Читать книгу La petite princesse des bruyères - Eugenie Marlitt - Страница 6
III.
ОглавлениеJe me dirigeai vers cette porte, située entre la maison et le battoir, et s’ouvrant en pleins champs sur un espace que l’on désignait par les mots de cour plantée. Mais Isabelle vint me barrer le chemin en levant l’index par un geste d’interdiction.
«Tu ne peux sortir par là, ta grand’mère y est,» me dit-elle d’une voix contenue.
La porte était ouverte, et j’aperçus en effet ma grand’mère levant et baissant avec énergie le bras de la pompe... Ce spectacle n’avait rien de surprenant pour moi, car j’y assistais quotidiennement.
Ma grand’mère était une femme de haute stature, fortement charpentée, et dont le visage, depuis la chevelure jusqu’à son cou puissant, était toujours, et en toute saison, uniformément pourpre. Ce teint se joignant à des traits fortement accusés, à une taille élevée en même temps que massive, à une démarche procédant toujours par enjambées prodigieuses, aux mouvements énergiques de ses bras musculeux, composait une apparition effrayante, sauvage, et tout au moins bizarre, même pour ceux qui vivaient près d’elle. Aujourd’hui encore, quand je me représente cet ensemble, je ne puis, en dépit de ses yeux noirs et de son profil oriental, m’empêcher d’évoquer du même coup l’image des femmes cimbres, vêtues de peaux de bête, la hache de combat à la main, s’élançant dans la mêlée humaine en poussant de féroces clameurs, et prenant part à la tuerie.
Elle penchait la tête de façon à recevoir le jet vigoureux de la pompe. L’eau ruisselait sur son visage, sur son cou, et serpentait sur les fortes et épaisses nattes de cheveux gris qui tombaient jusque dans l’auge de la fontaine. Même en plein hiver, et quand il gelait à pierre fendre, elle ne manquait jamais de se livrer à cette ablution, qui semblait être aussi indispensable à son existence que l’air à ses poumons. Aujourd’hui cependant la teinte de son visage me parut plus surprenante que jamais. Même sous ces flots d’eau froide, la teinte pourpre persistait, et même, me semblait-il, s’accusait davantage et brunissait. Quand ce corps puissant se redressa, quand elle dressa fortement sa tête en la rejetant sur la nuque, et que, dans la plénitude de la jouissance, elle respira bruyamment plusieurs fois, il me sembla que ses lèvres étaient violacées, et que, plus que jamais, leur contraste avec ses fortes dents blanches s’accusait vivement.
Je regardai Isabelle. Elle aussi contemplait cette scène, et paraissait, — contre son habitude, — complètement absorbée par ce spectacle. Ses yeux bleus aux teintes métalliques, à l’expression dure et sévère, reflétaient, chose étrange, une vague et mélancolique inquiétude.
«Qu’a donc ma grand’mère?» demandai-je avec anxiété.
«Rien, — le temps est lourd, orageux aujourd’hui.» Il lui était visiblement désagréable d’avoir laissé surprendre ce regard d’inquiète commisération.
«N’y a-t-il donc aucun remède, Isabelle, contre cette terrible disposition qui lui porte le sang à la tête?
— Elle ne veut d’aucun remède, — tu le sais. — Hier soir, elle m’a jeté au nez le bain de pieds que j’avais préparé pour elle. Va-t’en, enfant, va chercher tes effets.»
Elle retourna à la cuisine, et je sortis de la maison par une autre porte. Je me dirigeai en courant vers le ruisseau, qui était séparé de la maison par une trentaine de pas à peine, et cherchai à me glisser au travers des taillis qui couvraient ses rives. Cette entreprise n’était pas aussi aisée qu’on pourrait le croire: toute cette végétation grandissait et s’étendait à sa guise sans être jamais refrénée, taillée ou dirigée par la main humaine. Mais je poursuivis ma route en dépit des difficultés de l’entreprise, car si les branches flexibles cinglaient mon visage, mes mains et mes pieds nus, leur densité me protégeait contre tout regard étranger. J’avais à peine fait quelques pas sous leur abri, que j’eus tout lieu de m’en féliciter doublement: en ligne diagonale, au travers de la bruyère, je voyais venir les trois étrangers, Heinz en tête, se dirigeant vers le ruisseau. J’espérai cependant atteindre avant eux la petite baie où j’avais déposé ma chaussure. Mon attente fut trompée: beaucoup d’obstacles avaient retardé ma marche, et je dus me résigner à me pelotonner à terre sous la protection des taillis.
Il m’était aisé de deviner le mobile qui les conduisait là. Heinz leur signalait l’étroite bande de gazon qui s’étendait près des rives du ruisseau. Cela différait, et beaucoup, de l’âpre et dur tapis que la bruyère étendait sur le sol. C’était une surface voloutée, élastique, telle qu’on l’aurait préparée pour des pieds privilégiés. Les étrangers vinrent tout près de moi et frôlèrent en passant les branches des arbres derrière lesquels je m’abritais. Tout à coup ils s’arrêtèrent.
«Ha! ha!» dit le jeune homme, qui avait atteint le pied du bouleau, «ceci est, si je ne me trompe, le cabinet de toilette de la princesse des bruyères.»
Ces mots suspendirent ma respiration... Je me penchai en avant, j’écartai les branches avec la prudence qu’une jeune sauvage eût apportée à cet espionnage, et j’aperçus le railleur ramassant un soulier. En dépit de mon inexpérience et de mon ignorance pour tout ce qui concernait les choses du monde, je savais fort bien en quelle tenue un soulier féminin doit s’offrir aux regards. Je savais des contes dans lesquelles de petites pantoufles en velours rouge, brodées de petites paillettes d’or ou d’argent, jouent un rôle considérable. Le papier fin sur lequel étaient imprimés ces récits merveilleux me semblait encore trop grossier pour servir de semelle à cette chaussure idéale et éthérée. L’informe soulier que l’on venait de relever était taillé dans le plus épais de tous les cuirs. — O Isabelle impitoyable!... Le bois lui-même ne te semblait pas suffisamment solide pour revêtir mes pieds toujours agités.
Le matin même, ces souliers tout neufs avaient été déposés devant mon lit en compagnie d’une roide paire de bas tricotés par Isabelle elle-même avec une laine dure et rêche... C’était son orgueilleux présent d’anniversaire, et j’en avais été tout à fait heureuse. Un plus ample examen avait encore augmenté ma satisfaction, car le cordonnier, rempli de prévoyance, avait rangé sur une semelle épaisse comme son gros doigt un bataillon de clous à tête brillante... lesquels me semblaient à l’heure présente scintiller de lueurs ennemies et déplaisantes.
«Ah!... quelle enfant! La voilà qui a oublié ses souliers... des souliers tout neufs encore!» s’écria Heinz en branlant la tête. «Ce sera drôle d’entendre Isabelle,» ajouta-t-il d’un ton anxieux et alarmé.
«A qui donc appartient l’enfant que nous avons vue vers le tumulus?» demanda de sa voix douce et pénétrante le vieux monsieur à cheveux gris.
«A Dierkhof, Monsieur, à la maison de Dierkhof.
— Oui... fort bien... Mais je vous demande comment elle s’appelle.»
Heinz déplaça quelque peu son couvre-chef de façon à pouvoir gratter son oreille, mouvement qui annonçait chez lui une extrême perplexité... Je sentais naître et venir sa réponse diplomatique... Il n’avait pas oublié ma colère et la vivacité avec laquelle je lui avais imposé silence quelques moments auparavant... Et quand il voulait bien mettre en mouvement son épaisse cervelle, Heinz était plus fin qu’on ne le croyait communément.
«Comment on l’appelle?...» fit-il d’un air encore plus niais que de coutume. «Hé ? mais, Isabelle l’appelle l’enfant, et moi...
— La petite princesse,» dit le jeune homme, affectant un ton aussi grave et aussi simple que celui de mon rusé Heinz. Il jouait avec mon soulier comme je l’avais vu jouer avec le couteau phénicien et le soupeser du bout des doigts. Mais il affectait cette fois d’employer toutes ses forces à soutenir un poids énorme, et ce jeu, humiliant pour moi, me semblait-il, s’accentuait encore grâce à l’expression moqueuse de ce beau visage.
«Ah!...» fit-il, «les dames de la bruyère tiennent à faire des impressions profondes... à laisser des traces ineffaçables...» Et, s’adressant au vieux monsieur, il ajouta: «Je voudrais bien que Charlotte vît cette chaussure idéalement légère, mon oncle... J’ai bien envie de lui porter cet objet à titre d’échantillon du costume des naturels de la bruyère.
— Point de folies, Dagobert!» répondit le vieux monsieur d’un ton sévère. Heinz venait de faire entendre un cri d’effroi.
«Non! non! Monsieur,» dit-il avec anxiété, «cela ne se peut. Mon Dieu! que dirait Isabelle? Des souliers tout neufs.
— Brrr... vous m’inspirez une terreur peut-être salutaire. Cette Isabelle doit être le dragon qui garde votre princesse aux pieds nus.»
Et le jeune homme, riant de tout son cœur de cet incident, laissa tomber le gros soulier. Il frappa les mains l’une contre l’autre pour faire disparaître la poussière qui s’était attachée à ses gants; puis, saluant Heinz, les étrangers s’éloignèrent, tandis que mon vieux camarade emballait joyeusement cette chaussure malencontreuse dans les vastes poches de sa redingote. Il découvrit aussi les bas suspendus à un arbre, les prit en secouant la tête d’un air mécontent, les envoya rejoindre dans ses poches leurs compagnons naturels, et se dirigea en grande hâte vers Dierkhof.
Je restai encore quelques instants dans ma cachette, percevant l’écho toujours plus éloigné du pas des voyageurs. J’éprouvais une vive émotion dont il m’était impossible d’analyser les causes ni les effets. Ma gorge se contractait, mes tempes se serraient, et mon angoisse s’apaisa seulement lorsque je m’aperçus que mes larmes coulaient... Ce n’était rien moins qu’une profonde contrariété, le regret qu’on éprouve de perdre une occasion qui ne pourra être retrouvée. Oui, par une contradiction inexplicable en apparence, après avoir naguère imposé silence à mon compagnon, je lui en voulais maintenant de sa discrétion. Et quand j’avais entendu sa réponse évasive, inspirée par une prudence digne du grand Salomon, je n’avais pu m’empêcher de murmurer: «Qu’il est niais!...» En effet, il eût pu dire cette fois que j’étais la fille de M. de Sassen, et l’on aurait vu de la sorte que je n’étais pas la première venue, une petite vagabonde. Mais non, M. Heinz avait fait de la diplomatie, et je me sentais profondément irritée contre lui.
Je quittai le taillis. Aucun nuage de fumée ne s’élevait maintenant au-dessus de la cheminée de Dierkhof. Isabelle avait dressé les pommes de terre sur un plat, et très certainement les plus belles, les plus dorées, soigneusement pelées, étaient placées près d’un verre rempli d’un bon lait écumant... car Isabelle me soignait, et même me gâtait, en dépit de son apparente sévérité. Maintenant elle m’attendait, et pourtant je ne regagnai pas tout de suite le logis. Je voulais d’abord m’assurer de l’état dans lequel les étrangers avaient laissé le pauvre monticule éventré.
Son aspect était meilleur que je ne pensais. Le bloc avait été remis en place, les couches de terre à peu près rejetées dans leur ancienne situation, et les débris de l’urne avaient disparu. L’arbre seul gisait déraciné. Au pied du monticule, on voyait seulement une légère raie grise: c’était la trace de la cendre humaine répandue à cette place. Plus loin je trouvai un petit ossement noirâtre, pour jamais séparé des autres os rendus à la tombe.
Je le pris soigneusement. Le jeune homme avait raison: ce n’étaient point des géants qui avaient dormi dans cette sépulture. Ce devait avoir été un doigt d’enfant, entouré d’une chair blanche et rose, complété par un bel ongle brillant, appartenant à une main fine et bien faite, telle que celle dont j’avais eu la révélation peu d’instants auparavant. Un métal précieux lui avait servi de parure, et peut-être bien des existences avaient dépendu d’un mouvement fait par cette petite main... Je montai sur le monticule, et, écartant la terre fraîchement remuée, j’y plaçai ce pauvre ossement solitaire. Puis, regardant au loin, je contemplai longuement le ruisseau qui se hâtait vers la forêt. C’est par là que. les étrangers se dirigeaient eux aussi, pour rejoindre bien vite le monde, en laissant derrière eux cette solitude méprisée, — du moins par l’un d’entre eux, — qui s’appelait la bruyère, et qui était ma patrie. Le monde... qu’était-ce? Mes plus lointains souvenirs me retraçaient quelque chose qui faisait partie du monde: une grande chambre sombre et un jardin humide entouré de maisons très hautes. Voilà ce qu’était le monde pour moi. J’avais passé dans cette chambre les trois premières années de ma vie. Des boucles gris-blond flottaient autour du visage dont tous les traits étaient restés gravés dans ma mémoire: j’aurais pu peindre de souvenir la visière verte qui protégeait des yeux affaiblis, le gros nez retroussé, le teint décoloré de celle qui était Mlle Streit, mon institutrice. Un autre visage flottait encore dans mes souvenirs, et se détachait sur leur masse confuse: je le voyais rarement, mais plus tard, quand il m’arriva d’entendre le bruissement de la soie, j’éprouvai un frisson, car un fantôme aux contours indéterminés prenait la parole pour prononcer avec un ton d’impatience une phrase toujours la même: «Enfant! tu me fais mal aux nerfs!» Avoir mal aux nerfs et être en colère devinrent dès lors pour moi deux choses identiques. Cette apparition vêtue de soie, qui s’entendait interpeller de la sorte, qui se bornait à traverser la grande chambre dans laquelle je vivais, et posa une seule fois sur mon front une main douce et chaude, était appelée madame par Mlle Streit, et l’on m’apprenait à lui dire maman.
Un jour je m’éveillai, — non plus dans la chambre, — mais dans les bras d’un homme très grand, aux tempes garnies d’une chevelure couleur d’ambre, et qui me dit en s’efforçant de rire: «Hé ! hé ! nous voilà réveillée!»
Près de nous marchait Mlle Streit, vêtue de noir et versant de grosses larmes sous son voile de crêpe. Je remarquai aussi que ses mains étaient jointes dans l’attitude de la prière. Nous étions à quelques pas de la maison au nid de cigognes, entourée des quatre chênes. Quand je vis que je ne reconnaissais pas le visage de l’homme qui me portait, je me rejetai en arrière, en donnant toutes les marques d’un effroi intense. Je m’apprêtais à le caractériser en poussant des cris perçants, lorsque mon porteur fit entendre un sifflement particulier, auquel accourut une troupe de poules bigarrées qui sautèrent autour de lui avec une confiance joyeuse dont l’exemple me gagna rapidement.
Là se trouvait aussi une dame très grande, au visage très rouge. Elle tendit la main à Mlle Streit et m’embrassa en pleurant, ce qui fit renaître ma terreur. Je l’oubliai bien vite: un veau prenait ses ébats dans la cour, sautait lourdement et retombait sur ses quatre pattes devant son compagnon avec une gaucherie tellement grotesque que l’hilarité me gagna. Sur le toit, les cigognes faisaient entendre le claquement de leurs becs, et Isabelle, — Isabelle aux yeux perçants, — me tendait un petit animal à la fourrure soyeuse. J’y plongeai aussitôt la main et me trouvai en possession d’un joli petit chat, et de toutes parts éclataient les gais rayons du soleil, et le feuillage des arbres s’agitait sous le souffle parfumé qu’envoyait la bruyère. Je sautai de joie au milieu de ce monde qui se révélait à moi, tandis que Mlle Streit, sanglotant et essayant d’étouffer ses sanglots, chancelait sur le seuil de la maison.
C’est ainsi que je fis mon entrée à Dierkhof, sur le bras de Heinz, et c’est seulement de ce jour que commença ma vie. Pendant cette nuit, durant laquelle chacun pleurait sur moi, j’étais devenue une enfant heureuse. J’explorai la bruyère du haut du dos de Heinz, et je faisais chaque jour de cette façon des promenades qui me semblaient délicieuses. Il y avait, dans le coin le plus écarté de la plaine, une petite hutte d’argile au toit de paille si peu élevé que Heinz devait courber sa haute taille pour passer par la porte; mais la hutte était habitable. La table et les chaises en bois de sapin avaient une blancheur de neige, et derrière les deux grandes portes d’armoire placées sur l’épaisse paroi se trouvaient d’épais lits de plume recouverts d’une toile bien propre, aux ramages bigarrés. Heinz et Isabelle étaient les enfants d’un faiseur de balais. Il avait construit cette hutte de ses mains, les deux enfants y étaient nés, et Heinz entendait bien y mourir. Au mois de juillet, il emmenait dans la bruyère les essaims d’abeilles des maisons environnantes et les surveillait. Il travaillait à Dierkhof pendant quelques jours de chaque semaine.
J’étais devenue bientôt aussi familière dans la maisonnette de Heinz que dans la maison de ma grand’mère. J’aidais Heinz à manger son blé de sarrasin, et j’étais toujours présente quand il ramassait la bruyère destinée aux litières de Dierkhof et qu’il l’y transportait. Il me soulevait bien haut, — au-dessus de sa tête, — pour me faire examiner les ruches qui contenaient ses pensionnaires ailées. Celles de ces ruches qui étaient hors d’usage servaient de poulailler, et je poussais des cris de joie lorsque j’y découvrais de beaux œufs d’une blancheur de neige.
Pendant que je m’initiais de la sorte à la vie primitive, Mlle Streit restait dans la chambre d’amis, et brodait, et pleurait toute la journée. Cette chambre avait, il faut bien l’avouer, une apparence des plus rustiques; les murs étaient simplement blanchis à la chaux, un vieux banc de bois bruni et poli, — seulement par l’usage, —était placé derrière le poêle, et quelques tables massives, grossièrement équarries, garnissaient la pièce. Mais, en l’honneur de Mlle Streit, ma grand’mère avait fait venir de la ville un canapé rembourré, et Isabelle avait découvert je ne sais où des rideaux à rayures bleues et blanches, qu’elle avait suspendus aux fenêtres. Mlle Streit avait la coutume de fermer hermétiquement ces rideaux, et s’en excusait en confessant l’effroi que lui causait la vaste et silencieuse bruyère s’étendant à perte de vue sous les rayons du soleil. Il est vrai que, son effroi n’étant pas moindre quand les rayons de la lune avaient succédé à ceux du soleil, les rideaux demeuraient toujours fermés. Quand j’eus atteint ma cinquième année, elle commença mon enseignement, et alors Isabelle apportait son ouvrage et venait assister à mes leçons, afin de s’assimiler quelques bribes de savoir. Elle était entrée à l’âge de quinze ans au service de ma grand’mère, qui alors habitait la ville et lui avait fait apprendre à lire et écrire. Pourtant Isabelle ne s’estimait pas suffisamment instruite et recommençait à étudier près de moi. Bien souvent, le soir, quand j’étais bien fatiguée d’avoir sauté, et couru, et joué, je me pelotonnais sur ses genoux et j’appuyais ma tête contre sa poitrine. Alors Heinz faisait son entrée en compagnie de sa pipe, — éteinte, bien entendu, — et, en se voyant en possession d’un auditoire, Mlle Streit retrouvait quelque vivacité, ses joues minces et pâles se coloraient Un peu, ses boucles défrisées tombaient autour de son visage et flottaient singulièrement, tandis qu’elle racontait ce qu’était l’existence dans la maison de mon père. Mes souvenirs si vagues se condensaient pendant ces récits, l’ordre et la clarté se faisaient ainsi dans mon cerveau. J’appris de la sorte que mon père était un homme célèbre, que ma mère, actuellement défunte, était non seulement une femme savante, mais encore une femme poète. Beaucoup de personnages illustres fréquentaient notre maison, et quand Mlle Streit disait en soupirant: «J’avais une robe blanche, une ceinture rose et des nœuds roses dans les cheveux pour les soirées de lecture de madame,» elle évoquait mes souvenirs les plus désagréables. J’entendais encore le mouvement qui se faisait dans la maison, et dont j’étais tenue à l’écart dans la chambre sombre. Alors mon souper m’était servi froid, et lorsqu’il m’arrivait de m’éveiller dans mon premier sommeil, je me trouvais absolument seule dans cette vaste et triste pièce. Aussitôt l’effroi me prenait, je poussais des cris perçants, et Mlle Streit, vêtue de sa robe blanche, apparaissait à ma vue, plus semblable à un fantôme qu’à elle-même (elle mettait une robe blanche seulement dans les circonstances solennelles), plaçait un bonbon entre mes lèvres, tirait ma couverture sur ma tête, et disparaissait le plus rapidement possible.
A part cela, les «souvenirs célestes» de mon institutrice me touchaient fort peu. Je m’endormais généralement pendant ses narrations, et me réveillais seulement quand on me tirait inhumainement les cheveux. Mes longs cheveux noirs étaient soumis au même régime que les cheveux gris-blond, clairsemés, de Mlle Streit, c’est-à-dire qu’il fallait endurer tous les soirs le supplice des papillotes. Puis je priais pour mon père absent, dont il m’était impossible de reconstituer les traits dans ma mémoire, en dépit des efforts que je faisais à ce sujet.
Quelques années se passèrent de la sorte, et Mlle Streit se montrait chaque jour plus inquiète, plus agitée, et pleurait chaque jour davantage. Elle s’arrêtait souvent dans la cour plantée, et, levant les bras au ciel, s’écriait:
«Où allez-vous, nuages légers? où vous emporte le vent?
«Ah! prenez-moi, prenez-moi avec vous!»
Et j’étais si crédule déjà, que je m’attendais à voir un nuage descendre à terre, se transformer en carrosse et emporter mon institutrice au travers des airs.
Ce ne fut pourtant pas un nuage qui l’emporta, mais un jour on entendit sur son assiette un petit bruit sec. Une dent venait de tomber, et, à mon extrême surprise, ce n’était pas une dent vivante, elle avait une tige de métal en place de racine. Mlle Streit joignit les mains avec consternation, quitta la table, et alla emballer ses effets.
«C’est ma faute, ma bonne Isabelle,» dit Mlle Streit en pleurant. «J’avais trop présumé de mes forces. J’aurais dû comprendre que je ne pouvais vivre ici sans la moindre perspective.»
Point de perspective dans la vaste, vaste bruyère! Cette appréciation, prise par moi dans son sens littéral, me pétrifia, et même m’indigna, car j’adorais déjà notre bruyère. Heinz conduisit la malle jusqu’au prochain village, et je l’accompagnai. Après les adieux, je demeurai immobile pendant quelques minutes, suivant du regard la carriole qui emportait ma vieille institutrice jusqu’à ce qu’elle eût disparu dans la forêt. Puis, tout à coup, je pris mon chapeau et le lançai en l’air, je saisis et j’ôtai la veste ajustée sans laquelle Mlle Streit m’interdisait d’entreprendre une promenade quelconque, et j’aspirai avec délices l’air qui se jouait sur ma nuque et mes bras. Ce fut dans cet équipage que je regagnai la maison. Isabelle avait déjà enlevé le canapé et l’avait serré dans un cabinet reculé, après l’avoir enveloppé de couvertures. Les rideaux étaient déjà défaits et soigneusement pliés, pour aller retrouver les profondeurs de l’armoire dans laquelle ils devaient se reposer du service actif qu’ils venaient de fournir.
«Isabelle, ceci doit être coupé !» m’écriai-je en tenant l’une de mes longues et incommodes boucles noires. Et elle se mit à couper toutes mes boucles, et j’écoutais avec délices le grincement des ciseaux qui me délivraient de l’un de mes tourments. Les papillotes furent jetées au feu, la veste alla rejoindre les rideaux dans leur armoire, et dès ce jour je fus vêtue comme Isabelle, seulement d’un jupon et d’un corselet, — en vraie paysanne.
Tous ces incidents se retracèrent à ma mémoire tandis que je contemplais, à l’horizon, le sentier parcouru par les trois inconnus. Le crépuscule s’épaississait, et c’est tout au plus si je distinguais le paysage; mais j’en voyais assez pour me représenter es trois voyageurs se pressant afin de s’éloigner, comme l’avait fait Mlle Streit, de cette bruyère «abominable», et n’y jamais plus revenir. Combien ce jeune homme moqueur aurait ri de la vieille dame au visage rouge s’il eût su qu’elle avait quitté une belle ville populeuse pour habiter cette solitude et ne jamais plus la quitter! Mlle Streit avait toujours pensé que ma grand’mère était atteinte d’une maladie mentale, et son regard sombre lui inspirait une profonde terreur. Pour moi, cette existence bizarre était tout à fait naturelle et tout à fait inséparable de son être, et si les dispositions singulières qu’elle avait s’étaient accentuées et fortifiées, ce résultat s’était produit graduellement, par conséquent insensiblement, tout comme ma croissance. Je croyais, au surplus, que toutes les grand’mères vivaient et agissaient comme ma propre grand’mère. Pourquoi étais-je amenée ce jour-là à réfléchir si profondément sur des faits que j’avais jusqu’ici considérés comme naturels, et qui s’offraient tout à coup à mon esprit comme autant d’énigmes? La surprise inexprimable manifestée par les étrangers lorsqu’ils eurent entendu parler de cette singulière vieille dame, qui ne souffrait ni or ni argent dans la maison, avait éveillé mon attention... N’était-il pas aussi bien surprenant que depuis un certain nombre d’années elle fût condamnée à un mutisme absolu?... qu’elle évitât soigneusement toute rencontre avec les personnes qui vivaient sous son toit, et qu’elle leur jetât une terrible réprimande dans un regard effrayant lorsqu’elles se trouvaient sur son chemin? Pourquoi aussi n’acceptait-elle pas même une bouchée de nourriture de la main d’autrui? Les œufs qui composaient sa principale nourriture devaient être dénichés par elle, et, pour qu’aucune main humaine ne touchât au vase qu’elle allait porter à ses lèvres, pour qu’aucun souffle n’effleurât sa boisson, elle s’appliquait à traire elle-même sa vache. Elle ne touchait jamais au pain ni à la viande. Durant la première année de mon séjour près d’elle, ma grand’mère m’avait quelquefois embrassée avec tendresse; mais depuis longtemps, bien longtemps, elle ne m’accordait plus aucune attention et semblait même avoir oublié qui j’étais.
Mon père ne m’envoya pas une autre institutrice, je n’existais pas pour ma grand’mère; et le maître d’école du plus proche village, — passablement éloigné, du reste, — n’était pas des plus habiles. Tout cela, selon Isabelle, était mauvais pour moi. Elle ne m’envoya pas à l’école, — comment eût-elle fait? — et s’imposa la rude tâche de m’instruire. Elle me fit lire des chapitres de la Bible, mais toujours à voix basse et étouffée, s’interrompant souvent pour prêter l’oreille avec anxiété du côté de l’appartement occupé par ma grand’mère. Je fus confirmée par le vieux pasteur du village. A cette occasion, Isabelle se déroba littéralement avec moi, tandis que Heinz faisait bonne garde, et je m’agenouillai dans la petite église, faisant ainsi un acte de foi dont ma grand’mère n’eut aucunement connaissance.
C’est ainsi que j’avais grandi, sauvage et vivace comme les plantes qui garnissaient les rives du ruisseau. Et quand j’examinai d’un coup d’œil la somme des jouissances que j’avais déjà connues, quand je comparai ma vie à celle de ce jeune homme qui cherchait soigneusement les sentiers gazonnés, et, non content de chausser ses pieds, tendait encore une peau d’animal sur ses mains blanches, j’éclatai d’un rire sonore: — c’était ma vengeance.