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LA COMPAGNIE MARAT

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Table des matières

La maison dont Carrier avait fait choix pour y transporter ses dieux lares et qu'il avait fait arranger pour son usage personnel était située dans cette partie de la ville que l'on nomme Richebourg. C'était une habitation d'assez belle apparence, qui semblait tenir à la fois d'une résidence de ministre et d'un corps de garde de sans-culottes.

Un poste était établi au rez-de-chaussée. Deux sentinelles gardaient l'entrée de la maison. D'autres soldats, si ce n'est pas déshonorer ce nom que de le donner à de pareils êtres, fumaient, buvaient ou chantaient: les uns assis sur des bancs, les autres couchés sur les lits de camp du poste. Ces hommes faisaient partie de la compagnie Marat, dont le chef était Carrier, et le lieutenant, Pinard.

Fondée par Carrier et organisée par Pinard, Grandmaison, Goullin, Bachelier et Chaux, cette compagnie était digne de son chef suprême et de ses principaux officiers. Ainsi Chaux, ancien négociant, connu par cinq ou six banqueroutes, avait fait incarcérer tous ses créanciers sous prétexte de royalisme et de modérantisme; Bachelier, notaire infidèle que la Révolution avait seule sauvé des galères; Goullin, dont le moindre des crimes avait été de faire mourir en prison le bienfaiteur qui l'avait recueilli tout enfant, et lui avait servi de père; Grandmaison, accusé jadis de deux assassinats, et qui n'avait dû la vie qu'à des lettres de grâce sollicitées près du roi par quelques nobles qu'il avait su attendrir, et qu'il fit guillotiner plus tard.

La mission de la compagnie Marat était, suivant l'expression consacrée par ses membres, de fouiller les gros négociants. Le jour où Carrier l'avait organisée, il avait adressé l'allocution suivante à la réunion Vincent la Montagne:

«Vous, mes bons sans-culottes, qui êtes dans l'indigence, tandis que d'autres sont dans l'abondance, ne savez-vous pas que ce que possèdent les gros négociants vous appartient? Il est temps que vous jouissiez à votre tour. Faites-moi des dénonciations. Le témoignage de deux bons sans-culottes me suffira pour faire rouler les têtes; car la parole d'un vrai patriote vaut mieux que la vie de cent aristocrates!»

Puis, le même jour, le proconsul décrétait «l'arrestation de tous les gens riches et de tous les gens d'esprit». Décret d'une absurdité telle, qu'aujourd'hui l'on a peine à y ajouter foi, mais qui existe intact dans les archives de Nantes.

C'était comme on voit, d'une part un moyen aussi nouveau qu'ingénieux de rélargir le cercle des accusations, et de l'autre, une facilité grande pour les excellents patriotes de la noble compagnie de plumer les bourgeois sans s'inquiéter de leurs cris. Aussi les sans-culottes ne s'en firent pas faute. Ils emplissaient à la fois les prisons et leurs poches, quitte à faire vider les premières par les cabaretiers et les filles prostituées.

En agissant ainsi, Carrier n'avait eu d'autre but que de se concilier les bonnes grâces des sans-culottes et de se les rendre dévoués, but qu'il atteignit promptement.

La compagnie Marat montait seule la garde dans la maison du proconsul, à la porte de laquelle nous venons de conduire le lecteur. De nombreuses sentinelles veillaient nuit et jour à ce poste d'honneur. Ces sentinelles et les autres sans-culottes portaient le costume peu élégant de l'époque: le pantalon rayé, blanc et bleu, la carmagnole brune, la ceinture rouge à laquelle pendait un briquet d'infanterie, et le bonnet phrygien orné de la cocarde tricolore. A la place de cette cocarde, quelques-uns portaient, attachées à leur coiffure, des oreilles de femmes fraîchement détachées, et d'où tombaient encore des gouttelettes sanglantes.

Au moment où nous arrivons devant le corps de garde de la compagnie Marat, un homme, débouchant d'une rue voisine, se dirigeait rapidement vers la maison du proconsul. Le nouveau venu était un personnage de quarante à quarante-cinq ans, haut de taille et fort maigre. Son front bas, ses yeux gris, son nez crochu, ses lèvres minces et presque imperceptibles, dénotaient, s'il faut en croire le système de Lavater, un caractère faux, des instincts rapaces, et une lâcheté méchante; tandis que ses dents de devant, croisées les unes sur les autres, étaient, toujours suivant le même système, un indice terrible et effrayant de férocité. Il portait à peu près le même costume que les satellites de la compagnie Marat. Ses mains étaient étrangement mutilées. Par suite probablement d'un accident, ses deux pouces étaient rongés, et la peau de la partie intérieure s'appuyait sur l'os dénudé et dénué de la moindre épaisseur de chair. Cet homme était le fameux Pinard, l'ami de Carrier, le lieutenant de la compagnie Marat.

—Salut et fraternité, citoyen! lui cria une sorte d'Hercule à face patibulaire en lui tendant cordialement la main.

—Bonjour, Brutus! répondit Pinard.

—D'où viens-tu?

—De l'entrepôt.

—Les brigands y foisonnent toujours, n'est-ce pas?

—Dame! on manque de temps pour les expédier, et cet aristocrate de Gonchon, le président de la commission militaire, veut se donner des airs de les entendre tous avant de les condamner! Comme si ces brigands-là n'étaient pas tous coupables. Aussi je viens de l'avertir qu'il y passerait bientôt lui-même, s'il ne se dépêchait un peu plus.

—Ça ne va pas! interrompit un sans-culotte; on n'en a guillotiné que vingt-trois ce matin.

—Aussi j'ai une idée, mes Romains, répondit Pinard; une idée toute neuve, et qui vous ira un peu proprement, j'imagine.

—Laquelle? demanda-t-on de toutes parts en entourant l'ami de Carrier.

—Je vais vous conter cela.

Pinard se recueillit quelques instants.

—Tu disais, Cincinnatus, reprit-il en s'adressant à l'un de ses auditeurs, que l'on n'avait guillotiné que vingt-trois aristocrates ce matin?...

—Oui, répondit le sans-culotte.

—Eh bien! Gonchon prétend qu'en se dépêchant il ne peut en juger que trente-cinq par jour.

—Gonchon est un modéré! s'écria une voix.

—Un suspect! dit un autre.

—C'est mon avis, continua Pinard, attendu que cinq minutes suffisent pour condamner. Or, à cinq minutes par aristocrate, ça en ferait douze par heure, et à juger seulement cinq heures par jour, ça en ferait déjà soixante.

—C'est évident! dit Brutus.

—Soixante par jour, ça n'en ferait jamais que dix-huit cents par mois, fit observer Cincinnatus.

—Et nous en avons déjà trois mille dans les prisons, sans compter ceux que l'on amène tous les jours, répondit Pinard.

—Alors, faut trouver un moyen.

—Sans cela nous serions pourris d'aristocrates.

—Faut les brûler en masse!

—Faites sauter les prisons avec eux!

—Faites marcher le rasoir national jour et nuit!

—Très bien, mes Romains, interrompit Pinard; vous avez tous d'assez bonnes idées, mais je crois en avoir trouvé une meilleure.

—Qu'est-ce que c'est?

—Parle vite!

—Raconte-nous cela!

—La parole est à Pinard.

Et les sans-culottes, se pressant davantage, contraignirent le lieutenant de Carrier à monter sur un banc pour être à même d'être mieux entendu de tous. Pinard jeta autour de lui un regard de complaisance et commença:

—Mes braves sans-culottes, vous allez me comprendre en deux mots. Vous connaissez tous la place du département, qui est située à l'autre extrémité de la ville?

—Oui! cria-t-on de toutes parts.

—Eh bien! je propose que l'on y conduise tous les soirs quelques centaines d'aristocrates; qu'on les range en ligne: que l'on établisse une batterie d'artillerie en face d'eux, et que, pour s'entretenir la main, les vrais patriotes tirent dessus à mitraille. Ça vous va-t-il?

—Bravo! s'écrièrent les sans-culottes.

—A-t-il des idées, ce Pinard! disait l'un.

—En voilà un vrai républicain! ajoutait un autre.

—Un pur patriote!

—Dame! il était à Paris en septembre.

—Vive Pinard! hurla la bande.

—Mais, fit observer une voix, Gonchon n'aura pas le temps de les juger!

—On ne jugera pas! répondit Pinard.

—C'est vrai, ajouta Brutus; ça nous épargnera du temps.

—Alors, c'est bien convenu, bien entendu? demanda encore Pinard.

—Oui! oui! oui!

—Eh bien! qui est-ce qui veut venir avec moi porter la motion au citoyen Carrier?

—Moi! moi! moi! crièrent vingt bouches différentes.

—Vous êtes trop pressés, mes Romains. Il ne m'en faut que deux, et je désigne Brutus et Chaux.

Les deux sans-culottes désignés étaient ceux qui portaient à leurs bonnets des oreilles sanglantes. Pinard sauta à bas de son banc, et, au milieu d'un concert louangeux d'énergiques félicitations, il se dirigea vers la porte donnant accès dans l'intérieur de la maison. Chaux et Brutus le suivirent.

La demeure de Carrier était gardée soigneusement de toutes parts. On n'y pénétrait jamais, même les familiers les plus connus, sans un mot de passe, changé chaque jour. L'exemple de Marat, assassiné le 14 juillet précédent, était toujours devant les yeux du proconsul. Il redoutait les vengeances particulières qu'auraient pu exercer sur lui les parents de ses victimes. Aussi se faisait-il garder à vue. Néanmoins, Pinard et ses deux amis pénétrèrent facilement dans la maison, car tous trois avaient le mot d'ordre. Arrivés au premier étage, un factionnaire les empêcha de passer.

—Est-ce que le citoyen n'est pas dans son cabinet? demanda Pinard.

—Si fait.

—Alors je vais lui parler.

—Pas maintenant. Il est en conférence, et il m'a donné l'ordre d'empêcher d'entrer.

—Alors nous allons attendre dans le salon.

—Tu en as le droit, d'autant que ça ne sera pas long.

Pinard, Chaux et Brutus poussèrent une porte à deux battants et entrèrent dans une vaste pièce parfaitement meublée et garnie de sièges en bois doré, recouverts d'étoffes de soie. Ils allumèrent leurs pipes au brasier qui brûlait dans la cheminée, et, s'enfonçant chacun dans un moelleux fauteuil, ils se mirent en devoir de passer en causant le temps de l'attente. Le contraste qu'offraient ces hommes aux costumes hideux, tout maculés de taches de sang, et ce mobilier superbe, était quelque chose d'impossible à décrire. De temps en temps on entendait à travers l'épaisseur de la muraille un bruit de voix confus arriver jusqu'au salon. Ce bruit de voix partait du cabinet du proconsul.

—Le citoyen a l'air de se fâcher, dit Brutus en lâchant une énorme bouffée de fumée.

—Peut-être bien qu'il se dispute avec sa femme, répondit Pinard.

—Ou qu'il s'amuse avec la citoyenne Angélique Carron, ajouta Chaux en riant.

—Et comment Angélique vit-elle avec sa nouvelle compagne? demanda Pinard.

—Laquelle?

—Ah! c'est vrai, ce Carrier est pire qu'un Turc. Il en change tous les jours.

—Dame! il a les prisons à sa disposition. Il fouille là dedans et prend ce qui lui plaît.

—Avec ça que vous vous en privez, vous autres de la compagnie Marat!

—Tiens! est-ce que les femmes d'aristocrates ne sont pas bien faites pour nous amuser?

—Et sont-elles assez bêtes! dit Brutus en riant d'un gros rire; on leur promet la liberté, ou celle de leur frère, de leur père; elles croient cela, et elles sont douces comme des agneaux!

—Et les religieuses de la Miséricorde qu'on nous a amenées dernièrement! Il y en avait deux qui étaient jolies comme des amours.

—Oui; elles plaisaient assez à Grandmaison.

—C'est donc cela qu'il les a fait sortir des prisons pendant deux jours?

—Tiens! il a eu un peu raison.

—Ça devait être ennuyeux! elles étaient devenues folles toutes les deux[3]!

—Imbécile! qu'est-ce que cela fait?

—A propos, Pinard! fit Chaux en se tournant vers le sans-culotte; j'ai visité les registres, et j'ai vu le nom d'un ci-devant domestique d'aristocrate que j'ai connu autrefois, et qui est incarcéré depuis plus de deux mois.

—Eh bien?

—On lui fait donc des passe-droit à ce gaillard-là? Il devrait être expédié depuis longtemps.

—Comment le nommes-tu?

—Jocelyn.

—Ah! oui, l'ancien valet du ci-devant marquis de Loc-Ronan.

—Tu le connais aussi?

—Je l'ai vu en Bretagne autrefois.

—C'est un aristocrate comme son ci-devant maître.

—Je le sais bien. Mais Carrier m'a donné l'ordre positif de ne pas le faire passer avec les autres, ainsi que son compagnon, un autre aristocrate aussi!

—Tu les a vus?

—Non! je sais qu'ils sont incarcérés, voilà tout.

—J'ai été visiter les prisons avant-hier, dit Brutus, et je me suis trouvé avec les gens dont vous parlez. Eh bien! je parierais que ce compagnon du valet est un ancien maître, un ci-devant, un chien d'aristocrate qui se cache sous un faux nom.

—Tu crois?

—J'en réponds.

—J'irai voir cela, répondit Pinard.

—Mais pourquoi Carrier veut-il qu'on garde ces deux brigands-là?

—Je n'en sais rien; c'est un ordre positif, voilà tout: mais j'éclaircirai la chose. En attendant, que Carrier adopte mon projet, et nous serons libres de faire filer dans la masse qui bon nous semblera.

—Ça me va un peu! s'écria Chaux en se frottant les mains, tous mes aristocrates de créanciers y passeront.

—Et tu seras libéré?...

—Sans que ça me coûte rien, au contraire!

Le marquis de Loc-Ronan

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