Читать книгу La petite princesse des bruyères - Eugenie Marlitt - Страница 5
II.
ОглавлениеTrois hommes,— trois messieurs, devrais-je dire, si j’avais connu à cette époque les nuances du langage civilisé, — se tenaient immobiles sur le tumulus et demeuraient dans une attente silencieuse, tandis que plusieurs ouvriers creusaient le terrain et le. déblayaient à mesure que le travail s’avançait, aux aboiements furieux de Spitz, qui avait, sans nul doute, à l’endroit de ma propriété, des idées aussi erronées et aussi arrêtées que les miennes propres. Les étrangers se tournèrent un instant de notre côté ; l’un d’entre eux, le plus jeune en apparence, leva sa canne contre le chien, qui faisait mine de passer du discours à l’action, et d’engager une lutte avec ceux qu’à mon instar il considérait comme d’impudents usurpateurs. Puis il arrêta un froid regard sur Heinz et sur moi, laissa retomber avec insolence son bâton déjà levé, et nous tourna derechef le dos.
On creusait sous l’arbre. Le genévrier, arraché du sol, gisait au loin, et ceci m’apparut tout d’abord comme une insigne profanation, qui me causa une profonde douleur. Hélas! la réalité était entrée en lutte avec le rêve, et, selon son implacable coutume, l’écrasait du premier coup. J’avais tant souhaité savoir!... Et voici qu’au moment où je pouvais apprendre, je reculais d’appréhension: c’est que la vérité, je commençais à le comprendre, allait tuer le songe.
A la place où s’élevait naguère le genévrier, on voyait une grande ouverture béante, entourée d’amas de terre glaise et de sable jaunâtre, retenant encore des fragments de racines qui représentaient à mes yeux autant de veines du pauvre arbre inhumainement tranchées.
«Nous devons avoir atteint la pierre,» dit l’un des trois messieurs, en écoutant le son rendu par la pioche des ouvriers.
On déblaya incontinent ce côté du tumulus, et l’on mit en évidence un énorme quartier de granit brut.
Les trois messieurs s’écartèrent quelque peu, tandis que les ouvriers s’attaquaient au bloc de granit pour le déplacer. Heinz, au contraire, fit un pas en avant. Les travailleurs ne faisaient pas, selon lui, leur besogne d’une façon satisfaisante. La jambe droite étendue, il levait et abaissait en cadence ses poings formidables, et pendant qu’il se livrait à cet exercice platonique, sa pipe chômait si peu que je n’aperçus plus les têtes des étrangers, voilées par un nuage bleu. Cela produisit un effet d’une nature si particulière que je ne pourrai jamais l’oublier.
Le jeune homme derrière lequel se tenait mon vieux compagnon s’élança en avant comme si on lui eût asséné un coup aussi violent qu’imprévu. Il se retourna aussitôt pour toiser avec autant de surprise que de dédain ce fumeur malencontreux. Après avoir attaché sur Heinz un long regard, qui en disait plus que les plus longs discours, il prit dans sa poche un mouchoir très fin, et le secoua autour de lui avec une suprême expression de dégoût, comme pour purifier l’atmosphère qui l’entourait, et pour chasser tous les miasmes qui avaient eu l’inconcevable inconvenance de l’environner.
Heinz enleva silencieusement le corps du délit à ses lèvres, qui le quittaient à regret, et laissa sa bonne pipe pendre à son côté. Il était littéralement ahuri. Jamais encore le tabac qu’il fumait n’avait produit un semblable effet sur qui que ce soit. J’éprouvai un sentiment d’une autre nature, qui participait de l’humiliation et de la colère, et éveillait en moi l’injuste mais naturelle notion représentée par la peine du talion: «Dédain pour dédain,» voilà ce que mon sang bruissait dans mes oreilles... et je n’eus plus d’autre désir que celui de m’éloigner bien vite de cette compagnie qui se permettait de mépriser mon ami... Mais, précisément à ce moment, le bloc chancela sur sa base, et fut écarté de la place qu’il devait, selon toute probabilité, occuper éternellement.
Cet événement dissipa toutes mes velléités de retraite et me cloua à ma place.
Tout d’abord je ne pus rien entrevoir, car les trois messieurs se penchèrent avidement sur l’ouverture... D’ailleurs, et même en dehors de cet empêchement, il m’eût été impossible de discerner quoi que ce fût. Le sang se précipitait dans mes veines et faisait battre fiévreusement mes artères. Je détournai même les yeux, tant il me semblait vraisemblable de voir se passer quelque scène miraculeuse dont je n’aurais pas la force de supporter le spectacle.
«Sapristi!... ce serait seulement ça?...» s’écria Heinz, qui, en dépit de ses habitudes silencieuses, ne put réprimer cette marque de désappointement.
Je regardai bien vite, et il me sembla alors que toutes les lumières et toutes les couleurs de la vaste bruyère s’étaient subitement éteintes, tandis que les papillons bleus perdaient leurs ailes, et les oiseaux oubliaient leur langage mélodieux, fin ou animé, dont j’avais toujours espéré découvrir la signification mystérieuse... C’était la réalité émergeant, froide, triomphante et laide, de ce sépulcre hanté par mes rêves et mes visions. Le soleil tombait à l’horizon, et dans l’ouverture béante il n’y avait pas de vieux roi au diadème d’or, à la grande barbe d’argent, reposant sur une couverture pourpre. Il n’y avait rien qu’un caveau vide.
Les étrangers ne semblèrent nullement déçus. Tout au contraire, ils parurent trouver que les choses devaient se présenter sous cet aspect. L’un d’entre eux, qui portait sur son nez des lunettes et sur son dos une longue boîte de fer-blanc, descendit dans le caveau, et le jeune homme le suivit, tandis que leur troisième compagnon, grand et mince, examinait soigneusement la partie intérieure du bloc de granit. Je ne pouvais voir son visage, parce qu’il me tournait le dos; mais, à en juger d’après les apparences, il me parut âgé : en effet, ses mouvements étaient lents, et la bande de cheveux court coupés qui dépassait son chapeau de quelques lignes seulement avait une teinte grise déterminée.
«Cette pierre a été travaillée,» dit-il d’une voix brève, tandis que sa main en interrogeait la superficie.
«Les piliers aussi!...» cria une voix s’élevant des profondeurs du tumulus. «Et quel magnifique toit de granit nous avons au-dessus de nous! un bloc erratique véritablement gigantesque!»
Le jeune homme apparut à l’ouverture. Il dut se baisser profondément, et ce mouvement fit tomber son chapeau. Jusqu’ici j’avais vu peu d’hommes, et seulement Heinz, le vieux pasteur du plus proche village, distant de deux heures au moins, puis quelques individus osseux, massifs, parlant aussi peu que leur bétail, et cultivant leur propre sol, qui ne leur rendait pas l’équivalent de leur travail et n’en pouvait mais Je ne savais donc ce qu’était la beauté masculine, n’ayant jamais eu l’occasion de me former un jugement à l’aide de la comparaison. Pourtant il y avait à Dierkhof un portrait de Charlemagne, lequel m’avait toujours paru trop beau pour représenter une réalité, et que j’attribuais à une fantaisie du peintre, inventant ce que la nature ne pouvait lui offrir. Je pensai à ce portrait quand je vis surgir des profondeurs de ce gouffre obscur un front large, pur, et d’autant plus blanc que les boucles brunes dont il était environné lui fournissaient une brusque opposition de teintes. La tête, rejetée en arrière par un mouvement énergique, semblait reposer sur ces belles masses de cheveux sombres et pourtant brillantes.
Le jeune homme tenait un grand vase de grès jaunâtre.
«Doucement, Monsieur Claudius, doucement,» s’écriait le monsieur aux lunettes, qui tenait lui-même plusieurs objets de forme bizarre; «il faut y mettre beaucoup de précaution; ces urnes sont extrêmement fragiles au premier moment, mais l’air les durcit promptement.»
Cet effet ne devait pas se produire. Dès que l’urne fut posée sur le bloc de granit, elle se fendit, un nuage de cendre s’en échappa, et l’on vit rouler dans toutes les directions des restes d’ossements.
L’individu aux lunettes poussa un cri de désespoir et de regret. Il releva ses lunettes sur son front, toucha délicatement, avec mille tendres précautions, les fragments épars sur le sol, puis il examina la fêlure de l’urne.
«Ah bah! le dommage n’est pas bien grand, Monsieur le professeur. Il y a là-dessous encore six urnes au moins, et de tous points pareilles à celle-ci.»
Le visage du professeur se contracta péniblement.
«Voilà un langage que je dois assimiler poliment,» fit le professeur avec effort, «à une profanation.»
Le jeune homme se mit à rire, et c’était, en vérité, un rire merveilleusement gai et gracieux. Il s’en rendit maître très rapidement, et son visage redevint sérieux.
«Je suis par le fait seulement un profane, mais un profane passionné,» dit-il en cherchant à s’excuser. «Cette dernière qualité me vaudra peut-être un peu d’indulgence, et vous excuserez un novice qui prend par-ci par-là le mors aux dents, ne se laisse pas guider par le frein de la science, et galope un peu au hasard a travers l’espace... Je tenais surtout à me renseigner au sujet de la construction intérieure de cette antique sépulture, et... Ah! que cela est beau!...» s’écria-t-il en s’interrompant brusquement et saisissant l’un des objets que le savant venait d’étaler sur le granit,
Selon toute apparence, il n’avait prêté aucune attention au plaidoyer du jeune homme. Plongé dans une méditation profonde et même laborieuse, il examinait en silence un petit ustensile que tour à tour il exposait à la lumière des derniers rayons du soleil, ou rapprochait pensivement des yeux.
«Hum! hum!...» murmura-t-il, «c’est un travail fait en une sorte de filigrane d’argent... Hum! hum!
— De l’argent dans une tombe antérieure à l’histoire de la Germanie, Monsieur le professeur?...» fit le jeune homme avec une nuance d’ironie. «Voyez ce beau morceau de bronze!»
C’était un poignard ou bien un couteau qu’il avait saisi parmi les objets rapportés par le professeur. Il joua avec cette arme comme s’il s’en fût servi pour frapper un ennemi, puis il la soupesa sur la pointe de ses doigts en souriant. «Un poing germain n’aurait pas su employer cette arme délicate,» ajouta-t-il, «il l’eût broyée en la touchant... Pas plus que les barbares de cette contrée n’auraient eu assez de talent pour exécuter la jolie parure en argent que vous examinez... Selon toute vraisemblance, le docteur de Sassen a raison lorsqu’il désigne ces prétendues tombes des Huns comme autant de sépultures phéniciennes.»
M. de Sassen! le docteur de Sassen! Je tressaillis vivement. Celui qui venait de parler ne m’avait-il pas désignée du doigt, et tous les regards ne s’étaient-ils pas fixés sur ma pauvre petite personne épouvantée? Tous ces regards! Oh! j’aurais voulu être engloutie au sein de la terre. Comme j’étais... comme je suis restée enfant! Nul ne m’accordait la moindre attention et ne semblait s’apercevoir de mon existence... Je pus m’en convaincre, et j’allais respirer, lorsque mes yeux tombèrent sur Heintz, le maladroit ami qui se trouvait près de moi. Il me contemplait avec commisération, et s’écria de sa voix retentissante et profonde:
«Hé, ma petite princesse! ces gens-là parlent de....
— Tais-toi, Heinz,» lui dis-je avec colère, — pour la première fois de ma vie, — et je frappai du pied avec violence pour la première fois de ma vie.
Il parut pétrifié, et me contempla longtemps sans se rendre compte du motif qui lui avait valu une si dure rebuffade, puis il détourna la vue avec repentir et confusion, se disant sans nul doute qu’étant réprimandé, il avait dû commettre quelque faute, et croyant plus aisément à sa culpabilité, même énigmatique pour lui, qu’à mon injustice et à ma dureté. Les ouvriers étaient devenus attentifs. Ils semblaient s’apercevoir seulement en ce moment qu’il y avait là, près d’eux, non pas un buisson d’épines ou quelque autre chose du même genre, mais une petite fille craintive. Ils examinaient avec une curiosité souriante. J’aurais souhaité me sauver en courant; mais un sentiment indéfinissable me retenait à ma place, et me faisait à la fois désirer et craindre d’entendre encore parler du personnage dont on venait de prononcer le nom.
Je me calmai en découvrant que la malencontreuse exclamation de Heinz n’avait pas attiré l’attention des trois messieurs. L’origine «phénicienne» attribuée à ces objets trouvés dans le tumulus avait allumé des charbons ardents dans l’âme du professeur à lunettes. Il était, suivant toute apparence, opposé à cette doctrine historique, et défendait son opinion avec des arguments passionnés et verbeux, dont le jeune homme suivait patiemment la déduction.
Le monsieur aux cheveux gris ne semblait accorder aucune attention à ce débat scientifique. Il se promenait tranquillement dans un rayon circonscrit. Puis il examina longtemps la tombe du Hun, et enfin gravit le monticule pour contempler la vaste plaine.
Les flammes du couchant s’étaient peu à peu éteintes, et l’horizon se noyait dans une nappe d’encre violette. Seul un nuage étroit gardait encore la réverbération du soleil, et s’étendait au-dessus du tumulus comme un bras indicateur. Le décor et les accessoires d’un drame appartenant au passé bien lointain s’ensevelissaient graduellement dans une obscurité toujours plus intense, et le ciel éternel dressait majestueusement sa coupole d’un bleu sombre au-dessus des hommes déjà réduits en cendres et des vivants réservés au même sort. La pâle lune entrait en scène et se dorait à mesure qu’elle semblait s’élever.
L’individu qui se tenait sur le monticule tira sa montre.
«Il est temps de partir,» dit-il à ses compagnons. «Il nous faut au moins une heure pour rejoindre la voiture.
— Hélas! oui, mon oncle!...» répondit le jeune homme sur un mode plaintif. «Une heure, une grande heure interminable. Je voudrais bien avoir cette maudite bruyère derrière moi,» poursuivit-il en jetant un regard de commisération sur ses petits pieds finement chaussés. Le professeur, en entendant cette plainte frivole, haussa les épaules en proférant un «eh!» méprisant.
«Sommes-nous vraiment obligés de revenir par cet exécrable chemin, aussi ennuyeux qu’impraticable?...» reprit le jeune homme.
Le professeur haussa les épaules, et répondit froidement:
«Je n’en connais pas de meilleur.»
Son interlocuteur promena sur la plaine un regard de sombre mécontentement. Puis, d’une voix sonore et particulièrement harmonieuse, il récita deux vers naïfs qui me parurent très beaux:
La paix s’étend sur la bruyère, qui repose
Sous les rayons d’un soleil ami.
«Quel pathos!» ajouta le jeune homme. «Je ne comprends pas que la poésie puisse germer sur ce sol si pauvre, et dont l’aspect seul suffirait pour glacer l’inspiration dans mon cerveau et paralyser mon imagination. Êtes-vous sincère, Monsieur le professeur, dans votre tendresse pour ce coin de terre déshérité ? Expliquez-moi ce que je ne puis comprendre... Montrez-moi autre chose que cette bruyère, et encore de la bruyère, abominable vision uniformément brune. Pas même un chant d’oiseau! La vie semble suspendue, et l’on aura beau dire, c’est la vie qui est la vraie poésie! Vous aurez beau dire, Monsieur le professeur, votre bruyère est l’enfant déshérité et repoussé de Dieu.»
Le professeur ne répondit pas un seul mot. Il conduisit seulement le jeune homme à quelques pas plus loin, vers l’endroit où la croupe du monticule s’abaissait pour se réunir au sol. saisit son interlocuteur par les épaules, et l’obligea à regarder au loin vers le sud, par-dessus le monticule éventré.
Là se trouvait Dierkhof. Son toit lourd et solide, parsemé d’autant de touffes de bruyères que d’ardoises, s’élevait entre quatre chênes robustes. Des nuages épais s’élevaient au-dessus des cheminées du vieux toit, et s’évaporaient, lentement absorbés par l’air du soir. Ils encadraient une cigogne vêtue de blanc et de noir, debout sur une seule patte, et plongée en de graves méditations, dont témoignait son bec pourpre pensivement penché sur son sein. Il y avait juste assez de clarté dans le crépuscule pour que l’on pût distinguer des nuances de verdure sombre, et une légère lueur au-dessus du jardin, lequel semblait, par un privilège particulier, avoir retenu plus longtemps que ses alentours la lumière du soleil mourant... L’on voyait même Mieke, laquelle, bien repue et probablement lasse d’attendre mon retour, avait jugé à propos de se mettre en route sans guide et sans protection pour regagner son domicile. La porte cochère était largement ouverte, et pourtant l’animal restait indolemment immobile devant ce seuil si aisé à franchir. Était-ce seulement une sotte irrésolution qui la retenait? N’avait-elle pas plutôt conscience du rôle important qu’elle remplissait en complétant et animant le paysage trop morne?
«Eh bien!...» fit le professeur d’un ton triomphant, «qu’en dites-vous? Que vous semble de cette immobilité, belle précisément de son uniformité et de sa solitude? L’Océan aussi est uniforme et dépourvu de la vie que vous réclamez à grands cris. Cela s’oppose-t-il à ce qu’il soit une source d’inspirations pour les poètes? Revenez ici dans un mois, alors que la bruyère en fleur roule sous le moindre souffle du vent des flots de pourpre: alors son aspect est féerique. Plus tard encore, elle se transforme, et semble couverte d’or en fusion ayant la couleur du miel, et alors «cet enfant déshérité de Dieu» a revêtu une parure digne des enfants royaux. Quelques-uns des petits ruisseaux traversant la bruyère, — en voilà un qui court affairé par là, — contiennent des perles.
— Oui, des milliards de perles liquides qui vont alimenter les rivières et les fleuves pour regagner la mer,» répondit le jeune homme en riant.
Le professeur secoua la tête avec impatience. Je l’aimais depuis un instant, ce vieux savant, en dépit de son visage desséché, de ses mots inconnus et de la grande vilaine boîte de fer-blanc qu’il portait sur son dos. Il plaidait pour ma bruyère bien-aimée, et, en quelques mots simples et exacts, il venait de me révéler à moi-même toutes les beautés que je connaissais, dont je jouissais, mais que je n’aurais pu analyser jusqu’à ce jour. Quant à ce jeune railleur au sourire méprisant et moqueur, dont chaque parole excitait en moi un mouvement de colère, il devait être châtié. Je ne sais pas encore aujourd’hui où je puisai le courage dont je me sentis subitement animée; mais le fait est que je me trouvai tout à coup à ses côtés, lui tendant silencieusement ma main qui contenait cinq perles.
J’éprouvai à cet instant la tentation que j’aurais ressentie si, en place du sol de ma bruyère, j’avais eu sous mes pieds des charbons ardents. Mes lèvres tremblaient, tandis qu’un sentiment d’angoisse et de confusion m’étreignait le cœur. Mes yeux s’attachaient obstinément au sol, et tout à coup la nuit se fit en moi. Tout le monde m’entourait: le monsieur qui avait quitté le sommet du monticule, les ouvriers, enfin la réunion tout entière vint se grouper autour de moi. Aussi la chaussure gigantesque de Heinz ne resta-t-elle pas en arrière. En s’attachant à la terre, mes regards apercevaient les pieds de mon protecteur, qui m’avait fidèlement suivie.
«Ah! ah! voyez, Monsieur Claudius, cette enfant vient porter témoignage contre vous et confondre votre incrédulité... Bravo, petite fille!...» s’écria le professeur surpris et charmé. «L’incrédulité est une vilaine plante. Il faut la déraciner partout où elle pousse, mais principalement dans les jeunes cœurs, car, là, elle étouffe tous les bons germes et réduit le sol à la stérilité. »
Le jeune homme ne répondit pas un mot. Peut-être était-il stupéfait de l’audace déployée par cette petite fille, qui, vêtue d’une chemise grossière et d’un pauvre jupon de laine, était venue se placer à ses côtés. Languissamment et, autant que je pus le conjecturer, à contre-cœur, il étendit vers moi ses doigts d’ivoire aux ongles rosés et brillants. La confusion que j’éprouvais déjà prit la proportion d’un tourment insoutenable: près de cette belle main élégante et bien soignée, ma propre main m’apparut avec la teinte du café brûlé... Je la retirai involontairement, et me sentis fort disposée à jeter mes perles au loin.
«En effet... ces perles ne sont pas percées,» dit le jeune homme en faisant rouler deux de ces petites boules dans le creux de sa main.
«Leur forme et leur couleur laissent sans doute beaucoup à désirer... Elles sont grises et fort irrégulières,» reprit le professeur. «Ce n’est rien de plus que des perles de fort peu de valeur. Nonobstant leurs imperfections, ces perles n’en constituent pas moins l’apparition d’un fait intéressant.
— J’aimerais beaucoup à les conserver,» dit le jeune homme d’un ton poli et avec l’accent de la prière.
«Prenez-les,» répondis-je brusquement sans le regarder. Ce laconisme m’était imposé par la force des choses. En effet, si l’on eût voulu prêter l’oreille un peu attentivement, on eût entendu les battements tumultueux de mon cœur de lièvre.
Il prit soigneusement les autres perles qui se trouvaient encore dans ma main, et je vis le monsieur au chapeau brun, qui se tenait en face de moi, tirer de sa poche un petit sac dans lequel on entendait une sorte de cliquetis.
«Voici pour vous, mon enfant,» dit-il en mettant dans ma main cinq grandes pièces rondes et brillantes.
Lui, je pouvais le regarder. Mes yeux, en se levant, aperçurent le large bord d’un chapeau qui couvrait la moitié de son visage. Après ce chapeau venaient de grandes lunettes bleues qui projetaient sur ses joues un reflet livide.
«Qu’est-ce que cela?...» dis-je, car, en dépit de ma sauvagerie et de mon effroi, j’étais émerveillée de la forme qu’avaient ces pièces inconnues.
«Qu’est-ce que cela?...» répéta l’étranger frappé de surprise. «Ne savez-vous pas ce qu’est l’argent? N’avez-vous jamais vu d’écus?
— Non, Monsieur, elle ne sait pas ce qu’est l’argent et n’en a jamais vu ni manié,» répondit Heinz en intervenant dans la conversation avec une sollicitude quasi paternelle. «La vieille dame ne permet pas qu’il y ait de l’argent à la maison; quand elle en trouve, elle le jette sans pitié dans le ruisseau.
— Comment!... Et qu’est donc cette bizarre vieille dame?» s’écrièrent les trois étrangers presque à la fois.
«Hé ! c’est la grand’mère de la petite princesse.»
Le jeune homme se mit à rire.
«De cette petite princesse?» fit-il en me désignant.
Je laissai tomber les pièces d’argent et me sauvai. Méchant, méchant Heinz! Mais aussi pourquoi lui avais-je conté l’histoire d’une princesse fine et délicate, la Princesse des fèves, et pourquoi avais-je permis que depuis ce jour il m’appelât la petite princesse? Ce rapprochement s’était fait tout naturellement dans son esprit, parce qu’il trouvait que rien n’était plus délicat et plus mignon que la petite fille aux pieds légers, vagabondant à ses côtés au travers de la bruyère.
Je me mis à courir de toutes mes forces, coupant l’espace en ligne droite afin de rejoindre plus tôt le gîte. Le rire ironique du jeune homme me chassait comme l’aurait pu faire un sirocco pestiféré, et la rapidité de ma course se décuplait quand ma pensée entrevoyait confusément que je pourrais peut-être oublier la raillerie et le mépris dès que je serais abritée sous le vieux toit de Dierkhof.
Isabelle se tenait devant la porte cochère, et m’attendait avec impatience: Mieke était rentrée sans moi. Mon regard s’attacha, du plus loin que cela fut possible, sur cette silhouette qui se dessinait en contours fortement accusés sur le fond crépusculaire du soir... Combien j’aimais cette tête blonde! Sa chevelure avait exactement la teinte jaune paille qui se voyait encore aux tempes de Heinz, et, comme le front avait revêtu les mêmes tons d’ambre, il n’était pas possible de discerner à quelques pas la ligne de démarcation limitant la chevelure. Son nez était puissant, monumental, tout comme celui de son frère Heinz. Son sang frais et pur déposait sur ses pommettes une sorte de vernis brillant et rosé. Mais là s’arrêtait la ressemblance. Elle avait des yeux perçants qui frappaient son frère d’une crainte respectueuse, et plus je m’approchais, plus son regard, — que je connaissais bien, — me donnait à penser.
«Es-tu devenue folle, Éléonore?» s’écria-t-elle avec le vigoureux laconisme qui faisait partie de sa nature.
Elle était en colère, fort en colère, autant du moins que permettait de le discerner l’incroyable domination qu’elle exerçait sur elle-même, et qui lui permettait de maîtriser en toute circonstance et à toute heure les mouvements de son âme... Mais je jugeais de la situation par un symptôme à moi bien connu: elle m’appelait de mon prénom. Or ce fait se produisait seulement dans ses plus violents moments d’emportement.
Après avoir prononcé ce petit nombre de mots, elle se tut, et dirigea vers moi un regard à la fois impérieux et interrogateur. J’étais accoutumée à la comprendre, même et surtout quand elle ne parlait pas. Aussi son regard glissa-t-elle aussitôt sur ma personne et s’arrêta aux extrémités: mes pieds étaient nus.
«Ah! Isabelle, mes souliers et mes bas sont restés près du ruisseau,» dis-je avec abattement.
«Démence!... Les aller chercher de suite!»
Elle rebroussa chemin et se dirigea vers la cuisine, disposée en garde-manger, sans avoir cependant été complètement dépouillée de ses anciennes attributions. Isabelle faisait cuire du lard, que l’on entendait grésiller tandis que dans la grande marmite, remplie de pommes de terre, montaient de grosses bulles d’eau.
Ainsi le souper allait être prêt. Il me fallait faire grande diligence pour me trouver à mon poste dans ce bref délai. Pourtant nulle considération n’aurait pu me décider à repasser le seuil de la porte cochère. Si je quittais la maison par la porte du fond, j’étais cachée et protégée par les bâtiments de Dierkhof, et pouvais atteindre le ruisseau sans courir le risque de rencontrer les étrangers et d’être vue par eux.