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IV

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Nous avons vu qu’avec Horace, et même avec Virgile, la poétique des paradis s’inspire encore de la Grèce. Avec Plutarque, la légende des îles Fortunées subit une complète métamorphose. Ce grand peintre des hommes, comme on l’a justement nommé, ne manque jamais de présenter les traditions religieuses avec des développements inattendus. C’est dans le voisinage de la Grande-Bretagne qu’il place les îles des Morts, que la Grèce jusque-là croyait trouver dans les latitudes moins boréales. Parmi ces îles, il en est une qu’il appelle Ogygée: c’est ainsi que se nomme l’île de Calypso. Ogygée se trouve à l’ouest de la Grande-Bretagne, à deux cent cinquante lieues environ du fameux continent extérieur des cosmographes grecs. Là demeure Saturne. D’ordinaire le dieu reste enchaîné parle Sommeil, dans un antre profond parfumé d’ambroisie, et dont les parois brillent comme de l’or; de nombreux génies, les âmes de ceux qui furent ses courtisans quand il régnait sur la terre, entourent Saturne et sont les interprètes de ses songes dans lesquels il voit tout ce que médite Jupiter. Mais le réveil du dieu est terrible et marqué par des actions violentes et tyranniques. Quand Plutarque ajoute, dans un autre endroit, que les âmes de ces génies ne s’éteignent qu’au milieu des tempêtes et en répandant des vapeurs empestées, on se demande ce qu’est devenue la riante mythologie des îles des Bienheureux. On pressent les effrayantes visions du moyen âge, les sorciers, les revenants. On aperçoit au loin le vaste champ des spectres et de la magie où tout se rencontre, depuis le rêve orageux du barde jusqu’aux Mille et une Nuits.

Une érudition fine et profonde s’est étonnée de ce contraste; elle y a vu l’empreinte mélancolique des races du Nord, et, poussant le raisonnement jusqu’à l’extrême, elle a cru pouvoir enlever à la Grèce le sym bole de la navigation des âmes. Ainsi, d’après M. Welcker, cette douce et consolante légende des îles Fortunées aurait pris naissance sous la neige. Ce serait un souffle boréal qui l’aurait apportée, avec le culte de l’Apollon hyperboréen, dans les heureuses contrées du Midi.

Cette opinion ne peut-elle être contestée? Serait-il vrai que la Grèce, qui possédait à un si haut degré l’esprit du symbole, et faisait dans cet ordre d’idées de si heureuses rencontres, aurait été contrainte, pour donner la figure du passage dans l’autre vie, de recourir aux Germains, aux Bretons et aux Scythes? Il semble, cependant, que pour une race de navigateurs l’unique chemin du paradis ce devait être la mer. D’ailleurs, chez un peuple mobile, aussi prompt à accueillir des fables qu’à s’en dégoûter, le merveilleux n’a-t-il pu varier mille fois sans que, pour cela, la source en fût étrangère? C’est un fleuve qui fait de longs détours avant d’arriver à son embouchure et reçoit toute sorte d’affluents. Remarquons, d’ailleurs, que les croyances religieuses ont leur enfance, leur maturité, leur vieillesse; voilà pourquoi les dogmes périssent. Pastoral avec Homère, guerrier avec Hésiode, majestueux avec Pindare, orné et philosophique dans l’Académie, le mythe du séjour des âmes heureuses présente chez Plutarque tous les signes de la décrépitude. Quand le philosophe de Chéronée écrivait ces traités ingénieux dans lesquels il embrasse tout ce qui peut intéresser l’homme, c’était au milieu d’une société corrompue, vieillie, sourdement travaillée par de nouvelles et surprenantes doctrines. Peut-être aussi a-t-il puisé dans les récits mensongers des voyageurs ce merveilleux si nouveau. Mais que pouvait être le rêve du bonheur sous le règne d’un Domitien? Laissons donc à la Grèce le mérite d’une fiction qui s’accorde si bien avec son génie et sa géographie, et dont le fond populaire et humain a été remanié et coloré par ces grands hommes.

Quelques années après, lorsque, sous de bons empereurs, l’univers respirait, un sophiste ingénieux s’amusait à parodier cette île du bonheur célébrée par Pindare. Ce n’était plus la grossière, mais innocente moquerie d’un poëte comique, condamné à faire rire vingt mille spectateurs; c’était le sarcasme élégant et voltairien, la piquante raillerie d’un sceptique qui frappait au cœur le polythéisme en badinant. Dans un conte bouffon, qui rappelle Gulliver ou Micromégas, Lucien et ses amis abordent à l’île des Bienheureux, île parfumée, île fleurie. Là, garrottés avec des couronnes de roses par les gardes-côtes, les nouveaux débarqués sont conduits à Rhadamante qui leur permet de visiter sa capitale. Quelle merveilleuse cité! Les maisons sont d’or et le pavé d’ivoire; on y entre par sept portes en bois de cannelle, et le mur d’enceinte, en jaspe vert, a pour fossé un fleuve d’huile aromatique. La salle des banquets s’élève hors de la ville dans un endroit nommé les Champs-Elysées, prairie admirable entourée d’arbres touffus, où les âmes des justes, vêtues de toiles d’araignées teintes de pourpre, se réunissent pour se livrer aux plaisirs de la table. Pendant le repas, des chœurs de jeunes gens et de jeunes filles exécutent différents morceaux sous la direction d’Arion, Anacréon, Stésichore; les paroles sont d’Homère. Que Lucien se fut borné à ses plaisanteries, à railler l’époux de Pénélope qui, dit-il, lui donne une lettre pour Calypso en cachette de la plus fidèle des femmes, il nous serait permis d’admirer sa gaieté et sa verve; mais quand il transporte, dans l’île si calme des Morts, les passions et les intrigues des vivants, quand il peint l’amour, ou plutôt les deux amours, se donnant carrière sur la place publique, on regrette de deviner le cynique sous le masque du moraliste. Chez l’auteur des Dialogues des Morts, un coin de la besace de Diogène dépasse toujours le manteau du philosophe épicurien.

La croyance aux îles Heureuses, si étroitement liée avec le dogme religieux des peines et des récompenses, cette noble légende qui, dans les beaux jours du paganisme, avait pour interprète la muse sévère de Pindare, devait, lors de son affaiblissement, s’effacer et se perdre. Dans cette période, qui remonte au siècle d’Auguste, l’univers, selon l’heureuse expression de M. Villemain, fut infatué par la sorcellerie mythologique. Le pauvre était enivré de superstition, le riche était sceptique, les esprits généreux cherchaient la religion annoncée par Socrate, les philosophes envoyaient les morts vertueux dans la lune, enfin le prince des lettres latines, Cicéron, plaçait la grande âme de Scipion l’Africain au milieu des pâles splendeurs de la voie lactée, paradis romain, où dominait la pourpre consulaire, car il s’ouvrait seulement pour ceux qui avaient défendu, sauvé, agrandi la patrie.

On est tenté de croire que cette même période fut témoin de quelques tentatives pour faire revivre l’antique fable des îles des Morts. Abandonner une légende si riche et maniée par les maîtres, la poésie ne le pouvait guère. D’ailleurs, le paganisme aux abois employait ses dernières ressources pour combattre l’indifférence, l’incrédulité ou le mépris. Il retournait, évoquant tout son passé, à ses premières idoles, brûlait un cierge pour chaque saint, et faisait de l’archaïsme religieux. Je n’en voudrais d’autre preuve que l’Argonautique attribuée si longtemps à Orphée par des savants peu soupçonneux. Ce poëme rétrospectif apparaît comme le dernier signe de vie d’une école qui tint une place importante dans la religion mystique des Grecs. Là, sous le grand nom d’Orphée, on essaye de ranimer la foi païenne. Malheureusement l’arme est trop rouillée, ou la main qui en fait usage trop inhabile pour entraver la marche d’une secte nouvelle, à laquelle se rallient peu à peu tous les nobles esprits, tous les cœurs généreux. L’auteur inconnu de cet ouvrage conduit ses Argonautes au bord de l’Océan glacial, chez les Macrobites, ou plutôt dans une succursale de l’Élysée. L’œil clair, le front serein, l’âme et le corps exempts d’infirmités, jeune, beau, sage, heureux et vertueux, l’Hyperboréen–je me trompe, je voulais dire le Macrobite–s’endort du sommeil du juste, après avoir vécu plus de mille années:

Rien ne trouble sa fin, c’est le soir d’un beau jour.

Non loin de là s’élèvent les monts Riphées, dont les hauts sommets enveloppent le pays des Cimmériens d’une ombre épaisse. Hermione est la capitale de cette contrée qu’arrose l’Achéron; c’est sur l’onde froide et claire de ce fleuve, qui traverse en roulant de l’or un marais fangeux, que les morts du pays naviguent pour arriver au royaume des songes. Il n’y a qu’un instant, les Macrobites nous donnaient un avant-goût de l’Elysée, maintenant nous découvrons l’enfer. Mais savez-vous précisément en quel endroit de la terre se trouve Hermione? Dans le pays des Sarmates, sur les rivages de la mer Cronienne des anciens, la Baltique des modernes. Étonnante élasticité du polythéisme, qui transporte si aisément, des rivages du Nil au bord de la Vistule, les royaumes de la Mort! Mais un voile lugubre s’étend sur l’univers; la guerre, la dévastation, tous les fléaux sortis de l’abîme vont s’abattre sur ces belles contrées, où depuis tant de siècles le génie des arts enfantait des prodiges: les barbares sont déchaînés.

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