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NANTES

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Il en est du sort des villes comme de celui des hommes. Pour celles-ci comme pour ceux-là le destin se montre clément ou cruel; envers les unes comme envers les autres, il est favorable ou néfaste, les conduisant de la naissance à la mort, de l'érection à la ruine, soit par une route dorée, toute parsemée de joies et de bonheur, soit par un chemin escarpé et difficile, constamment bordé de ronces et de précipices.

De même que certains hommes, nés sous une heureuse étoile, voient les obstacles s'aplanir sous leurs pas et arrivent à la prospérité suprême en compagnie de la santé, de la beauté et de la richesse, de même certaines cités, toujours florissantes, profitent des événements heureux, des circonstances favorables; et jolies, riantes, situées pittoresquement, bien solides sur leurs fondations, atteignent un renom illustre qui fait accourir dans leur sein les populations étrangères.

Pour d'autres, le contraire existe. Que de villes pauvres, malingres, rachitiques, deshéritées de la nature et du hasard! Combien d'autres voient leur avenir constamment assombri, leur prospérité d'un jour devenir misère, les calamités sans nombre s'abattre sur elles!

Parmi ces dernières, ces villes martyres, il en est peu en France qui aient subi des vicissitudes aussi nombreuses que la vieille capitale de la Bretagne.

Nantes était née non seulement viable, mais encore vigoureusement constituée. Son enfance fut belle, et elle atteignit l'adolescence sous les auspices les plus brillants. Puis tout à coup l'enfant bien portant devint débile: la guerre, le partage, l'incendie, ces terribles maladies des villes, rendirent sa jeunesse sombre et triste. L'âge mûr la vit puissante, vivace, supportant résolument les terribles secousses des fléaux qui fondirent sur elle; souffrante un jour, convalescente le lendemain, en pleine santé la semaine suivante, il fallut l'épidémie révolutionnaire pour lui porter un coup dont elle ne put se relever. Vieille, maintenant, elle subit le sort ordinaire, et se voit abandonnée pour de plus jeunes; mais comme ces femmes aimables sur le retour, qui savent encore attirer près d'elles un cercle d'amis fidèles et de jeunes gens intelligents, Nantes ne sait pas et ne saura jamais ce que c'est que la triste solitude.

L'époque de la fondation de Nantes est à peu près inconnue. Entrepôt des métaux de l'Armorique et de la Grande-Bretagne, sous la domination romaine, elle acquit rapidement une importance véritable. Longtemps subsista près de la porte Saint-Pierre un monument qui attesta cette prospérité: c'était une salle voûtée, longue de cinquante pieds, large de vingt-cinq, qui pouvait avoir été une bourse ou un tribunal de commerce.

Nantes florissait lorsque l'invasion des barbares vint sécher dans sa source cette prospérité radieuse. Rattachée à la Bretagne sous Clovis, ramenée sous le joug des Francs sous Clotaire, elle finit par recevoir le gouvernement d'un évêque, Félix, que Grégoire de Tours a chargé d'anathèmes, et que les Nantais révèrent encore. Félix commença cette série d'évêques qui devaient exercer longtemps dans la ville de la souveraineté temporelle. Homme intelligent et instruit, Félix fut le bienfaiteur du pays. L'Erdre se répandait en marais, il l'endigua. Nantes était à quelques lieues de la Loire, au confluent de l'Erdre et du Seil, il amena, par des travaux gigantesques, la Loire dans la ville même, de sorte que Nantes se trouva baignée désormais par trois cours d'eau, dont un grand fleuve.

«C'est votre génie, Félix, écrivait à l'évêque le poète Fortunat, lors du deuxième concile de Tours, c'est votre génie qui, leur donnant un meilleur cours, force les fleuves à couler dans un nouveau lit. O Félix! que vous devez être habile à diriger la mobilité des hommes, vous qui avez su soumettre à vos lois des torrents rapides!...»

En 568, Félix fit à Nantes la dédicace d'une cathédrale commencée par son prédécesseur Evhémère, à la place même où s'élève la cathédrale actuelle. La conversion des Saxons du Croisic inaugura la nouvelle maison de Dieu, «dont le vaisseau estoit si superbe en sa structure, dit le P. Albert, et si riche en ornemens et parures, qu'il ne s'en trouvoit pas de pareil en France.»

Comme on le voit, le clergé nantais était riche. Nantes reprenait toute sa prospérité première, et un miracle accompli à ses portes l'avait consacrée en lui donnant un rang distingué parmi les villes chrétiennes.

Un jour deux hommes se rendaient de compagnie au couvent de Vertou. Ces hommes étaient accompagnés d'un âne portant leurs bagages. L'un d'eux, nommé Martin, s'éloigna, recommandant à l'autre la garde de l'animal. Or, le compagnon, accablé de fatigue, s'endormit si bel et si bien, qu'il n'entendit pas, durant son sommeil, un ours gigantesque venir faire son déjeuner du pauvre âne, lequel dut cependant ne pas se laisser avaler sans essayer de pousser quelques plaintes. Mais, soit que le dormeur eût l'oreille dure, soit qu'il eût un sommeil semblable à celui de ce prince allemand qui ne se réveillait qu'au bruit d'une batterie d'artillerie tonnant à la porte de sa chambre, toujours fut-il qu'il n'ouvrit les yeux que pour voir l'ours s'en aller bien tranquillement faire sa digestion du côté du fleuve. Le malheureux, désespéré, ne savait que dire à son compagnon, lorsque Martin fut de retour. Heureusement l'ours avait respecté les bagages. Martin, sans plus s'embarrasser de la situation, appela l'ours, et lui commanda de porter les objets pesants qui gisaient sur le chemin. L'animal accourut, et se prêta de si bonne grâce à la circonstance, qu'il accompagna les deux amis, dont l'un tremblait de tous ses membres, jusqu'à la porte du couvent. Grandes furent la stupéfaction et l'admiration des moines qui, en voyant ce miracle, ne purent faire autrement que de reconnaître pour un saint l'homme qui possédait une telle puissance sur les bêtes féroces. Donc, Martin devint saint Martin, se vit fêté et vénéré dans la contrée, et transforma le couvent en abbaye.

Grâce à ses évêques, qui la gouvernaient sagement, à sa situation éminemment favorable qui faisait d'elle un des marchés où les Francs rencontraient les Bas-Bretons, Nantes voyait s'accroître de jour en jour sa richesse, son commerce et sa population. Mais on eût dit qu'il était écrit au livre du Destin que la prospérité de la ville, ayant acquis une certaine limite, ne devait jamais la franchir, et que la ruine l'atteindrait de période en période.

En comparant la vie de Nantes et la vie humaine, j'ai dit que sa jeunesse avait été maladive. Le première épidémie qui fondit sur elle et faillit la tuer, fut l'invasion des barbares. La seconde, qui la mit encore à deux doigts de sa perte, fut celle des Northmans. Un prétendant au comté de Nantes, nommé Lambert, évincé par Charles le Chauve, appela ses pirates, qui marquent une époque de deuil dans l'histoire de presque toutes nos provinces du littoral de l'Ouest. Trois fois les Northmans ravagèrent et saccagèrent la ville au temps de Nomenoë et d'Erispoë, rois de Bretagne, qui essayèrent en vain de les combattre. Salomon fit la paix avec eux et les laissa libres d'agir: si bien que ces sauvages, après avoir égorgé l'évêque Gohard et son clergé au pied des autels, chassèrent les habitants qui s'enfuirent.

Pendant l'espace de trente années consécutives, la ville ne fut plus qu'un vaste et triste désert. Enfin le comte Alain Barbe-Torte résolut de mettre un terme à ces cruelles invasions. Rassemblant une armée imposante, il courut sus aux pirates qu'il rencontra dans la «prée d'Aniane» (aujourd'hui quartier Sainte-Catherine).

Avant la bataille, les soldats du comte, privés d'eau depuis plusieurs heures, mouraient de soif. Alain invoqua la Vierge, et une fontaine jaillit, qui fut nommée la fontaine de Notre-Dame.

Ce miracle, en portant l'épouvante dans le cœur des Northmans, augmenta l'ardeur de leurs ennemis, qui les massacrèrent impitoyablement. Alain voulut alors rentrer dans Nantes; mais telle avait été la calamité qui avait causé l'abandon de la ville, et telles en étaient les funestes conséquences que, pour aller rendre grâces à Dieu dans la superbe basilique érigée par Félix, il lui fallut de son sabre se frayer un passage à travers les ronces et les broussailles qui avaient poussé sur les ruines. Cependant, avec Alain, la vie rentra dans le cadavre: le cœur de la cité palpita, ses principales artères reprirent quelque animation, la population circula de nouveau, le commerce revint, et, grâce au comte médecin, la santé reprit rapidement force et vigueur, bien que durant le Xe, le XIe siècle et une partie du XIIe, des indispositions fréquentes entravassent la marche du rétablissement complet.

Ces indispositions nombreuses furent causées d'abord par Conan le Tors, duc de Bretagne, qui s'empara violemment de la ville. Foulques d'Anjou la délivra et battit le duc à Conquereul en 992. Puis, annexée au trône ducal en 1084, ce fut la révolte contre ses ducs qui vint encore la désoler par de continuelles dissensions intestines.

En dépit de ces guerres incessantes, de ces perpétuels déchirements, la ville, grâce à sa forte constitution, continuait sa marche ascendante vers le bien-être lorsqu'une rechute épouvantable vint la terrasser en 1118. A cette époque un incendie terrible la consuma, à ce point qu'il ne resta debout qu'un ou deux édifices. Pour la seconde fois, il fallut la rebâtir en entier. De là vient qu'aujourd'hui, à dix pieds au-dessous du pavé de la nouvelle ville, on retrouve la chaussée de l'ancienne.

On voit que le destin se montrait cruel envers la malheureuse cité. Enfin, après l'assassinat d'Arthur en 1202, Nantes passa sous le protectorat de Philippe-Auguste, quoique demeurant toujours annexée au duché de Bretagne, et vit recommencer une troisième ère de prospérité.

Alain Barbe-Torte avait jadis divisé la ville en trois parts: il en prit une, il avait donné la seconde aux seigneurs ses compagnons, et remis la troisième à l'évêque. Ce mode de partage, qui se maintint longtemps après la mort du destructeur des Northmans, fut une source de discordes. L'évêque, en souvenir de ses prédécesseurs qui avaient été maîtres absolus, se montra toujours jaloux de ses droits. Ses hommes ne prêtaient serment au duc que sous cette réserve: «Sauf la fidélité que nous devons à l'évêque.» Le tiers des revenus bruts de la ville revenait au prélat, qui percevait rigoureusement et régulièrement ses droits de «tierçage» et de «pasts nuptial». En temps de guerre, son armée, sous la bannière épiscopale, marchait distincte de l'armée ducale. De plus l'évêque prétendait à une juridiction tout à fait indépendante de celle du duc, et on le voit même, dans un acte du XIIIe siècle, affirmer que son église est un fief plus noble que comté ou baronnie, et ne relève ni de duc, ni de prince, mais du pape seul. Enfin, lorsqu'il entrait dans la ville de Nantes, les quatre plus puissants seigneurs du comté, les barons de Chateaubriand, d'Ancenis, de Retz et de Pontchâteau, étaient tenus, par une ancienne coutume, de le porter sur leurs épaules depuis le parvis de la cathédrale jusqu'au maître-autel. On vit un duc de Bretagne lui-même, Jean IV, comme baron de Retz et de Chateaubriand, placer sa noble épaule sous la chaise épiscopale.

Cependant, par suite de concessions mutuelles, les Nantais se soudèrent de plus en plus aux Bretons bretonnants, et si la ville ne marqua pas d'une manière prononcée dans les guerres de parti dont la Bretagne fut le théâtre au XIVe siècle, elle se déclara pourtant avec énergie contre le roi Charles V, et, obligée d'ouvrir ses portes à Duguesclin, elle saisit la première occasion de revenir au duc.

Jean V, reconnaissant, y établit sa résidence et en fit la capitale du duché. Profitant de tous les avantages attachés à ce nouveau titre, Nantes, plus forte, plus vivante et plus belle que jamais, traversa assez tranquillement la longue période qui aboutit à l'abolition du duché de Bretagne par le mariage de la duchesse Anne avec Charles VIII. Dès lors elle devint française; mais on conçoit l'attachement que les Bretons conservèrent pour leurs souverains nationaux, lorsqu'on remarque que l'époque d'abolition du duché fut précisément la plus brillante de la Bretagne indépendante.

François II avait établi une université à Nantes; il avait achevé, en 1480, ce beau château fondé en 938 par Alain Barbe-Torte, et qui, plus tard, fit dire à Henri IV: «Ventre-saint-gris! les ducs de Bretagne n'étaient pas de petits compagnons.»

Des traités de commerce passés avec l'Angleterre, l'Espagne et les puissances du Nord, assuraient la tranquillité de la marine. Alors aussi florissait le poète nantais Meschinot, dont Marot prisait fort les vers, et Michel Colomb, l'habile sculpteur, qui devait élever le tombeau du dernier duc.

Nantes était si riche, qu'elle avait pu envoyer à Charles VIII deux navires de mille tonneaux chacun, et néanmoins, devenue française, elle devait voir encore sa prospérité augmenter.

A chaque visite royale, la ville se livrait, par ostentation, à des prodigalités immenses qui dénotaient sa richesse. C'étaient des seize mille litres de vin, des dix mille livres de confitures, des joutes sur l'eau, des processions, des fêtes de toutes sortes organisées rapidement ou luxueusement, et qui augmentaient sa réputation par toute la France.

Sagement administrée, elle vit s'écouler, sans en souffrir, la pénible époque des guerres religieuses, respectant humainement les cultes divers en dépit de l'un de ses évêques, Antoine de Créquy, qui voulait massacrer les protestants. A la Saint-Barthélemy, elle refusa énergiquement et héroïquement de prendre part aux horreurs commises. On lit encore aujourd'hui dans le livre de ses délibérations: «Rassemblés dans la maison commune, le 3 septembre 1572, le maire de Nantes, les échevins et suppôts de la ville, les juges consuls, firent le serment de maintenir celui précédemment fait de ne point contrevenir à l'édit de pacification rendu en faveur des calvinistes, et firent défense aux habitants de se porter à aucun excès contre eux.»

Peut-être fut-ce cette déclaration, plus encore que sa révolte ouverte en faveur du duc de Mercœur, qui amena dans ses murs le Béarnais triomphant pour y rendre ce fameux édit par lequel la tolérance religieuse aurait dû devenir une loi de l'État, et qui, commenté, interprété, violé et rétabli tour à tour, fut la source de tant de maux et de tant de crimes.

Louis XIII vint trois fois à Nantes; la dernière, en 1626: Richelieu l'accompagnait et fit tomber, au pied du vieux château du Bouffay, la tête illustre d'Henri de Talleyrand, comte de Chalais, qui ne se détacha complètement du corps qu'au trente-cinquième coup de hache!

Ce château du Bouffay ne devait pas manquer de prisonniers fameux: le cardinal de Retz, Fouquet, du Couédic, de Pontcallec, de Talhouët, de Montlouis, y furent incarcérés, les quatre derniers pour n'en sortir que le 18 juin 1720, jour de leur exécution, à l'endroit même où Chalais était tombé.

Pendant le cours du XVIIIe siècle, Nantes atteignit l'apogée de sa splendeur. Calme et heureuse après la conspiration Cellamare, elle étendit son commerce avec une prodigieuse activité. Ses nombreux vaisseaux sillonnaient les mers, ses armateurs la transformaient en une ville coquette, élégante, spacieuse et admirablement construite.

Mais cette fois encore, comme les fois précédentes, Nantes, arrivée au sommet de la colline de la fortune qu'elle avait gravie si péniblement, devait être subitement précipitée de l'autre côté dans un effrayant abîme. Sa plus douloureuse maladie allait encore lui ravir ses forces et sa puissance. Cette maladie, ce fléau, s'appela Jean-Baptiste Carrier.

La Révolution éclata; la guerre de Vendée survint. Nantes, qui avait donné tête baissée dans les idées nouvelles, tenait pour la République. Les Vendéens résolurent de s'en emparer. Onze mille hommes défendirent la ville contre les cent mille soldats de Cathelineau.

—Périr et assurer le triomphe de la liberté plutôt que de se rendre! disait le maire Baco, soutenu par le vaillant général Canclaux. Soyons tous sous les armes, et décrétons la peine de mort contre quiconque parlera de capituler!

L'héroïque magistrat municipal fut blessé, mais Cathelineau fut tué, et Nantes fut sauvée. Pour la récompenser de cette belle défense, de ce sublime exemple donné aux autres villes républicaines, la Convention ne trouva rien de mieux à faire que de lui envoyer Carrier.

Le jour même où Marcof confiait à Boishardy les secrets du marquis de Loc-Ronan, l'envoyé extraordinaire de la Convention nationale était à Nantes depuis deux mois accomplis. La pauvre ville avait senti la griffe de ce tigre s'enfoncer dans ses flancs décharnés et amaigris par la souffrance. Le siége qu'elle avait soutenu l'avait déjà cruellement éprouvée. Ses faubourgs, incendiés et détruits, n'offraient plus que l'aspect désolé de vastes ruines, et les bras, l'argent, le courage, manquaient également pour les relever. Les quelques maisons qui y restaient debout chancelaient sur leurs murs noircis, crevassés par les boulets et lézardés par les balles et la mitraille. Les habitants, épouvantés, s'étaient réfugiés dans l'intérieur de la ville. La solitude rendait plus affreux encore ce triste et navrant spectacle de la dévastation.

La ville proprement dite avait un peu moins souffert. Deux quartiers entre autres étaient demeurés à l'abri des boulets: celui de l'île Feydeau d'abord, puis celui fondé en 1785 par le capitaliste Graslin, qui lui avait donné son nom. Le Bouffay, les quais et le port n'avaient pas eu non plus beaucoup à souffrir; et cependant l'aspect de la ville était plus sombre encore et plus désolé que celui des faubourgs. Nulle part on ne voyait plus ce mouvement, ce bruit, cette activité, qui décèlent la cité commerçante. Les rues étaient désertes, les quais mornes et silencieux. Au Bouffay seul il y avait de l'animation. C'est que sur la grande place des exécutions se dressait l'échafaud surmontant une cuve couverte d'un prélat rougeâtre.

Le prélat est un grand carré de toile goudronnée. C'était un perfectionnement dû aux nombreuses réclamations des boutiquiers voisins, dont les magasins étaient inondés de sang par suite des exécutions journalières. Autour de la guillotine, on voyait des quantités de bancs, de tabourets et de chaises. D'intelligents spéculateurs les louaient aux chauds patriotes pour les mettre à même de mieux contempler l'horrible spectacle.

Partout la stupeur et l'épouvante régnaient en maîtresses absolues. En pénétrant dans cette pauvre ville, ensanglantée jour et nuit par des crimes auxquels l'imagination se refuse à croire, on eût dit contempler l'une de ces cités du moyen âge, agonisant sous la peste, et torturée par les mains de fer de quelque bandit qui l'étreignait. Les plus lâches tremblaient sous l'empire de la terreur; les plus forts et les plus braves se sentaient engourdis et énervés. On ne savait plus résister à la mort; elle venait, on ne la fuyait même pas. C'est que, hélas! sur cette ville jadis si florissante s'appesantissait le joug de l'un de ces monstres que la nature se plaît parfois à produire pour prouver que rien ne lui est impossible, et que, si l'homme est le roi de la création par son génie, il peut aussi en devenir l'animal le plus odieux et le plus abject par ses vices.

Jean-Baptiste Carrier était né à Yolai, près d'Auriac, en 1756. Obscur procureur lorsque la Révolution éclata, il s'acharna immédiatement à la poursuite de la noblesse et se mit sur les rangs comme candidat à la Convention, à laquelle il fut effectivement envoyé en 1792.

Votant la mort de Louis XVI sans sursis et sans appel au peuple, il contribua ensuite à la formation du tribunal révolutionnaire, et prit une part active à la journée du 31 mai, qui amena la proscription de la Gironde. A cette époque, la Montagne victorieuse, voulant imprimer aux départements une impulsion conforme à ses vues, songea à revêtir quelques-uns de ses membres de pouvoirs proconsulaires. Chargé d'une mission extraordinaire en Normandie et dans le Nord, Carrier déploya une exaltation frénétique qui lui valut l'approbation de ses amis. Puis Nantes, laissant apparaître depuis le 31 mai des tendances fédéralistes, on y envoya Carrier. Ses prédécesseurs, Foucher et Villers, Merlin et Gillet, lui avaient préparé les voies.

Carrier, commissaire de la Convention, arriva dans le chef-lieu du département de la Loire-Inférieure le 8 octobre 1793, ayant en poche des instructions et des pouvoirs discrétionnaires qui l'autorisaient à employer toutes les rigueurs qu'il jugerait convenables. C'était simplement envoyer tout entière la ville de Nantes au bourreau, et c'était dignement la récompenser de sa belle défense patriotique. Au reste, Canclaux avait été rappelé, et Baco, le maire Baco, qui avait prodigué son sang pour la cause de la liberté, avait été jeté dans les prisons de l'Abbaye pendant un voyage qu'il avait fait à Paris. Avec le proconsul, la terreur était venue s'abattre sur la pauvre cité jadis florissante, maintenant morne et dévastée.

Le marquis de Loc-Ronan

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