, et qu’elles «grandissaient avec les enfants». Plus tard il comprend : eoque mihi illa venerabilior et sacrosancta fide dignior apparebat auctoritas, quo et omnibus ad legendum esset in promptu, et secreti sui dignitatem in intellectu profundiore servaret : verbis apertissimis et humillimo genere loquendi se cunctis praebens, et exercens intentionem eorum qui non sunt leves corde ; ut exciperet omnes populari sinu, et per angusta foramina paucos ad se traiceret ; multo tamen plures quam si non tanto apice auctoritatis emineret, nec turbas gremio sanctae humilitatis hauriret (ibid., VI, 5). Dans ces passages, il s’agit surtout du contraste entre le style humble qui se prête aux plus simples et les mystères sublimes qui y sont cachés ; des mystères qui ne se révèlent qu’à peu de gens ; non pas aux érudits et aux orgueilleux, mais à ceux qui nont sunt leves corde, tout simples qu’ils sont. On trouve cette idée un peu partout dans l’ouvre de saint AugustinAugustinus, par exemple dans le premier chapitre De Trinitate : Sacra scriptura parvulis congruens nullius generis rerum verba vitavit, ex quibus quasi gradatim ad divina atque sublimia noster intellectus velut nutritus assurgeret ; au second livre De Doctrina christiana, où il parle de la Scripturarum mirabili altitudine et mirabili humilitate ; plusieurs fois quand il parle du langage de la Genèse ; et assez longuement dans une lettre à Volusien (CXXXVII, 18). Dans ce dernier passage, il dit notamment que même les mystères les plus profonds ne sont pas exprimés, dans l’Écriture sainte, par un langage «superbe» : ea vero quae in mysteriis occultat, nec ipsa eloquio superbo erigit, quo non audeat accedere mens tardiuscula et inerudita quasi pauper ad divitem ; sed invitat omnes humili sermone, quos non solum manifesta pascat, sed etiam secreta exerceat veritate, hoc in promptis quod in reconditis habens. Donc, dans tous ces passages, il s’agit d’une synthèse entre l’humble et le sublime, réalisée par l’Écriture sainte ; toutefois, le humile y signifie plutôt la simplicité de l’élocution que le réalisme, et le sublime ou altum plutôt la profondeur des mystères que le sublime poétique. Mais un mot tel que humilishumilis (parfois il emploie abiectus) qui exprime en même temps l’humilité du cœur chrétien, la bassesse de la position sociale et la simplicité populaire du style4 amenait facilement la notion du réalisme, d’autant plus qu’il s’employait couramment pour désigner le bas peuple par opposition aux classes élevées, les pauvres par opposition aux riches. La vie du Christ, du Verbe incarné, modèle de vie et de mort saintes et sublimes, s’était passée elle aussi, comme une vie ordinaire ou les scènes d’une comédie, parmi les humiles personae qui avaient été ses premiers disciples. Saint AugustinAugustinus parle souvent de ces imperitissimi et abiectissimi, de ces piscatores et publicani que le Seigneur a élus avant tous les autres, et il explique pourquoi il a agi ainsi.5 Il y insiste d’autant plus qu’il sait que les païens érudits se moquent du sermo piscatoriussermo piscatorius des Évangiles. Mais ce n’est pas seulement l’entourage du Christ, c’est lui-même, son sort sur la terre qui exprime l’antithèse entre l’humble et le sublime dans sa forme la plus aiguë et la plus passionnante – et alors, il ne s’agit plus de l’élocution, mais des faits. Parmi les nombreux passages où saint Augustin fait ressortir le paradoxe du sacrifice de Jésus-Christ, je n’en citerai qu’un seul qui se trouve dans les Enarrationes in Psalmos, XCVI, 4 : Ille qui stetit ante iudicem, ille qui alapas accepit, ille qui flagellatus est, ille qui consputus est, ille qui spinis coronatus est, ille qui colaphis caesus est, ille qui in ligna suspensus est, ille cui pendenti in ligna insultatum est, ille qui in cruce mortuus est, ille qui lancea percussus est, ille qui sepultus est, ipse resurrexit : Dominus regnavit. Saeviant quantum possunt regna ; quid sunt factura Regi regnorum, Domino omnium regnorum, Creatori omnium saeculorum ? On dira peut-être qu’un tel passage ne fait que résumer le récit de la Passion, et qu’il ne contient que des choses connues par les Évangiles et par les lettres de saint Paul qui a exprimé la même idée plusieurs fois, par exemple Phil. II, 7–11. Mais ni les Évangiles ni saint Paul n’ont aussi puissamment relevé l’antithèse entre le bas réalisme de l’humiliation et la grandeur surhumaine qui s’unissent ici ; pour la sentir dans toute sa force il fallait un homme formé aux idées classiques de la séparation des styles qui n’admettaient pas de réalisme dans le sublime ni d’humiliation corporelle chez le héros de la tragédie. Il est vrai que l’idée du sublime tragique avait subi chez quelques groupes de poètes et de théoriciens des restrictions et des modifications ; mais elles ne sont nullement comparables à la violence de l’humiliation réaliste qu’offrent la vie et la passion du Christ. Saint AugustinAugustinus a senti que l’humilitas de l’Évangile est en même temps une forme toute nouvelle du sublime : une forme qui lui semblait, s’il la comparait aux conceptions de ses contemporains païens, plus profonde, plus vraie, plus substantielle ; elle aussi, tout comme l’Évangile dans lequel elle est contenue, excipit omnes populari sinu, et non seulement tous les hommes sans égard à leur position sociale, mais toute leur vie basse et quotidienne. La conception de l’homme, de ce qui en lui peut être admirable et digne d’imitation, se modifiait profondément ; Jésus-Christ devient le modèle à suivre, et c’est en imitant son humilité qu’on peut approcher de sa majesté ; c’est par l’humilité qu’il a atteint lui-même le comble de la majesté, en s’incarnant non pas dans un roi de la terre, mais dans un personnage vil et méprisé.
Dans les recherches qu’on a faites sur le sermo piscatorius des Évangiles – par exemple dans le célébre livre de M. Ed. NordenNorden, E. intitulé Die antike Kunstprosa – on a peut-être insisté trop exclusivement sur le point de vue technique et oratoire de la question, le point de vue «art de la prose». Un style incorrect, réaliste, mêlé de provincialismes et de formes dialectales n’aurait choqué personne dans une comédie ou dans une satire du genre de la Cena Trimalchionis. Ce qui choquait, rebutait, effrayait tous les gens instruits, c’était que des écrits qui se présentaient ainsi prétendaient traiter dans leur vil jargon des problèmes les plus profonds de la vie et de la mort, qu’ils voulaient imposer au monde la seule religion vraie ; qu’ils contenaient, malgré leur syntaxe incorrecte, leurs mots grossiers, leur atmosphère vilement réaliste, des passages qui frappaient par la profondeur de leurs idées, la vérité de leur accent, la flamme de leur extase. Certainement, la grande majorité des païens cultivés n’en sentaient rien, ils ne lisaient pas de tels écrits et ils étaient complètement sincères et tranquilles quand ils en parlaient, comme Pline le jeunePlinius (jüngerer) dans son rapport à l’empereur TrajanTrajan, comme d’une superstitio prava immodica. Mais peu à peu il s’en trouvait qui écoutaient, qui lisaient, qui sentaient quelque chose et qui s’effrayaient. Ce n’est pas tout simplement le style, mais l’emploi de ce style pour traiter d’une matière pareille qui leur parut révoltant. Cela est tellement clair qu’il semble qu’on n’a pas même besoin de le dire ; mais à force d’entrer dans les détails des recherches stylistiques, on parvient parfois à l’oublier ; il faut y penser toujours pour bien comprendre le dégoût et l’effroi des gens raisonnables et instruits qui vivaient dans la abonne et saine tradition greco-latine – et aussi pour comprendre l’attitude de beaucoup de Pères qui cherchaient un compromis en adaptant plus ou moins leur manière d’écrire aux usages classiques.
Mais ils ne voulaient ni ne pouvaient changer le fond même de leur croyance ; et c’était ce fond, l’histoire du Christ sur la terre, qui amenait la révolution profonde dans la conception du sublime et l’irruption de l’humilité réaliste. Les tendances à cacher ou à affaiblir l’humilité et le réalisme de cette vie et surtout de la Passion n’ont pas eu de succès durable dans l’Église d’Occident. Mais il en est résulté une transformation totale dans la manière de voir et de juger les hommes, les faits et les objets ; transformation qui leur donne une signification et une dignité toutes nouvelles. Pour mieux expliquer ce que je veux dire, je citerai encore un passage de saint Augustin qui me semble particulièrement instructif. Au quatrième livre du traité De Doctrina christiana, il consacre plusieurs chapitres à l’étude des trois genres de l’éloquence traditionnelle, qu’il appelle grande, temperatum et submissum. Il veut montrer qu’on en trouve des exemples dans les lettres de saint Paul et chez les Pères antérieurs à lui-même ; il donne des conseils tendant à utiliser la doctrine de l’échelle pour l’éloquence chrétienne. Ces chapitres trahissent la profonde influence que l’éducation classique et oratoire a toujours gardée dans son esprit ; c’est sur ce modèle qu’il veut former et développer l’art du sei mon. Donc, dans le domaine de l’éloquence, il est loin d’être consciemment révolutionnaire. Mais néanmoins la profonde divergence entre l’esprit chrétien et l’esprit de la séparation des genres éclate dès les premières paroles. Après avoir dit que pour Cicéron et les orateurs profanes les petits sujets qu’on doit traiter dans le style bas sont ceux qui concernent les intérêts d’argent, et les grands ceux qui agitent la vie et la mort des hommes, il explique que dans l’éloquence chrétienne tous les sujets sont grands ; car (l.c., chap. 18) «lorsque nous nous adressons au peuple du haut de la chaire, il s’agit toujours du salut des hommes, non seulement de leur salut temporel, mais de l’éternel – il s’agit toujours de les sauver de la perdition éternelle. Tout est grand de ce que nous disons alors, même les intérêts d’argent, quelle que soit l’importance de la somme : neque enim parva est iustitia quam profecto et in parva pecunia custodire debemus …» Et il cite le passage 1 Cor. 6, 1, où saint Paul parle des différends d’ordre matériel qui avaient surgi parmi les Corinthiens : «Pourquoi cette indignation de l’apôtre, ces reproches, ces menaces ? Pourquoi fait-il éclater les sentiments de son âme dans un élan brusque et passionné ? Pourquoi, en un mot, parle-t-il si majestueusement de très petites choses ? Est-ce que les affaires du monde méritent tant d’intérêt ? Non, certes. Mais il le fait pour la justice, la charité, la piété qui sont toujours grandes, même dans les affaires les plus petites ; aucune personne raisonnable n’en peut douter … Partout où l’on parle de ce qui peut nous préserver des peines éternelles et nous conduire à l’éternelle béatitude, soit en public soit en particulier, à un seul ou à plusieurs, à des amis ou à des ennemis, dans un discours suivi ou dans une discussion, dans les traités, les livres, les lettres longues ou brèves, c’est toujours un grand sujet. Un verre d’eau froide est une chose petite et vile ; mais est-ce que Dieu dit quelque chose de petit et de vil, minimum aliquid atque vilissimum, quand il promet que celui qui le donnera au dernier de ses serviteurs ne perdra pas sa récompense ? Et quand un orateur instruit en parle dans son sermon, doit-il croire qu’il traite de quelque chose de petit, et qu’ainsi il doive se servir non du style tempéré ni du style sublime, mais du style bas ? Ne nous est-il pas arrivé qu’en parlant sur cette matière au peuple, quand Dieu était avec nos paroles, quelque chose comme une flamme jaillissait de cette eau froide, entraînant les cœurs froids des hommes aux œuvres de la miséricorde par l’espoir de la récompense céleste ?»
Cette flamme qui jaillit d’un verre d’eau froide me semble un beau symbole du sublime chrétien, de ce sermo humilis qui enseigne les profondeurs de la foi aux simples, qui nous dépeint Dieu vivant et mourant, vil et méprisé lui-même, parmi des hommes de basse condition, et qui ne dédaigne pas, pour soulever les grands mouvements de l’âme, de choisir ses images parmi les objets d’usage quotidien. Le sermo humilissermo humilis (qui reste humble même s’il est figuré) est intimement lié aux origines et à la doctrine du christianisme, mais ce n’est que le grand cœur de saint Augustin, où se rencontraient et se heurtaient parfois le monde antique et la foi chrétienne, qui en devint conscient. Peut-être n’est-ce pas trop de dire qu’il a donné le sermo humilis à l’Europe, et que, dans ce domaine comme dans tant d’autres, il a fondé la culture médiévale en jetant les assises de ce réalisme tragique, de ce mélange des styles qui, il est vrai, ne s’est développé pleinement que bien longtemps après lui. Le réalisme populaire de l’art et de la littérature fleurit depuis le XIIe siècle ; et ce n’est qu’à cette même époque qu’on retrouve, profondément sentie et parfois merveilleusement exprimée, la grande antithèse chrétienne du sublime et de l’humble.6 Mais parmi les plus beaux fruits du cœur humain il en est qui mûrissent lentement.