Читать книгу Le marquis de Loc-Ronan - Ernest Capendu - Страница 18

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—Qu'y a-t-il encore?

—Un papier que je dois vous remettre.

Keinec ôta sa veste, déchira la doublure et en retira une feuille de parchemin. Boishardy avança vivement la main pour la prendre; il l'ouvrit et la parcourut avec une attention extrême. C'était une sorte de feuille d'appel disposée d'une façon bizarre. Sur une première colonne, on lisait des noms; sur une seconde, la désignation exacte et détaillée de la position politique et financière de chacun des individus désignés; enfin suivaient les indications nombreuses relatives à la demeure, au pays, à la ville ou au village habités par chacun d'eux. Puis, devant tous les noms sans exception, on voyait, tracée à l'encre rouge, une des lettres: S.—R.—T.

—Qu'est-ce que cela? fit Marcof en se penchant en avant.

—Les noms de ceux qui, depuis Brest jusqu'à La Roche-Bernard, en suivant le littoral, s'obstinent à ne vouloir pas prendre les armes.

—Et que veulent dire ces lettres?

—S.—R.—T.?

—Oui.

—Surveiller, Rançonner, Tuer.

—Je comprends.

—Je vais faire copier cette liste et expédier des doubles à tous nos amis du pays de Vannes. Avant trois fois vingt-quatre heures, chaque individu désigné sera traité en conséquence.

—Est-ce que de pareilles mesures ont déjà été prises?

—Oui.

—Avec succès?

—Certes.

Marcof fit un geste d'étonnement.

—Désapprouvez-vous cette façon d'agir? demanda Boishardy.

—Non, répondit le marin; mais je suis surpris que l'on fasse ainsi marcher des hommes et qu'ils se rallient à ceux qui les menacent ou qui frappent.

—Que voulez-vous? le résultat est contre vous.

—C'est possible; mais je n'aurais pas confiance en mes troupes si je commandais à de pareils soldats.

—Bah! après deux ou trois rencontres avec les bleus, ils se battent aussi bien que les autres. Et puis, d'ailleurs, nous allons en avant. Pouvons-nous risquer de laisser des traîtres derrière nous?

—C'est juste.

—Donc, le temps d'expédier une demi-douzaine de nos courriers féminins, et je suis à vous pour ce qui nous est personnel.

Boishardy se plaça devant la table et prit des papiers.

—Mais, fit observer Marcof, pouvez-vous bien vous absenter huit jours? Le placis se passera-t-il de vous?

—Sans aucun doute.

—Votre absence, cependant, peut nuire à la sécurité générale.

—Elle sera ignorée, répondit Boishrdy à voix basse en désignant Keinec.

—Ne craignez pas de parler devant lui. Je réponds de Keinec, dit Marcof à voix basse. D'ailleurs, puisque vous voulez venir avec moi, il est bon je pense, que quelqu'un ici connaisse l'endroit où nous sommes.

—Cela est vrai. Vous avez raison. Il faut que l'on sache où nous trouver, ou du moins où nous serons allés tous deux.

—Autant Keinec qu'un autre pour lui confier ce secret.

—Mieux qu'un autre, même, répondit Boishardy.

Puis s'adressant au jeune homme.

—Écoute, continua-t-il, je vais mettre notre existence à tous deux entre tes mains. Un seul mot de toi pourra nous perdre si ce mot est entendu d'un bleu ou d'un traître. Marcof et moi nous partirons cette nuit pour Nantes. Pour tous nos gars, à l'exception de Fleur-de-Chêne, il faut que nous soyons allés près de La Rochejacquelein. Tu comprends?

—Parfaitement, répondit l'amoureux d'Yvonne.

—Songe que la moindre indiscrétion peut nous perdre; si, en mon absence, on attaquait le placis, tu dirais à nos hommes de tenir ferme et que tu vas me prévenir, que tels sont mes ordres. Alors tu courrais près de Cormatin et tu lui annoncerais à lui seul notre absence, en l'invitant à venir prendre le commandement du placis. Il viendrait. Je donnerai des instructions semblables à Fleur-de-Chêne, afin qu'en cas de malheur l'un de vous puisse agir. Et maintenant, comme nous allons à Nantes, comme nous nous risquons dans l'antre de Carrier, il est fort possible que nous n'en revenions pas. Si dans dix jours tu ne nous avais pas revus, tu irais trouver M. de La Rochejacquelein et tu lui remettrais le papier cacheté que je laisserai dans le tiroir de cette table. A défaut de La Rochejacquelein, tu t'adresserais à Stofflet. Tu entends bien, n'est-ce pas?

—Oui, commandant.

—Nous pouvons nous fier à toi?

—Eh bien! non, dit résolument Keinec.

—Comment! s'écria Boishardy stupéfait, tandis que Marcof faisait un geste d'étonnement.

—Je dis qu'il vous faut prendre un autre confident, fit le jeune homme d'un ton ferme.

—Pourquoi?

—Je vais vous le dire, commandant.

Et Keinec s'approcha solennellement des deux hommes.

—Vous venez de me confier que vous alliez à Nantes? dit le jeune homme d'un ton respectueux mais parfaitement ferme et déterminé.

—Oui, mon gars, répondit Boishardy en regardant avec étonnement son interlocuteur.

—Avec Marcof?

—Oui encore.

—J'irai avec vous.

—Toi!

—Sans doute. Vous allez dans la caverne de Carrier, comme vous le dites vous-même. Il y a dix-neuf chances sur vingt pour que vous vous laissiez emporter par votre indignation, et que vous soyez menacés. Un bras de plus aide toujours. Acceptez le mien.

Boishardy regarda Marcof. Keinec surprit ce coup d'œil, et saisissant la main du marin:

—Marcof, lui dit-il, tu sais si je te suis dévoué, si je t'aime, si je te suis fidèle? Eh bien! tu vas à Nantes accomplir quelque grand acte de courage, quelque sublime œuvre de dévouement, j'en suis sûr. Je ne le sais pas, mais je le devine. D'ailleurs, je ne demande pas ton secret; garde-le. Que m'importe? Ne me dis rien; seulement ne repousse pas ma prière. Laisse-moi t'accompagner! Sers-toi de moi comme le chef se sert du soldat, comme le maître se sert du chien. J'obéirai à tes moindres ordres, je te le jure, sans même essayer d'en soupçonner le but, si ce but est un secret que je doive ignorer. Mais tu vas risquer ta vie, je veux aller avec toi! Je le veux et je le ferai!

—Et si je te refusais, moi? fit Boishardy.

—Si je t'ordonnais de rester au placis? ajouta Marcof.

—Vous auriez tort, répondit Keinec d'un ton toujours respectueux, mais plus fermement résolu encore; car je suivrais vos pas malgré vous! Je désobéirais! Je vous ai toujours bien servi, monsieur de Boishardy. Je t'ai toujours regardé comme un chef, comme un père respecté, Marcof. Tu m'as vu à l'œuvre, et vous savez que vous pouvez compter tous deux sur mon entier dévouement; ne me repoussez pas, je vous le répète. Emmenez-moi avec vous, je vous en conjure. Laissez-moi combattre à vos côtés, triompher près de vous ou mourir avec vous. Avant de servir la cause du roi, je veux servir la tienne, Marcof. C'est mon droit, et vous ne pouvez le méconnaître. D'ailleurs, je n'ai jamais rien demandé pour les services que j'ai pu rendre jusqu'ici. Pour prix de mon sang prodigieusement versé, je n'exige rien que la faveur de vous suivre. C'est la première et la seule grâce que j'aie sollicitée. Encore une fois, je vous en conjure, je vous en supplie, accordez-la-moi.

Keinec s'arrêta. En parlant ainsi, il s'était avancé encore, et fléchissait le genou devant les deux chefs. Son regard, plus éloquent que ses paroles, adressait une muette prière et dénotait l'émotion qui s'était emparée de son cœur. On sentait que le jeune homme, profondément impressionné, exprimait simplement ce qu'éprouvait son âme. Puis à côté de cette simplicité de langage se devinait une résolution de fer que l'on aurait pu briser peut-être, mais qu'à coup sûr on n'aurait pas fait plier. Boishardy et Marcof se regardèrent de nouveau. Le premier fit un léger signe de tête. Marcof posa le main sur l'épaule de Keinec.

—Sois prêt cette nuit à trois heures; nous partirons ensemble, lui dit-il enfin.

—Merci! s'écria le jeune homme.

Et Keinec, réunissant dans les siennes les mains des deux hommes, les porta chaleureusement à ses lèvres. Puis, relevant la tête avec fierté, il salua et sortit.

—Si j'avais dix mille gars semblables à celui-ci, s'écria Boishardy lorsque le jeune homme se fut retiré, j'accomplirais ce que Cathelineau n'a pu faire avec soixante mille et nous marcherions sur Nantes bannière au vent.

—Je crois qu'à nous trois nous ferons bien des choses, répondit Marcof.

—Je le crois aussi.

—Maintenant, reprit le marin, maintenant, mon cher Boishardy, que tout est convenu entre nous et que vous allez risquer votre vie pour sauver celle du marquis de Loc-Ronan, il faut que vous connaissiez un secret que je vais vous confier.

—Pourquoi?

—Parce que, si Philippe vient à être massacré, si je suis tué aussi, il faut qu'après nous il existe une main pour châtier les coupables. Cette main sera la vôtre, et jamais une main plus loyale n'aura accompli un acte de justice. Je vais vous confier la vie entière de Philippe, et je n'ajouterai même pas que je m'adresse à votre honneur.

Marcof prit une liasse de papiers qu'il avait déposée près de ses armes en entrant dans la pièce. C'étaient les manuscrits qu'il avait trouvés dans l'armoire de fer du château de Loc-Ronan. Marcof le Malouin les déposa sur la table devant Boishardy.

—Lisez cela, dit-il, je vous raconterai le reste ensuite.

Et le marin, laissant son compagnon qui déjà feuilletait les papiers avec une curiosité ardente, sortit à pas lents de la cabane, et se dirigea vers le côté opposé du placis. Fleur-de-Chêne était près de l'autel improvisé. Marcof l'appela.

—Où est Jahoua? lui demanda-t-il.

—Dans la cabane de Mariic, là sur la droite, répondit le chouan en désignant du doigt la petite maisonnette dans laquelle venait de pénétrer Keinec.

Marcof en gagna l'entrée et en franchit le seuil. Il trouva les deux jeunes gens ensemble, et causant tous deux les mains dans les mains, comme deux frères.

—Je vais à Nantes, disait Keinec au fermier; je vais à Nantes, et Nantes est la seule ville de Bretagne dans laquelle nous n'ayons pas encore pénétré.

—Tu espères donc toujours? répondit Jahoua.

—Dieu est bon, et sa puissance est infinie!

—Bien parlé, mon gars! dit Marcof en entrant.

Et, approchant un siège du lit du malade, il s'assit à son chevet.

Le marquis de Loc-Ronan

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