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VI.

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Le pasteur quitta la chambre doucement, comme il y était entré. Je le suivis involontairement. Ce qui venait de se passer me révélait qu’elle avait cruellement souffert d’une injustice réelle... ou rêvée, et son mal se répercutait en moi; mais je ne pouvais me défendre d’une respectueuse sympathie pour le vieux prêtre dont la main s’était étendue sur mon front pour me bénir, dans l’humble petite église de son village. Il était doux et bon, et ne faisait certainement pas partie de ceux qui hantaient les souvenirs de l’infortunée fille des juifs. Il était troublé et affligé par cette scène, le vieillard vraiment chrétien qui avait marché une partie de la nuit pour essayer de donner à une malade les consolations de la religion.

«Monsieur le pasteur,» lui dit Isabelle qui s’était glissée dans le vestibule, «pardonnez-lui! ne la rendez pas responsable de tout cela. Elle s’est fait baptiser, et celui qui l’y a engagée était bon et vraiment chrétien, comme elle a été elle-même bonne; et elle a observé fidèlement la loi du Christ... je le sais bien! Mais il est venu un homme, — celui-là en répondra devant Dieu! — qui a voulu faire du zèle, et les malédictions n’ont plus pris de fin. Et depuis ce moment les malheurs ont fondu sur la famille, toujours plus, toujours plus. Et, voyez-vous, tout cela réuni a troublé son jugement. C’est lui qui en répondra devant Dieu.

— Soyez assurée que je ne lui tiens pas compte de tout cela,» répondit-il avec douceur et compassion. «Je sais trop bien que le faux zèle mis en œuvre dans la vigne du Seigneur suffit Pour gâter les meilleurs fruits. Cette femme a beaucoup souffert, — il lui sera beaucoup pardonné. — Dieu, qu’elle semble repousser, la recevra dans sa miséricorde. Je suis affligé seulement de n’avoir pu la calmer et la consoler... Mais notre Maître est plus puissant que nous. Il la ramènera par des chemins qui confondent notre vaine science et nous rejettent dans l’humilité. »

Et il caressa pensivement ma chevelure.

«Allez, mon enfant,» dit-il, «retournez près d’elle. Vous lui manquez, sans doute. Je voudrais pouvoir toucher vos lèvres avec un charbon ardent et en faire sortir toutes les consolations de notre religion pour calmer les angoisses de cette pauvre âme qui lutte et ne peut trouver la vraie paix.»

Je regagnai aussitôt la chambre de ma grand’mère, tandis que le pasteur buvait un verre d’eau. Il quitta immédiatement Dierkhof.

«Où est l’enfant?...» disait la malade, tandis que je traversais le couloir qui précédait la chambre.

«Me voici, grand’mère!...» Et je me précipitai vers son lit. Elle était toute seule. Heinz, que nous avions laissé près d’elle, avait disparu, sans doute pour éviter Isabelle, dont il redoutait les réprimandes. C’était lui, en effet, qui de sa propre autorité avait introduit le pasteur à Dierkhof.

«Ah! oui, te voilà, mon petit pigeon brun,» dit-elle tendrement en respirant avec soulagement. «Je pensais déjà que, toi aussi, tu m’avais abandonnée pour t’engager dans la voie de la haine et du mépris.»

Je protestai avec chaleur.

«Il ne faut jamais penser ni parler ainsi, grand’mère!» m’écriai-je. «Celui-là même que j’ai suivi m’a renvoyée près de toi. Il est bon au delà de tout ce que l’on peut imaginer, et quant à moi... mon Dieu! je ne sais pas même ce qu’on éprouve quand on hait et que l’on méprise.

— Alors,» dit la malade en souriant faiblement, «tu aimes tout le monde?

— Mais certainement! Je te l’ai déjà dit: Isabelle et Heinz, Spitz et Mieke, et le vieux tumulus de là-bas, et le ciel bleu...»

Je m’arrêtai subitement dans cette énumération. Oui, j’aimais le monde entier autrefois; mais maintenant? Depuis ce jour même, n’avais-je pas éprouvé des sentiments de colère, de l’emportement? Fallait-il confesser cela pour demeurer strictement sincère?

J’étais de nouveau assise sur le bord du lit, et sa main droite tenait ma main; ses doigts l’enserraient avec tant de force, que rien ne semblait plus jamais... jamais pouvoir nous séparer... Et pourtant ses paupières s’abaissèrent lentement sur ses beaux yeux. Elle s’était jusqu’à présent exprimée avec tant d’énergie, tout en elle accusait une vitalité si intense, et surtout j’étais si dépourvue d’expérience, que je ne prévis, je ne redoutai rien en cet instant suprême. Seulement je posai tendrement mon autre main sur son poignet. En dépit de mon ignorance, je savais qu’à cette place, le mouvement de la vie devait s’accuser régulièrement, sans interruption, et je m’aperçus avec un secret effroi que rien ne palpitait sous la pointe de mes doigts... si pourtant... mais à longs intervalles, que je mesurais le cœur battant, et alors une seule pulsation dure, sèche, irrégulière, se faisait sentir.

«Nous sommes comme l’argile dans la main du potier. Que sommes-nous? Qu’est notre vie?... Que sont toutes nos vanités?» Et ma grand’mère, après avoir péniblement prononcé ces paroles, s’arrêta oppressée. Puis elle reprit avec ferveur:

«Mais toi qui es notre Seigneur, tu es notre Père aussi, et nous sommes tes enfants, et tu auras pitié de tes enfants, parce qu’un père ne peut être impitoyable pour ceux qu’il a créés.»

Elle se tut encore une fois; mais j’étais en proie à une angoisse indicible. J’eusse donné tout au monde pour voir se rouvrir ces beaux yeux fermés, et j’appuyai silencieusement mes lèvres sur son front. Elle tressaillit, entr’ouvrit péniblement ses Paupières et me regarda avec tendresse.

«Va... appelle Isabelle,» dit-elle d’une voix de plus en plus faible.

Je m’élançai aussitôt, mais, à mon extrême soulagement, j’entendis au même instant rouler une voiture sur le pavé de la cour. Isabelle parut aussitôt, suivie par celui que nous attendions avec Une si vive anxiété.

«Voici M. le docteur, ma gracieuse dame,» dit Isabelle, tandis que celui-ci s’approchait du lit de la malade.

La physionomie de ma grand’mère revêtit aussitôt une expression de fermeté. Elle tendit la main droite au médecin, afin qu’il pût compter les pulsations de l’artère, et fixa sur lui un regard Pénétrant.

«Combien de temps me reste-t-il à vivre?...» dit-elle d’une voix brève, mais avec un accent plein de décision.

Il garda le silence et évita ce regard... Mais enfin il fallut Parler.

«On ne peut,» dit-il en hésitant, «exprimer une opinion sans avoir étudié la situation... Nous allons faire une tentative, et alors peut-être...

— Non, non! ne prenez pas cette peine,» fit-elle en l’interrompant brusquement. Elle jeta sur son côté gauche paralysé un regard accompagné d’un sombre sourire... «Ceci est déjà rendu à la poussière,» dit-elle froidement. «Combien de temps me reste-t-il à vivre? Répondez sans crainte... Je n’en éprouve aucune.

— S’il en est ainsi... je puis vous le dire... oui... une heure tout au plus.»

Un flot de larmes me monta du cœur aux yeux, tandis qu’Isabelle se sauvait dans l’embrasure d’une fenêtre et appuyait son visage contre les carreaux. Ma grand’mère seule demeura calme; ses yeux se fixèrent sur les lustres en argent qui étaient suspendus au plafond.

«Allume-les, Isabelle!» dit-elle de sa voix la plus ferme.

Et tandis qu’Isabelle montait sur une chaise et que les petites flammes des bougies s’allumaient une à une sous sa main, la malade se tourna vers le médecin.

«Je vous remercie d’être venu,» lui dit-elle. «J’ai une prière à vous adresser... un service d’ami à réclamer de vous. Voudriez-vous écrire sous ma dictée?

— De tout mon cœur, chère dame. Mais, s’il s’agit de vos dernières volontés, je ne puis me dispenser de vous faire observer que l’acte ne serait pas valable en l’absence de toute formalité judiciaire, et que...

— Je sais cela,» fit-elle en l’interrompant. «Mais le temps me fait défaut. Mon fils devra et voudra respecter ma volonté, même si on la lui transmet dépourvue de cette sanction.»

Isabelle apporta une écritoire, et ma grand’mère dicta:

«Je lègue, à Isabelle Wischel, Dierkhof, c’est-à-dire la maison et le domaine entier avec toutes ses attenances...

— Non! non!» s’écria Isabelle avec angoisse et terreur, «je ne souffrirai pas cela!»

Ma grand’mère lui jeta un regard sévère, impérieux, et reprit sa phrase au point où elle l’avait laissée:

«... comme témoignage de ma reconnaissance pour le dévouement sans bornes dont elle m’a donné tant de preuves. Je lègue à ma petite-fille Éléonore de Sassen tout ce que je possède encore en fait d’actions et obligations, valeurs quelconques, et nul n’aura le moindre droit à faire valoir contre ce legs.»

Isabelle debout suivait du regard les moindres mouvements de la mourante. Celle-ci désigna un bahut.

«Là,» fit-elle, «il y a une boîte en métal. Apporte-la, Isabelle. Je ne sais plus ce qui s’y trouve contenu.»

Isabelle ouvrit le bahut et y prit un petit coffret plat qu’elle posa sur la table. Une clef rouillée était placée sur la serrure.

«Il doit y avoir longtemps, bien longtemps que je n’y ai touché, » murmura ma grand’mère en portant sa main droite à son front par un geste fatigué. «Tout est devenu obscur en moi.... Il fait nuit dans ma tête, je le sens bien! En quelle année sommes-nous maintenant?

— En l’année 1861,» répondit le médecin.

«Ah! dans ce cas, beaucoup de valeurs qui se trouvent là doivent être caduques.»

Sur la prière de la malade, le médecin levait le couvercle du coffret, et comptait les titres qui le remplissaient.

«Dix mille thalers...» dit-il.

«Dix mille thalers!...» répéta ma grand’mère avec une satisfaction visible. «Allons! cela est suffisant pour se trouver à l’abri du besoin... Il doit y avoir une petite boîte dans le coffret.»

Je vis Isabelle secouer la tête avec étonnement à cette preuve de lucidité subitement donnée par un esprit naguère troublé, actuellement en état de rattacher le présent au passé, tout en s’occupant de l’avenir... qui n’existait plus pour lui. Le médecin prit dans le coffret une méchante petite boîte en bois blanc. Un fil de perles y était renfermé.

«C’est le dernier vestige de la richesse des Jacobsohn,» murmura la malade d’un ton douloureux. «Isabelle, attache ces perles autour de ton petit cou brun... Cela va bien à ton visage, mon enfant!» me dit-elle, tandis que je frissonnais au contact doux, mais glacé, de ce collier. «Tu as les yeux de ta mère, mais les traits des Jacobsohn. Ces perles ont assisté à beaucoup d’années heureuses, tranquilles, et ont vu l’éclat de la famille... Mais tout cela s’est évanoui, et des années de martyre ont payé les années de bonheur. Tout se paye! Rien ne se donne ici-bas, tout se paye!»

La respiration lui manqua.

«Allons!» fit-elle en secouant la tête, «il faut signer!»

Le médecin posa le papier devant elle sur son lit, et plaça la plume entre ses doigts roidis. Elle était à bout de force, et cet acte suprême ne peut s’accomplir qu’à l’aide d’une dose d’énergie surhumaine... N’importe! le nom de Clotilde de Sassen, née Jasobsohn, fut inscrit à grands traits lisibles au bas du testament, que le médecin signa en qualité de témoin, en y ajoutant quelques lignes d’explications.

«Ne pleure pas, ma colombe,» me dit-elle. «Viens encore près de moi, — plus près.»

Je me jetai silencieusement sur son lit, et baisai sa main défaillante. Elle me recommanda d’embrasser mon père pour elle, et fixa sur Isabelle ses grands yeux devenus troubles et vitreux.

«L’enfant ne doit pas s’atrophier dans cette bruyère solitaire!...» dit-elle.

«Non, ma gracieuse dame,» répondit Isabelle, «cela ne sera pas. Laissez-moi prendre ce soin.» Et tandis qu’elle parlait, ses lèvres tremblaient et se contractaient sous l’effort accompli pour dominer une émotion poignante.

Une fois encore, la main glacée et moite de ma grand’mère passa affectueusement sous mon menton, puis elle m’écarta avec douceur, mais aussi avec la hâte qu’elle apportait désormais à tous ses actes... Ce n’était plus par minutes, mais par secondes que la vie lui était comptée. Elle m’écartait pour se tourner vers la fenêtre, que je lui masquais, et y attacha un regard ardent, comme si l’âme, prête à s’envoler, eût contemplé l’issue qui lui était ouverte.

«Christine, je pardonne!...» cria-t-elle par deux fois en s’adressant à l’espace, peut-être avec l’espoir, tout au moins avec le désir de le traverser et d’atteindre un point éloigné... Alors elle fut réellement prête à partir et visiblement calmée. Elle enfonça paisiblement sa tête dans l’oreiller, leva les yeux et dit avec chaleur, quoique d’une voix qui allait s’éteignant: «Écoute, Israël! Notre Seigneur, notre Dieu est unique! Honorons sa puissance et son nom...»

La voix cessa de se faire entendre; la tête s’inclina doucement et lentement à gauche.

«A présent et dans l’éternité ! Amen!» dit le médecin, en complétant la phrase que n’avait point prononcée la bouche désormais muette pour toujours.

Il passa doucement la main sur ses paupières, et les ferma sur ces beaux yeux à jamais éteints.

La petite princesse des bruyères

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