Читать книгу La petite princesse des bruyères - Eugenie Marlitt - Страница 10
VII.
ОглавлениеJe quittai cette chambre. La première grande douleur de ma vie venait de m’atteindre. J’avais jusque-là vécu non seulement dans le rêve, mais encore dans le rêve enfantin, c’est-à-dire lumineux, azuré, paisible, tout en étant animé. On ne sait rien de la vie tant que l’on n’a pas vu mourir. Mais la réalité se vengeait et me ressaisissait d’un seul coup. Je demeurai écrasée en face de l’horrible «irréparable». Ce qui était un instant auparavant n’était Plus... et pour toujours! Comment se soutiennent de semblables pensées?... Comment traverse-t-on de pareilles crises? C’est le secret de Dieu, de sa bonté et de sa puissance.
Chacun a éprouvé, chacun reconnaîtra, — ou connaîtra, hélas!... les tumultueux sentiments dont je me trouvai agitée lorsque le Premier engourdissement de la douleur se fut dissipé. Il ne faut pas oublier que j’étais pour ainsi dire à l’état de nature. Il faudra donc me pardonner d’avoir ressenti plus vivement qu’aucune autre créature les impressions que la religion et l’éducation peuvent affaiblir et refréner, mais non supprimer. Tout d’abord on ne peut croire à la mort..... puis, quand on ne peut plus douter, la révolte s’empare de notre àme... Il nous semble qu’en nous infligent cette douleur poignante, celui qui nous l’envoie abuse de sa puissance. Je l’éprouvai dans son intensité, ce sentiment si naturel, et je fus saisie d’une sorte d’indignation contre la force qui avait envoyé un pareil fardeau à ma faiblesse. Bien d’autres causes se réunissaient encore pour rendre mon mal plus cuisant.
Depuis quelques heures, je m’étais abandonnée avec une tendresse enthousiaste à la nouvelle affection qui venait de m’être révélée. Je venais de connaître la jouissance infinie consistant à découvrir que le don de mon cœur était considéré comme désirable et précieux. Et maintenant j’étais déchirée par le regret de n’avoir pas suffisamment témoigné à ma grand’mère la tendresse qu’elle m’inspirait. Je devais la convaincre de mon attachement, lui dire que je le lui prouverais quand elle serait revenue à la santé, en l’entourant de soins affectueux... Et je n’avais pas su parler! J’avais laissé perdre ces heures si courtes que Dieu m’accordait encore pour panser les blessures de ce pauvre cœur, maintenant immobile!... Je lui avais dit que j’aimais tout le monde!... et le chien et la vache!... Oh! sotte enfant que j’étais! j’avais de la sorte diminué la somme de satisfaction qu’elle aurait pu éprouver en apprenant que mon cœur s’ëtait donné à elle. Et maintenant elle était morte! Et il ne serait plus jamais en mon pouvoir de lui dire que je l’aimais, de le lui prouver par mes soins, mon dévouement... Il était trop tard! trop tard! Puisse Dieu préserver ceux qui me lisent de l’angoisse poignante contenue en ces deux mots! Ils transportent la douleur humaine jusque dans l’infini, parce qu’en surgissant dans la pensée ils reculent les limites du connu. Notre faiblesse et notre impuissance éclatent dans ces mots: «Trop tard!»
Je traversai la cour et me trouvai en rase campagne; un souffle énergique saturé de l’humidité de la nuit passait sur la bruyère. Il écartait les voiles épais dans lesquels la nuit s’enveloppe, et garnissait l’horizon d’un léger rideau de dentelle, derrière lequel on pressentait les premiers rayons du soleil. Les cimes des chênes se teignaient d’une nuance rouge dorée, et les carreaux des lucarnes de Dierkhof attiraient et rendaient déjà quelques étincelles.
Les brins d’herbe se baignaient dans la rosée, mais ils s’étaient déjà relevés après avoir été foulés par les pieds de ma grand’mère, durant cette nuit qui avait été sa dernière nuit. Les fenêtres de sa chambre, que j’avais toujours vues fermées, étaient maintenant grandes ouvertes, et je ne saurais exprimer l’impression funèbre que me causa ce vide béant... Je me rapprochai, m’accoudai sur cette ouverture. On le sait: la douleur est avide. Les rideaux avaient pris une teinte d’émeraude sous la clarté blafarde du jour naissant qui les frappait en biais. On les avait écartés jusqu’au mur, et l’air passait librement sur le lit mortuaire. Jamais le visage du jeune Isaac, victime patiente et résignée, ne s’était penché sur une paix si profonde. Le corps robuste, dont les veines charriaient tumultueusement un sang brûlant, était maintenant immobile, plongé dans l’éternel sommeil et voilé sous le suaire... reconnaissable seulement aux longues tresses grises qui pendaient en dehors du bord du lit.
Une grosse mouche effarée passa près de mon visage en bourdonnant, et s’alla poser lourdement sur le lustre, dont les bougies allumées envoyaient çà et là une flamme inquiète, pal pi-tante comme des ailes. Ce fut là tout ce que j’aperçus dans cette chambre solitaire. L’horloge elle-même était sans mouvement. Une main pieuse avait arrêté son balancier à l’heure même où s’arrêtait la vie de la maîtresse de cette demeure.
Et la vie s’éveillait autour de moi! Les coqs chantaient, et de tous côtés les poules gloussaient et caquetaient. Spitz allait et menait, déjà affairé et faisant entendre les aboiements discrets dont il était coutumier... Mieke mugissait sourdement en réclamant sans nul doute sa pitance, qu’on lui apportait chaque matin. Le chat de la maison apparut tout à coup sur le toit, le traversa de son mouvement souple et gracieux, et s’élança sur l’herbe en attachant des regards empreints d’une sombre convoitise sur le sorbier, dont une branche servait de balançoire à un imprudent petit oiseau. Je me penchai aussitôt et chassai le chat. Là-haut, au-dessus de ma tête, on entendait un cliquetis énergique: les cigognes faisaient leur toilette, et bientôt le couple s’éleva en décrivant, sur le ciel bleu, des cercles toujours plus vastes. Ils allaient chercher leur déjeuner. Ainsi tout se passait comme de coutume! Parmi tous ces compagnons de ma vie, tous ces camarades de mes jeux, aucun n’était atteint par la douleur qui m’étreignait! Dans la maison seulement il y avait un spectacle inusité, et qui me fit tressaillir en me rappelant au sentiment de l’implacable réalité : un cheval broutait en pleine campagne, et sur le seuil de la porte se tenait le médecin, qui, les bras croisés derrière le dos, contemplait la bruyère émergeant de la rosée matinale et saupoudrée d’or sous les rayons du soleil naissant.
La petite voiture poudreuse qui l’avait amené gisait dételée près de notre porte. Isabelle, ferme comme toujours, se tenait dans le vestibule. Elle avait dressé un couvert propre. Les tasses et les tartines de beurre étaient étalées sur la serviette éclatante de blancheur, et elle surveillait l’ébullition du café, destiné sans doute au docteur.
Je m’approchai d’elle et lui dis avec émotion:
«Isabelle, comment peux-tu t’occuper de cela en un pareil moment?
— La mort marche toujours, mais la vie ne s’arrête jamais,» me répondit cette étrange fille. «Faut-il laisser les autres souffrir de la faim et de la soif parce que nous souffrons nous mêmes? Tu as vu mourir ta grand’mère cette nuit, et tu n’as pas appris d’elle que dans les pires heures il faut savoir porter la tête haute et droite?»
Confuse de mon apostrophe, je plaçai mon bras autour de son cou. Ce visage, que je pus considérer alors à mon aise, semblait pétrifié dans la douleur. Les vives couleurs qui témoignaient de sa bonne santé avaient disparu, effacées sous le doigt implacable qui avait touché à ces joues, et pourtant ces mains travaillaient comme de coutume, et ne négligeaient pas même le plus infime des détails concernant le bien-être d’autrui.
Le docteur entra dans la maison suivi par le cocher qui l’avait amené. Je les évitai, et me trouvai dans la cour. Tous les canards de Dierkhof s’étaient rassemblés devant la porte qu’on leur ouvrait chaque matin, et dirigeaient leurs becs vers la bruyère. On eût dit un club, si ces bipèdes s’étaient montrés moins patients: ils se bornaient à soupirer en songeant à la terre promise, et surtout au ruisseau dans lequel ils aspiraient à se baigner. Encore un point qui donne tort à la comparaison que je viens de faire et dissipe la ressemblance de ce troupeau avec celui des clubistes, en restituant à nos canards les honneurs de la situation.
Que voyais-je à quelques pas de distance? Était-ce un bipède en retard? Cela était blanc et changeait de place... Non pas! Je voyais la lettre que ma grand’mère avait froissée la veille, jetée au loin, et qu’Isabelle avait vainement et anxieusement cherchée. Le vent l’avait chassée dans la cour. Je me souvins des principes qu’Isabelle venait de m’enseigner par son exemple, plus encore que par ses paroles, et, ne voulant pas faire souffrir les autres parce que je souffrais moi-même, j’ouvris la porte au petit troupeau qui demandait la liberté. Puis je ramassai la lettre. Son aspect promettait peu: les roues de la voiture l’avaient maculée en l’écrasant, et le bec des canards s’y était aiguisé en la déchirant.
J’allai m’asseoir sur le banc qu’ombrageait le sorbier. J’étendis le papier sur mes genoux, et m’appliquai à défaire ses plis et à reconstruire son intégrité, fort compromise. Beaucoup de fragments manquaient, et ce fut à grand’peine que je parvins à reconstituer et à lire les lignes suivantes:
«Je ne t’ai jamais importunée, parce que l’honneur me commandait de parcourir ma voie douloureuse sans appeler à mon aide. L’exilée s’est appliquée à ce qu’aucune ombre de sa vie ne tombât sur la tienne. Jamais le nom de ma famille n’est venu sur mes lèvres, jamais nul n’a pu être mis par mes questions sur la trace des liens qui m’unissaient à la famille de Sassen et à ma patrie; et pourtant ni ma famille ni ma patrie n’auraient eu lieu de rougir de moi, car, — pense sur ce point ce que tu voudras, — je puis dire avec fierté que l’on m’a surnommée l’étoile la plus merveilleuse de notre époque.»
A cette place, un fragment de papier manquait et fut introuvable. Je continuai à lire l’autre côté du feuillet.
«Mais un grand malheur est tombé sur moi, et à qui dois-je demander aide et consolation, sinon à toi? J’ai perdu la voix! ma voix si belle, si précieuse, si vantée, si admirée! Les médecins me disent qu’une saison passée dans une ville d’eaux de mon pays pourrait me rendre ce que j’ai perdu. Mais je ne possède rien! La mauvaise gestion de ma fortune m’a fait perdre, et non par ma faute, tout, absolument tout ce que j’avais... Je suis à genoux devant toi, qui vis dans l’aisance, la sécurité, l’abondance, devant toi qui n’as jamais connu le besoin ni les nuits poignantes peuplées d’angoisses qu’entraîne la misère... Oublie enfin, ne fût-ce qu’une fois, ne fût-ce qu’une heure, que j’ai été désobéissante, et donne-moi le moyen de sauver plus que ma vie. Que sont pour toi quelques centaines d’écus, pour toi qui...?»
A cette place, les roues de la voiture avaient passé sur le papier et en avaient probablement déchiré un large morceau. Un fragment non encore tout à fait détaché du second feuillet portait intacte et assez lisible l’adresse de la personne qui écrivait cette lettre lamentable, et sur un autre fragment se trouvaient les deux mots que ma grand’mère répétait avec tant de véhémence: «Ta Christine...» et qui étaient sans nul doute une signature.
Qui était cette Christine? cette merveille, cette étoile des temps modernes?
La phrase: Je suis à genoux devant toi, produisait sur mon esprit enfantin une impression extraordinairement dramatique. Mon imagination évoqua aussitôt la vision d’une noble damoiselle, à la taille élancée, telle que j’en avais vu une dans les images de mes livres, se précipitant à genoux, et tendant ses mains blanches et fines par un geste suppliant... Et elle avait perdu la voix! cette belle voix si précieuse, si admirée! Mes bras s’étendaient involontairement pour entourer le cou de l’inconnue... Combien cela devait être affreux, d’avoir possédé un don merveilleux, de ravir un auditoire rien qu’en élevant la voix, et de s’efforcer vainement aujourd’hui de retrouver quelques sons dans cette source tarie!
Mlle Streit, pas plus qu’Isabelle, n’avait jamais prononcé une parole faisant allusion à cette exilée, qui devait tenir de fort près à ma grand’mère puisqu’elle avait occupé sa dernière pensée. Le cri deux fois répété : «Christine, je te pardonne!...» me faisait tressaillir jusqu’au fond de l’âme, et je pensai involontairement à l’Enfant prodigue, errant loin de son père, sujet de douleur et d’alarme, et tenant pourtant au cœur paternel par les fibres les plus sensibles, et demeurant, en dépit de tout et de lui-même, l’enfant bien-aimé.
Je cachai les fragments de cette lettre dans ma poche, et rentrai dans le vestibule. La voiture s’éloignait précisément, et, penchant à gauche d’une façon inquiétante, s’engageait dans la route peu praticable de la bruyère. Au même instant, Heinz parut à l’horizon en se dirigeant sur Dierkhof. Je m’avisai alors qu’il avait disparu depuis un grand nombre d’heures. Je rejoignis Isabelle, qui avait accompagné le médecin jusque sur le seuil de la porte et qui y était restée plongée dans ses réflexions... Je crus m’apercevoir que l’ami Heinz marchait d’un pas fort indécis. Il s’arrêta devant la grille, très inutilement, me parut-il, et s’y livra à un examen sans but comme sans résultat... le tout afin de retarder le moment où il faudrait nous aborder. Pourtant il fallut bien s’y résigner. L’aspect de nos visages meurtris par les larmes le frappa d’immobilité.
«Eh bien, quelle est donc son opinion, à celui-là ?...» demanda-t-il en désignant du pouce, et par-dessus son épaule, la direction dans laquelle la voiture du médecin venait de s’engager.
«Mon Dieu, Heinz! tu ne sais donc rien?...» m’écriai-je-Mais Isabelle m’imposa silence d’un geste impérieux.
«Où as-tu été ?» fit-elle de son ton bref et avec son laconisme ordinaire.
«Chez moi, à la maison,» répondit Heinz sur un ton passablement courageux et même empreint d’opiniâtreté.
Heinz opiniâtre! Je ne pouvais en croire mes yeux et mes oreilles. Et pourtant ce rêveur éternel, cet homme doué d’une patience non moins inépuisable que sa soumission, avait un parti pris de résistance... On ne pouvait se méprendre à son ton et à son attitude... Et il avait le courage de soutenir le regard perçant d’Isabelle.
«Vraiment?...» fit-elle. «Qu’y avait-il de si important chez toi à une heure du matin? Tu voulais donner à manger à tes oiseaux?»
Il promena autour de lui un regard incertain.
«Donner à manger aux oiseaux,» répéta-t-il, comme s’il eût voulu avoir le temps de peser la valeur de cette raison, en se réservant de l’adopter dans le cas où il lui aurait reconnu quelque vraisemblance... «Oh! non, à une heure et demie du matin! Je ne suis pas si sot... Je me suis mis entre mes quatre murs,» déclama-t-il tout à coup. «Mon père les a élevés de ses propres mains, et, au-dessus de la porte, il a placé une inscription pieuse... Comment aurais-je pu rester à Dierkhof quand une âme juive quitte la terre, — pour l’enfer? — Isabelle! si mon père avait su que tu servais une juive! mon Dieu! mon Dieu!
— Heinz, si mon père avait su que tu servais un chrétien, Piétiste, il est vrai, qui te laissait grelotter, mourir de faim, et t’administrait tous les jours plusieurs soufflets, ou même quelques coups de bâton!...» fit-elle en le parodiant avec une colère dédaigneuse. «Mais ce qui se passe en toi est tout à fait nouveau! Comment donc? tu vas tourner au missionnaire, Heinz? Ces idées-là ne sont pas venues toutes seules dans ta tête, mon pauvre ami; on les y a placées. Cela doit venir de là-bas...»
Et Isabelle indiquait la direction du grand village dans lequel Heinz avait servi autrefois en qualité de garçon de ferme.
«Oui, tu as raison,» répondit-il en inclinant la tête avec roideur et sans se départir de son opiniâtreté, «cela me vient de là-bas; mais je l’ai toujours su, — seulement je l’avais oublié ! — Chacun sait que les juifs sont maudits de toute éternité. Mon maître le disait, et c’était un homme riche et un propriétaire. Le pasteur le disait aussi en chaire, et il devait le savoir mieux encore que mon maître, puisqu’il était pasteur!»
Isabelle fit un pas en avant, et regarda son frère «jusqu’au fond du cœur», comme le disait celui-ci autrefois quand nous Parlions d’elle.
«Maudits? Ils sont maudits de toute éternité ?...» s’écria-t-elle, «quoi qu’ils fassent, et même s’ils sont bons et honnêtes? Décidément tu es encore plus bête que je ne pensais. Comment! c’est Dieu, le Dieu qui nous a commandé de bénir même ceux qui nous maudissent, c’est lui qui demanderait à sa créature un effort qu’il ne pourrait faire lui-même? lui qui maudirait une partie de ses enfants parce qu’ils le prieraient autrement que quelques autres? lui qui est toute bonté et toute miséricorde! Quand je lis la Passion de Notre-Seigneur, sans doute je suis exaspérée contre les Juifs qui l’ont crucifié... mais... retiens bien ceci, contre les Juifs de ce temps-là, qui furent ses contemporains. Comment pourrais-je avoir l’inhumanité et l’infâme injustice de transporter ce sentiment-là aux petits-enfants innocents, qui sont nés depuis ce temps-là et qui ont été élevés par leurs parents dans la religion de leur race? Hé ! monsieur Heinz, que penserais-tu de moi si, quelqu’un m’ayant fait du mal, je me vengeais de lui en frappant ses enfants?
— Tout ça, c’est pris dans les livres,» balbutia Heinz, «et peut-être dans les livres impies... C’est la vieille dame qui t’aura mis tout ça dans la tête.
— Je ne l’ai pas lu dans les livres, et personne ne me l’a enseigné,» poursuivit Isabelle. «Je l’ai pris dans ma conscience, je l’ai pris dans mon cœur, je l’ai pris surtout dans mon amour pour le Christ. Comment pourrais-je croire qu’il me commande de pardonner à ceux qui m’ont offensée, que pour lui obéir je puis faire cet effort surhumain, et que lui, source de toute bonté comme de toute force, ne peut faire cet effort? Sans doute j’ai souvent causé avec ma pauvre maîtresse, et j’ai essayé, autant que me le permettait mon intelligence, de la consoler quand je la voyais trop tourmentée par l’intolérance... Mais ce n’est pas d’elle que me vient ce que je te dis. Sache-le bien: si les Juifs ont crucifié une fois notre Sauveur, ceux qui interprètent sa parole et qui transforment sa doctrine d’amour en une doctrine de haine, ceux-là le crucifient chaque jour et à toute heure. Ce n’est pas de cette façon-là que l’on convertit les récalcitrants, ni que l’on établit la supériorité de notre croyance, qui est pourtant divine, tant que les hommes ne s’avisent pas de la dénaturer. — Tu connais maintenant mon opinion. J’ai ceci à ajouter: Fi! fi! Quelle honte pour toi, cœur ingrat! Pendant de longues années tu as mangé le pain de Dierkhof... et il me semble qu’il t’a bien profité, le pain de la juive... et maintenant tu laisses la vieille dame seule dans sa chambre mortuaire! Vas-y tout de suite, et lis dans la Bible le chapitre du bon Samaritain.»
Isabelle se retourna et rentra dans la maison.
J’avais écouté ses paroles avec avidité et, à mesure que je les entendais, je me sentais soulagée, apaisée, transformée. Oui, elle devait avoir raison! Je le sentais. Si j’avais pu croire que tous ceux dont je procédais, tous mes aïeux, étaient à jamais maudits Par Dieu, je crois que je me serais écriée: «Je veux être maudite comme mes parents!» Ah! ce ne sont pas les doctrines implacables qui gagnent les cœurs à la vraie foi. Près d’Isabelle, je me sentais véritablement chrétienne... Les paroles de paix qu’elle venait de prononcer n’étaient-elles pas conformes à la doctrine du Christ?
«Heinz,» lui dis-je d’un ton froid, «tu as soulevé là une vilaine querelle.
— Ah! petite princesse, qui faut-il croire?...» répondit-il en soupirant, tandis que des larmes roulaient dans ses yeux. «C’est un péché mortel de ne pas croire le pasteur, et celui que nous avons depuis quelque temps est vraiment effrayant quand il parle en chaire des tourments éternels, et puis de tout le reste. D’un autre côté, isabelle a l’air de dire que je suis un méchant drôle, Parce que j’agis comme le pasteur le commande. Que faire?
— Isabelle ne se trompe jamais, tu devrais le savoir depuis longtemps...» Je faiblissais devant cette bonne et honnête figure, et sentais que je ne pouvais persévérer dans ma rigueur: l’intolérance, la cruauté, ne pouvaient croître sur ce sol, on les y avait transplantées.
Mes yeux se reposèrent sur le ciel. La lumière était venue, éclatante. Un baume rafraîchissant baignait mon cœur, et je compris pour la première fois, après avoir contemplé la mort dans son horrible majesté, le miracle consolant de la résurrection.
Je pris entre mes deux mains la main de Heinz: «Tu ne peux rester dans la cour,» lui dis-je. «Viens avec moi là dedans, Isabelle s’apaisera, tu la retrouveras bonne comme elle l’est toujours... Quant à ma pauvre chère grand’mère... ah! ne pleure plus; elle ne t’en veut pas, elle t’a pardonné, puisqu’elle est ans le ciel.
— Dieu sait pourtant combien je regrette la vieille dame,» murmura Heinz en se laissant conduire par moi comme un enfant, tandis que nous quittions le vestibule.
Isabelle se trouvait dans la cour plantée, avait placé un seau sous la fontaine, et levait la pompe... Mais une pâleur livide s’étendit sur son visage lorsqu’elle entendit le premier craquement à nous si bien connu.
«Oh! Seigneur Jésus!» fit-elle d’une voix défaillante, «je ne puis entendre le bruit de cette fontaine!»
Elle rentra dans la maison, se laissa tomber sur une chaise, et couvrit son visage avec son tablier. Mais tout cela dura deux minutes à peine.
«Quelle créature misérable suis-je donc!» dit-elle, et elle se redressa et replaça son tablier en en effaçant les plis. «Je voudrais voir encore ma pauvre vieille dame à cette fontaine, quand elle essayait de rafraîchir sa tête en feu, et je devrais pourtant remercier Dieu en songeant qu’elle est tranquille là dedans et à jamais délivrée de ses peines.
— Isabelle, est-ce Christine qui a causé ces peines?»
Elle me jeta un regard aigu.
«Ah!» fit-elle après avoir gardé le silence un moment, «tu m’as entendue cette nuit?... Tu sais alors qu’elle a, en effet, causé à ta grand’mère toutes les douleurs que peut donner une fille dénaturée.
— Comment? Mon père a une sœur?...» dis-je avec surprise.
«Une sœur de mère, enfant. Ta grand’mère a été mariée en premières noces à un juif, qui est mort très jeune, tandis que Christine était encore au maillot. Deux ans plus tard, ta grand’mère se faisait baptiser ainsi que sa fille, et devenait Mme la conseillère de Sassen... Maintenant tu sais tout.
— Non, Isabelle, je sais pas tout. Qu’a donc fait Christine.?
— Elle s’est sauvée de la maison maternelle et s’est mise avec les comédiens.
— C’est mal!
— Quitter sa mère! Oh! Éléonore, ne comprends-tu pas qu’il ne peut y avoir de plus grand crime? En ce qui concerne les comédiens, comme je n’en ai jamais connu un seul, je ne puis te dire s’ils méritent l’estime ou le mépris. En sais-tu assez maintenant?
— Isabelle, ne te fâche pas,» lui dis-je en hésitant, «mais je voudrais bien savoir quelque chose encore... Cette Christine est très malheureuse. Elle a perdu sa voix...
— Ah!... Ainsi tu as trouvé la lettre et tu l’as lue?...» fit-elle de son ton le plus glacial.
J’inclinai affirmativement la tête.
«Et tu n’as pas honte?...» poursuivit-elle. «Tu m’adresses des reproches parce que je m’acquitte de mon travail, de mon devoir, en des moments où tu trouves que l’on doit être tout entier à la douleur, et c’est dans ces moments-là que tu fais le métier d’espion?... que tu lis des lettres qui ne t’appartiennent pas? Sais-tu bien que cela est aussi méprisable que de voler. Au surplus, je ne crois pas un seul mot de toute cette épître, et je t’engage à en faire autant.
— Non! non! je ne le puis pas. Elle me fait tant de peine! Vraiment, ne lui enverras-tu rien? Oh! Isabelle, je t’en supplie!
— Pas un kreutzer, pas un pfennig!... Celle-là a emporté plus que la valeur de son héritage, quand elle a quitté nuitamment a maison de ses parents... Et cette action odieuse a bien travaillé à la ruine de l’intelligence de sa pauvre mère.
— Ma grand’mère lui a pardonné, Isabelle.
— Elle le devait... elle le pouvait, elle qui était sa mère, et n’était pour ainsi dire plus de cette terre... Mais cela paraît difficile, cela paraît impossible à nous autres, qui avons assisté heure Par heure au tourment de la pauvre mère, et qui avons porté une Partie de son fardeau... Est-ce que tu prends pour argent comptant tout ce qui était dans la lettre? Allons donc! Elle se met à genoux, mais non parce qu’elle sollicite le pardon de ses fautes... Du tout, du tout. Elle s’en est fort bien passée jusqu’ici, et cela ne l’a pas empêchée de vivre joyeusement depuis un grand nombre d’années. Elle implore, non pas la mère, mais la caisse! Elle veut de l’argent... ce cher argent! A la bonne heure, cela vaut a peine de se mettre à genoux!»
Combien tout ceci devait la remuer, pour qu’elle devînt si prolixe et si amère, la discrète et laconique Isabelle!
«La circonstance est favorable pour t’apprendre la raison de l’aversion qu’inspirait à ta grand’mère le son de l’argent,» Poursuivit-elle d’une voix oppressée; «cela ne peut te nuire. Il faut que tu saches combien de malheurs peuvent provenir de ces maudits écus, avec lesquels tu as fait connaissance hier. Ta grand’mère était la personne la plus riche de la ville de Hanovre. Son premier mari et son propre père lui en avaient laissé des caisses d’argent, et encore des caisses. Plus tard, lors de son second mariage, elle fit à l’homme qu’elle aimait le plus grand des sacrifices selon elle, — celui de sa religion; — mais il ne lui demanda pas, comme elle s’y attendait et comme elle était prête à le faire, de sacrifier aussi l’or juif; et elle ne tarda pas à s’apercevoir que cet or avait seul décidé une union qu’elle croyait due à l’affection. Il en fallait beaucoup à M. le conseiller!... et les capitaux de sa femme ne tardèrent pas à être dispersés aux quatre vents de tous les vices.
— C’était mon grand-père, Isabelle!»
La rougeur de ses joues, qui s’était effacée depuis quelques heures, reparut soudainement.
«Voilà ce que c’est! tu interroges, tu veux tout savoir, on a la faiblesse de répondre, et les sottes questions amènent des réponses sottes et de sottes découvertes,» fit-elle avec impatience, en se levant pour couper court à la conversation, «Je t’avertis seulement que tu ne dois plus revenir avec moi sur ce qui concerne Christine. Elle est morte pour moi, ne l’oublie pas, enfant! Et il ne faut plus penser à elle. Ces choses-là ne conviennent pas du tout à ta jeune tête.»
Heinz, repentant et silencieux, se tenait sur sa chaise. Isabelle lui tendit une tasse et lui versa du café, mais sans lui accorder un regard. Puis elle retourna à la fontaine. Je la vis serrer les dents quand elle toucha à la pompe... Mais que lui importait sa souffrance! Cela devait être fait, et elle le fit. L’eau coula à gros flots et remplit le seau.
Non! et en dépit de la confiance aveugle que m’inspirait le jugement d’Isabelle, je ne pus lui obéir, ni même lui donner raison sur ce point: éloigner de ma pensée l’image de l’infortunée cantatrice. Elle était pourtant ma tante! Ma tante! Je me répétais tout bas ces deux mots, qui me semblaient doux à prononcer. N’était-ce pas tout ce qui me restait de ma famille, puisque aussi bien mon père m’abandonnait? Et d’ailleurs ma grand’mère n’avait-elle pas pardonné à son enfant prodigue? Ne lui avait-elle pas envoyé sa dernière pensée dans un suprême élan de tendresse? Je me la représentais charmante... Puis je réfléchis tout à coup, et me dis qu’elle était pourtant plus âgée que mon père: ainsi elle avait plus de cinquante ans! Elle était horriblement vieille! Mais je ne tardai pas à replacer autour d’elle l’auréole d’une beauté surprenante et d’une grâce souveraine. Elle était cantatrice, et je me disais que sans doute les cantatrices ne vieillissaient belles et avaient le privilège de demeurer toujours jeunes et belles.
Je m’en allai de la sorte, le cœur rempli et la pensée occupée, vers le monticule solitaire. J’attachai un regard douloureux sur le beau ciel bleu. Ma grand’mère voyait-elle mon chagrin? Oui sans doute, elle ne pouvait être mécontente de savoir que ma pensée s’attachait à Christine: —ne lui avait-elle pas pardonné ?