Читать книгу La petite princesse des bruyères - Eugenie Marlitt - Страница 7
IV.
ОглавлениеL’espace qui, dans les maisons de la partie méridionale de la Saxe, est compris entre la grange et les chambres habitables, et dans lequel se trouve le foyer de la cuisine, s’appelle le fleck. A Dierkhof, le fleck s’élevait de quelques pouces au-dessus du sol argileux de la grange, selon une coutume fort ancienne et à peu près tombée en désuétude; mais il n’y avait pas de mur, pas même de barrière de planches, pour séparer ces pièces. Sur ce fleck, que j’appellerai un vestibule, quoiqu’il n’en eût pas l’apparence, s’ouvraient une fenêtre et deux portes communiquant aux chambres de la maison. Le vestibule était proprement pavé de petits carreaux. C’était la pièce que je préférais, et nous y dînions toujours en été. Depuis ce vestibule le regard embrassait non seulement toute l’étendue de la grange jusqu’à la porte cochère, mais encore les étables, qui étaient de la sorte commodément surveillées.
Lorsque, de retour de mon expédition nocturne, j’entrai avec Isabelle dans ce vaste espace, la lampe était déjà allumée sur la table et se perdait comme une petite étincelle dans l’obscurité du vestibule enfumé. Près de son étable, Mieke, non encore accommodée de nuit, se tenait passablement gênée, me parut-il, par la parure et les guirlandes dont j’avais décoré ses cornes et son poitrail.
On avait soupé sans moi. Je reconnus, à une montagne de pelures de pommes de terre, la place qui avait été occupée par Heinz. Isabelle, me faisant grâce de tout sermon, enleva l’assiette devant laquelle j’allais me placer, et qui ne contenait plus que des pommes de terre refroidies, auxquelles elle substitua des œufs frais cuits à la coque. J’entendais Heinz errer dans la cour plantée, et Isabelle semblait très affairée. Le moment n’était sans doute pas opportun, mais la jeunesse ne sait, ne peut et ne veut pas attendre. J’avais depuis quelques heures une question sur les lèvres, et ne pus me décider à me taire.
«Isabelle, comment s’appelle l’endroit que mon père habite maintenant?»
Elle passait précisément devant moi pour se rendre dans la cour plantée, et s’arrêta, frappée de surprise.
«Tu veux lui écrire?...» fit-elle de son ton bref.
Je me mis à rire.
«Moi! écrire une lettre! Oh! Isabelle, tu te moques de moi. Non, non, je veux seulement savoir comment s’appellent les gens chez lesquels mon père demeure.
— Tu veux le savoir de suite?»
Je n’osai pas répondre affirmativement, mais Isabelle lut peut-être dans mes traits l’impatience qui me dévorait, et n’eut Pas le courage de m’infliger le supplice de l’attente. Elle se dirigea sans mot dire vers l’une des chambres voisines et en revint avec un coffret.
«Tiens... cherche cette adresse toi-même, je ne l’ai pas en tête. Mais ne perds rien de tout cela et n’emploie pas trop de temps à tes recherches.»
Elle sortit. Comme tous ces petits paquets représentant les derniers liens de Dierkhof avec le monde extérieur étaient bien classés, soigneusement enveloppés, et bien rangés dans ce coffret! Là, dans une enveloppe bien mince, se trouvaient les lettres écrites par mon père, invariablement adressées à Isabelle, et contenant seulement quelques lignes de politesse, un salut pour ma grand’mère, un mot distrait pour moi, et un refus absolu, catégorique, opposé aux prières qu’Isabelle lui adressait sans cesse, le sollicitant de m’emmener de Dierkhof pour me faire instruire. Tout ce qui concernait la correspondance faisait partie des attributions d’Isabelle, qui, en poussant de gros soupirs, s’appliquait à tracer quelques lignes en caractères informes. Je ne m’étais jamais inquiétée de ces détails, car, quoique je fusse affamée de lecture au point de recommencer sans cesse le petit nombre de livres enfantins qui avaient suivi Mlle Streit à Dierkhof, j’avais toujours éprouvé une répugnance bien marquée pour l’écriture, et je lui avais voué une haine éternelle.
Parmi ces paquets se trouvait une enveloppe qui, je le savais, était arrivée tout récemment, et portait cette adresse tracée d’une écriture fine et élégante:
«A Madame la conseillère de Sassen. — Hanovre.»
Une lourde main avait tracé en gros caractères le mot de Dierkhof sous celui de Hanovre, qui avait été biffé. Cette lettre, — la seule que j’aie jamais vue avec cette adresse, — avait été envoyée à ma grand’mère. Quand Heinz, peu de semaines auparavant, l’avait apportée et remise à Isabelle, mon regard avait glissé rapidement sur cette adresse, et je m’éloignai avec indifférence, sans m’enquérir du contenu de la lettre. Le monde, en dehors de la bruyère et de tout ce qui venait d’elle, n’avait pas le moindre intérêt pour moi. Aujourd’hui les choses avaient subitement changé d’aspect. Le cachet de cette enveloppe était rompu, et je pouvais aisément prendre connaissance de la lettre; mais il me sembla que je ne devais pas le faire sans l’assentiment d’Isabelle, et je posai cette lettre à l’écart.
Je trouvai bien vite l’adresse de mon père. Quand j’ouvris vivement sa dernière lettre, je lus sous sa signature ces mots: Maison Claudius, n° 64, à K. Un dard aigu passa au travers de mon cœur, et je sentis qu’une flamme envahissait mon visage, tandis que je lisais le nom que le vieux professeur avait prononcé devant moi. Et je déchiffrai couramment l’écriture hâtive, à peine formée, de mon père. Ce nom m’avait tout à coup ouvert les yeux et l’entendement.
Je connaissais le contenu de cette lettre: Isabelle me l’avait communiqué, et pourtant je me mis à l’étudier. Hélas! j’y retrouvais la sécheresse et l’indifférence dont les lettres de mon père témoignaient sans détour. Il ne demandait pas: «Que fait mon enfant? Est-elle bien portante ou malade? Pense-t-elle à moi?...» A ce moment, je compris clairement ce que j’avais parfois confusément entrevu: mon père ne remplissait pas ses devoirs envers moi.
Ces lignes insignifiantes se terminaient par ces mots: «On ne doit pas répondre à la lettre venue de Naples, et je n’ai pas besoin d’ajouter que cette lettre ne doit pas tomber sous les yeux de ma mère.»
Il s’agissait évidemment de la lettre qui était près de moi sur la table: l’enveloppe portait le timbre de Naples, et cette lettre devenait doublement intéressante pour moi.
Je repliai la lettre de mon père avec un vif désappointement... Pas un mot concernant son séjour chez les gens qui s’appelaient Claudius. Je me levai brusquement, et je jetai la lettre dans le coffret. Eh! que m’importaient tous ces inconnus? Tandis que je perdais mon temps à m’occuper d’individus qui n’avaient absolument rien de commun avec moi, la nuit tombait, et Heinz allait et venait encore dans la cour. A l’ordinaire, quand c’était jour de fête et qu’il n’employait pas la soirée à se reposer, je frappais ses doigts, je me suspendais à son bras et le traînais dans le vestibule, où je le faisais asseoir sur l’une de nos massives chaises de bois; je lui tendais un fragment de bois résineux, et mon vieil ami disparaissait bientôt dans les nuages que sa pipe exhalait. Isabelle allait chercher son linge à raccommoder; je leur faisais la lecture, relisant avec un enthousiasme toujours nouveau mes vieux contes d’enfant que je savais par cœur. Si le temps était froid, on entretenait le foyer de la cuisine, et Isabelle nous faisait du thé. On était bien là à écouter la pluie tomber bruyamment sur nos toits solides, et à peupler de visions merveilleuses le grand espace obscur qui s’étendait au delà du vestibule. De temps à autre, Mieke agitait la chaîne qui l’attachait; un coq, ayant perdu dans son sommeil la notion du temps, s’avisait de saluer le jour quoiqu’il fît nuit; mon chien Spitz se retournait devant le foyer en poussant un soupir de béatitude... Tout ce que j’aimais était là réuni entre ces quatre murs.
Alors mon âme était tranquille. Rien ne l’agitait, ni désir ni regret. Mon cœur était satisfait et rempli de tendresse pour les deux êtres excellents qui m’aimaient plus, hélas!... que je n’étais aimée de mon propre père. Et pendant quelques instants ma Pensée s’était détachée d’eux pour s’occuper uniquement d’étrangers!... La rougeur me montait au visage lorsque je me retraçais les sentiments dont je venais d’être agitée. Ma conscience était un juge trop inflexible pour se payer de défaites; il était impossible de lui cacher que j’avais mentalement abandonné mes vieux amis parce que je les avais vus toisés avec dédain par un jeune homme élégamment vêtu. J’avais éprouvé un emportement très vif, j’avais même frappé du pied, j’avais, en un mot, maltraité celui qui depuis tant d’années m’avait donné tant de marques d’une inépuisable patience, d’une sollicitude incessante; puis, lorsque quelques instants plus tard il avait mis sa placide intelligence à la torture pour s’efforcer de répondre selon ce qu’il croyait conforme à mes désirs, quand il avait éludé la question qu’on lui posait et avait réussi à ne pas faire connaître un nom que je lui avais interdit de prononcer, j’avais éprouvé un mouvement de colère en me voyant si bien obéie... Et pourquoi? Parce que ma gloriole eût été satisfaite de me rattacher à un père indifférent sans doute, mais célèbre, d’apprendre à ce jeune moqueur que la petite paysanne aux pieds nus était de bonne maison, après tout. Voilà, hélas!... pourquoi j’avais renié mon vieux Heinz, dont les bras m’avaient tenu lieu de berceau.
Quand j’eus bien mesuré l’étendue de ma faute, le remords me parut si insupportable que je voulus confesser sans retard cette faute et en solliciter l’absolution. Comme je m’apprêtais à aller chercher mon vieux compagnon, la porte du vestibule s’ouvrit, et Heinz apparut, suivi de mon chien Spitz.
Je m’élançai vers lui et posai mes mains sur sa large poitrine, ne pouvant atteindre plus haut, à son cou.
«Heinz, tu es fâché contre moi, n’est-ce pas?
— Moi? allons donc! A moins que ce ne soit sans le savoir, ma petite princesse,» ajouta-t-il sans quitter sa pipe.
Il demeura interdit, immobile devant moi, tandis que son cerveau faisait des efforts visibles pour élucider cette question. Était-il ou n’était-il pas fâché contre moi?
«Tu dois le savoir, tu le sais. Heinz; va! gronde-moi, j’en serai bien aise, car cela me soulagera. J’ai été mauvaise pour toi... souviens-toi bien de tout ce qui s’est passé... et j’ai frappé du pied, mon Dieu!
— Mais qu’est-ce qui te prend donc? Ce n’était qu’une petite plaisanterie.
— Une plaisanterie? Non pas! Ne crois pas cela. C’était sérieux, et même très sérieux. Je t’en supplie, ne sois pas si bon pour moi, je ne le mérite pas. Je dois être punie. Je suis trop enfant et emportée, et une enfant ingrate.
— Ho! ho!... Et quoi donc encore?
— Un cœur de lièvre, Heinz! Oui, vois-tu, tout cela est arrivé parce que je n’ai pas de courage. J’étais là, sur ce monticule, comme si j’y avais pris racine, et toutes ces têtes se seraient tournées vers moi, tous ces yeux m’auraient regardée si tu avais dit...
— Je ne l’ai pas dit! Ha! ha! ha! Je n’ai pas dit une seule syllabe de ce nom.» Et Heinz de son index frappa son front avec un accent de triomphe. «J’ai encore assez de finesse pour savoir me conduire dans une pareille circonstance. Ils auraient pu me questionner longtemps encore, ils n’auraient rien su.»
Et, plongeant sa main dans l’une des immenses poches de sa redingote, Heinz ajouta:
«Quant à cette énorme quantité d’argent, ces gens-là n’ont jamais voulu le reprendre. Tout a été inutile, et j’ai dû le garder. Et le voici, petite princesse.»
«Sais-tu qu’il se passe là dedans d’étranges choses?» (Page 6.)
Il compta les écus dans le creux de sa main. Ses petits yeux brillaient en s’attachant complaisamment sur ces pièces reluisantes.
Cinq pièces d’argent, — une pièce par perle. — Cela avait été compté ainsi. Le «Ici, mon enfant!» du vieux monsieur résonnait encore à mon oreille, et me révélait que l’on avait attribué mon intervention dans la conversation au désir de faire une bonne spéculation... Pourtant j’avais voulu, non pas vendre, mais donner ces perles, et cette erreur m’affligeait au delà de toute expression.
«Je n’en veux pas, Heinz!» m’écriai-je en repoussant sa main étendue vers moi.
Et pour la seconde fois les écus roulèrent à terre en produisant sur les pavés du vestibule un bruit effroyable que je n’avais jamais entendu, et que Dierkhof ne connaissait plus depuis bien des années.
Je me retournai involontairement, et mon regard s’arrêta sur la fenêtre qui donnait dans le vestibule. Derrière les épais carreaux de cette fenêtre était tendu un tapis de Turquie, qui, si loin que remontassent mes souvenirs, n’avait jamais été soulevé. Ce tapis s’était écarté, et les yeux de ma grand’mère étincelaient sur un fond totalement obscur.
Cette apparition était terrifiante. Je me baissai en tremblant Pour ramasser les pièces d’argent; mais alors la porte située près de cette fenêtre s’ouvrit rapidement, — on eût dit un ouragan qui passait dans le vestibule, — on me saisit par l’épaule, et je me sentis poussée vers la grange.
«Pas toucher à cela!»
Quelle étrange intonation avait cette voix qui depuis tant d’années s’était tue! J’avais fermé les yeux sous l’impression d’une surprise pleine d’effroi, puis je les rouvris, la curiosité étant plus forte encore que la terreur.
Ma grand’mère était debout dans une attitude menaçante, et dirigeait contre Heinz son poing fermé.
«Toi!...» fit-elle les dents serrées.
«Oui, oui, gracieuse dame,» répondit Heinz d’un ton suppliant: «je ramasse ces maudits écus pour qu’ils ne salissent Pas la maison, et vais tout de suite les jeter dans le ruisseau.»
Il tremblait comme la feuille, et je vis pour la première fois de ma vie ce frais et rose visage pâlir jusqu’à la lividité.
Elle lui tourna le dos par un mouvement énergique. Ses longues et lourdes tresses grises fouettaient ses hanches, et j’attendais en frémissant qu’elle revînt à moi. L’un de ses pieds toucha une pièce d’argent: elle le retira comme si elle eût effleuré un serpent, et alors commença une scène que je ne pourrai jamais oublier. Du bout de son pied et avec mille précautions, elle poussa l’une des pièces d’argent, puis une seconde et une troisième, pour les écarter, en y touchant le moins possible. Elle traversa le vestibule de la sorte... Et quel étrange jeu de physionomie! comme ses traits étaient expressifs et peignaient les mouvements contradictoires de son âme! On voyait qu’elle repoussait l’argent avec haine et dégoût, et pourtant, quand l’un des écus roulait et retombait sur lui-même en produisant un son argentin, elle tendait le cou avec une sorte d’avidité, absolument comme si elle s’était efforcée de ne perdre aucune vibration de ce tintement.
Je demeurai immobile, osant à peine respirer; Spitz lui-même, Spitz si folâtre et si rustiquement familier, avait quitté le voisinage du foyer, la queue basse, et était venu se presser contre Heinz, qui restait pétrifié à la place qu’il occupait, sans se hasarder à faire le plus léger mouvement, mais en dirigeant vers moi ses regards anxieux... Et Isabelle! où donc était-elle? Elle seule avait quelque pouvoir sur ma grand’mère. N’entendait-elle donc pas ce tintement insolite qui réveillait les échos de Dierkhof, et n’allait-elle pas apparaître pour nous protéger et nous délivrer?
Le jeu qui semblait intéresser si vivement ma grand’mère continuait. Elle ne semblait plus s’apercevoir que deux créatures vivantes; se trouvaient près d’elle, changées en statues. Elle arpentait le vestibule dans tous les sens, et gesticulait en s’adressant à quelque chose d’invisible. Tout à coup un frisson parcourut ses membres: elle avait rencontré durant sa promenade la table du souper, et s’était arrêtée pétrifiée, tandis que ses yeux se fixaient sur l’un des angles de cette table, à la place où j’avais posé la malheureuse lettre venue de Naples, celle-là même qui, d’après l’injonction de mon père, ne devait jamais arriver jusqu’à elle.
«A Madame la conseillère de Sassen!» prononça-t-elle lentement, mais distinctement, rompant enfin son mutisme. Elle passa ses mains sur son front, et dit en soupirant profondément:
«Madame de Sassen... c’était moi!»
Je luttai avec moi-même, m’exhortant à m’élancer pour lui arracher la lettre qu’elle venait de saisir. Mais qu’étais-je? qu’était mon faible petit corps près de cette stature et de cette force herculéenne? Elle m’eût écartée aussi aisément que j’aurais repoussé un fétu de paille, et cette tentative de résistance l’eût confirmée dans son désir de prendre possession de la lettre. J’adressai à Heinz les signes les plus expressifs. Il me regardait sans me comprendre, et alors ce que je redoutais se produisit: ma grand’mère ouvrit l’enveloppe et y prit la lettre.
«Voyons cela,» fit-elle en dépliant lentement la feuille de papier.
Elle ne lut pas. Son regard tomba seulement sur la signature. Qu’était donc ce nom, quelle pouvait être sa signification, pour qu’une semblable impression se produisît? Elle fit entendre un cri sauvage en broyant la lettre entre ses doigts...
«Ta Christine!» répéta-t-elle plusieurs fois en riant d’un rire étrange; puis elle roula les débris du papier et les jeta au loin dans la grange, se précipita vers sa chambre par un mouvement de bête fauve mortellement blessée regagnant le gîte, poussa la Porte derrière elle et tira le verrou.
Isabelle, qui revenait précisément du dehors en portant un panier de briques de tourbe, s’arrêta stupéfaite sur le seuil.
«N’était-ce pas ta grand’mère?» demanda-t-elle avec un mélange d incrédulité et d’effroi. La porte qui venait de se refermer brusquement était pour ainsi dire condamnée: on ne l’ouvrait jamais. La serrure et le verrou devaient être rouillés depuis longtemps.
Mes dents claquaient comme si j’avais été en proie à un accès de fièvre; mais, dès que j’eus aperçu Isabelle, je me sentis rassurée et relativement calme. Je pus donc lui raconter tout bas ce qui venait de se passer. Durant ma narration, je la voyais blêmir et frémir; mais Isabelle demeura toujours l’Isabelle que je connaissais: sans mot dire, elle posa son panier près du foyer, et se mit à déballer et ranger ses briques de tourbe avec ordre et symétrie. Elle leva la tête seulement en voyant entrer Heinz. La terreur respectueuse qu’inspiraient à celui-ci certains regards de sa sœur fut cette fois pleinement justifiée par l’événement. Ses yeux s’arrêtèrent menaçants, perçants, sur le visage empreint épouvante de mon vieil ami.
«Tu es vraiment un infâme imbécile, Heinz!» lui dit-elle de sa voix brève. «Depuis bon nombre d’années, je m’applique à ce qu’une pièce de monnaie, fût-elle en cuivre, ne paraisse jamais à Dierkhof, et voici que mon œuvre patiemment poursuivie est démolie en un clin d’œil! Voici que tu as l’heureuse idée de jeter des pièces d’argent sur les dalles du vestibule, pour que l’on entende bien distinctement leur son, n’est-il pas vrai, idiot? Quarante coups de bâton sur ton dos, oui, pas un de moins, voilà ce que tu mérites!»
Les larmes me montèrent aux yeux. J’étais bien de moitié, sinon pour la totalite, dans cette faute, et il supportait patiemment toute la réprimande, sans en rejeter une partie sur moi, sans vouloir s’excuser, afin d’éviter de m’accuser. Je l’entourai de mes bras, et j’enfonçai mon visage dans la manche de sa vieille redingote râpée.
«Oui, oui... console-le, ton Heinz... C’est inouï comme ils s’entendent et se soutiennent, ces deux êtres-lâ !» murmura Isabelle. Mais son regard et sa voix avaient déjà perdu de leur âpreté.
Elle prit la lampe sur la table et entra dans la grange pour y chercher les fragments de la lettre; mais elle ne put réussir à les trouver.
Jusqu’à ce jour, je n’avais que bien rarement entendu un mouvement dans la chambre de ma grand’mère. Peut-être aussi n’y avais-je fait aucune attention. Mais en ce moment on entendait s’élever de ce côté-là un murmure monotone, douloureux, entrecoupé de soupirs et d’exclamations prononcées par une voix rauque, qui arriva jusqu’à nous au travers de la fenêtre masquée par le tapis.
«Elle prie,» me dit Heinz à voix basse.
Mais cette prière ne se faisait pas à genoux. Elle se promenait dans sa chambre, et frôlait le tapis en passant près de la fenêtre, tandis que son pas lourd et massif ébranlait le sol.
«Apportez de la lumière!» cria-t-elle tout à coup d’une voix pleine d’angoisse.
«De la lumière?...» répéta Isabelle, frappée d’étonnement. «J’ai pourtant allumé ses lampes.»
Elle s’élança dans l’étroit couloir qui s’étendait devant les chambres et aboutissait par son autre extrémité au jardin, et sur lequel s’ouvrait la porte principale de la chambre occupée par ma grand’mère.
Peu après, Isabelle revint, assez calme en apparence; mais on entendit presque aussitôt le bruit de la pompe de la fontaine mise en mouvement.
«La nuit s’était faite tout à coup devant ses yeux,» répondit brièvement Isabelle à mes questions anxieuses. «Ce sera encore une fois une belle nuit,» murmura-t-elle en se parlant à elle-même, tout en lavant la vaisselle, la rangeant, et emportant le coffret aux lettres.
Ainsi il lui était arrivé bien souvent de passer de mauvaises nuits près de ma grand’mère. C’était là une découverte pénible pour moi. Mon sommeil heureux et paisible n’avait jamais été troublé par les accidents qui se produisaient, paraissait-il, assez souvent. Je me rappelai alors que parfois Isabelle était accablée de fatigue et toute somnolente le matin, quand je me levais rafraîchie par le repos de la nuit. Mais elle attribuait ordinairement cet état aux maux de tête, dont elle se plaignait fréquemment, et je l’avais toujours crue sur parole, avec l’insouciance un peu égoïste qui est le privilège et l’apanage de l’enfance.
Je croisai mes bras sur la table, et j’y appuyai la tête. L’atmosphère me paraissait lourde, et pour ainsi dire chargée de malheurs. Je percevais vaguement le pas régulier de Heinz faisant une dernière ronde autour de la maison. Il surveillait, selon toute vraisemblance, la cour plantée, car l’on n’entendait plus la pompe, il est vrai; mais rien n’indiquait que ma grand’mère fût rentrée, et la surveillance même que Heinz exerçait prouvait qu’elle était encore hors de la maison. A la place où la cour confinait par l’un de ses angles à la bruyère, ma grand’mère restait souvent pendant plusieurs heures immobile, et contemplait au loin, quoi?... l’infini, sans doute.
«Va te mettre au lit, enfant: tu es fatiguée,» dit Isabelle en Passant doucement la main sur ma tête.
Jusqu’ici, et grâce à mon heureuse ignorance, j’avais été la créature la plus indolente et la plus inutile que la terre ait jamais Portée... Je le sentis profondément à cette heure solennelle.
«Non, je n’irai pas me coucher,» répondis-je en m’efforçant de prendre un ton ferme. «Isabelle, j’ai aujourd’hui dix-sept ans accomplis, je suis grande, forte, bien portante, je ne me laisserai Plus mettre au lit et je ne dormirai plus tranquillement tandis que tu as tant de peine et de fatigues à endurer auprès de ma grand’mère.»
Je m’étais levée et placée debout près d’elle.
«Vraiment?» fit-elle de son ton sec. «Il ne me manquait plus que de t’avoir dans mon chemin, mettant des bâtons dans les roues.» Elle me regardait de côté et de haut en bas. «Hein! il me semble que je me connais mieux que toi en force et santé. Ça arrive à peine de la tête au bord de la table, et piaille au travers du monde comme le pauvre petit oiseau déplumé qui vient seulement de casser sa coquille! Si ça ne fait pas pitié !
— Isabelle, je ne suis pourtant pas un si misérable être,» répondis-je, vivement froissée par cette comparaison dédaigneuse, mais pourtant quelque peu inquiète, car Isabelle n’était jamais suspecte d’exagération.
«Au surplus, je ne comprends pas du tout ce que tu prétends faire,» poursuivit-elle, sans tenir compte de ma protestation. «C’est ridicule. Ta grand’mère se promène tranquillement dans la cour plantée, et d’ici à une heure dormira aussi bien que nous tous. Seulement il faut que je t’avertisse qu’elle se montre désagréablement agitée lorsqu’elle aperçoit de la lumière tardivement dans le vestibule.»
Elle enleva la lampe, et... et toutes mes velléités héroïques se dissipèrent. Je connaissais trop bien mon Isabelle pour me méprendre sur la signification de certains mouvements énergiques de sa tête, et me sentais radicalement incapable de toute résistance vis-à-vis d’elle. Je puis confesser cette soumission; je ne sais pas du tout comment des personnes, même plus braves et plus fortes que je ne l’étais, auraient pu résister à Isabelle: il y avait en elle quelque chose du dompteur de bêtes, — ou de volontés.
J’appelai Heinz, qui fermait précisément la porte de la maison; je lui souhaitai une bonne nuit, et je suivis docilement Isabelle dans la chambre où nous dormions l’une près de l’autre.