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V.

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Table des matières

La température de cette chambre était lourde et chaude. Isabelle avait fermé les volets des deux fenêtres, et si elle avait eu des rideaux à sa disposition, elle les eût certainement tirés Pour intercepter tout rayon de lumière.

«Voilà, étourdie que tu es, tes souliers neufs,» dit-elle en me désignant la chaise qui était placée près de mon lit. «Si Heinz n’était passé par là et ne les avait rapportés, ils seraient encore dehors, et l’orage de cette nuit les aurait balayés dans le ruisseau.»

Je sentis que mes joues s’enflammaient à l’aspect de ces souliers de malheur, reluisants de clous. Mais la lampe éclairait aussi la gravure qui était suspendue à la muraille et représentait Charlemagne. Ce visage fixait ses grands yeux sur moi; — je lui tournai le dos, — et je poussai du pied les souliers malencontreux pour les cacher sous la chaise. J’aurais voulu ne plus jamais les voir, ne plus jamais penser à ces étrangers, dont l’apparition semblait coïncider avec une ère d’événements néfastes ou pénibles, faisant irruption dans ma vie solitaire et jusqu’ici insoucieuse et paisible.

Isabelle ne quitta pas la chambre avant de m’avoir vue au lit. Mais quand l’âme est agitée, la jeunesse elle-même ne peut trouver le sommeil. Je repris mes vêtements, j’entr’ouvris les volets du côté qui avait vue sur la cour plantée, et m’assis tout près de cette fenêtre sur le pied de mon lit. L’obscurité trop complète de la chambre se dissipa quelque peu, et je me sentis devenir plus calme; tout au moins les fantômes qui peuplaient mon imagination disparurent au contact de la réalité.

Ce fut en prenant mille précautions que j’ouvris la fenêtre. Un sorbier, protégé par la muraille, et qui croissait pour la plus grande joie des oiseaux se régalant de ses baies rouges, poussait ses branches jusqu’aux carreaux. Derrière ce vert treillage, je Pouvais voir sans craindre d’être vue, et plonger mes regards non seulement sur le jardin, mais encore au loin, sur la vaste bruyère. Isabelle venait de faire allusion à un orage nocturne; mais sa prophétie ne semblait pas devoir s’accomplir. Jamais un plus pur ciel constellé ne s’était étendu au-dessus de la bruyère. L’air était aussi calme que l’haleine d’un petit enfant endormi. Pas une feuille ne s’agitait sur les branches, un silence solennel enveloppait toutes choses; mais pour moi cette solitude était toujours vivante. Sans doute elle n’était plus, comme jadis, hantée par les chevaux géants qui portaient au travers de l’immensité le roi hun et sa suite. Une hache impitoyable avait tranché, durant ce triste jour dont je saluais la fin, mes illusions et mes visions peuplées de héros habillés d’or et de pourpre. Mais je savais que dans les tiges des bruyères se préparaient des millions et des millions de petites têtes de fleurs, s’apprêtant à surgir à la lumière, à venir demander leur part de vie, à baigner dans les rayons du soleil leurs légères corolles pâles et fatiguées de leur naissance, afin de les colorer d’une belle teinte pourpre. Et, le matin même, j’avais grimpé jusqu’à la cime du chêne le plus élevé, et là, dans le vieux nid de corbeau, j’avais découvert quatre œufs. Tout cela vivait, croissait, et ce travail incessant n’était pas suspendu par l’obscurité et le silence de la nuit. Les petits becs qui heurtaient à la coquille ne demandaient pas si l’heure du repos avait sonné pour toute la nature. Ils savaient que la nature ne se repose jamais, qu’elle travaille et se transforme à toute heure, même quand l’on croit à son immobilité.

Les pulsations de mes artères s’étaient apaisées. J’avais instinctivement ramené ma pensée vers les sujets qui naguère l’occupaient uniquement et suffisaient à la remplir et à la charmer.

Tout était silencieux dans la maison, tellement silencieux que j’avais pu percevoir le cliquetis de la chaîne qui fixait Mieke à sa place. Isabelle avait donc eu raison dans ses affirmations, et je pouvais désormais m’attendre d’un instant à l’autre à la voir revenir dans notre chambre avec sa lampe... Ah! cette perspective me fit bondir. Deux à trois minutes à peine s’étaient écoulées depuis que j’étais plongée sous l’abri protecteur de mon lit de plume, s’élevant en dôme gigantesque au-dessus de mon visage, lorsque j’entendis au loin une porte se fermer avec une violence telle que la maison oscilla sur sa base.

Je projetais de fermer la fenêtre et me dressais à cet effet, quand j’entendis une respiration bruyante passer tout près de moi. Je vis à portée de ma main la tête grise de ma grand’mère.

«Au feu! au feu!...» criait-elle en courant et pressant son front de ses deux mains.

Je n’osai pas me faire voir, mais je l’apercevais très distinctement. Elle s’était arrêtée et étendait le bras.

«Oui, le feu!... Il a été allumé par ma colère!» dit-elle en élevant la voix. «Il brûlera jusqu’au fond de l’enfer, il dévorera le pays avec tout ce qu’il contient, et allumera même les entrailles des montagnes!»

Elle marchait lentement sous les chênes et atteignit la cour plantée. Elle n’était pas fort éloignée de moi, la nuit était claire, et je voyais distinctement sa robuste silhouettte découpée sur le ciel étoilé. Elle avait quitté le vêtement qui habituellement entourait son buste; les longues et larges manches de sa chemise flottaient autour d’elle à demi voilées par sa chevelure, dont les nattes étaient défaites.

Je ne pus comprendre les discours qu’elle adressa à la bruyère, à haute et intelligible voix pourtant. Cela me parut un pathos mélangé de termes empruntés à la Bible et d’autres mots pareils à ceux qu’employait le vieux professeur tandis qu’il discutait sur l’origine du tombeau hun. Seulement ces mots avaient une prononciation particulière, étrange, et leur intonation formait presque un chant. Cette déclamation se termina brusquement par un cri, et ma grand’mère reprit sa course en redoublant de vitesse, inaccessible, paraissait-il, à la fatigue. Je crus qu’elle voulait s’élancer vers la pompe, mais je la vis se jeter contre un chêne, comme une aveugle, incapable d’apercevoir les obstacles, puis reculer, reprendre encore une fois sa course affolée, puis enfin tombera terre, accablée, brisée, et, l’on eût dit, terrassée par une main mystérieuse.

«Isabelle! Isabelle!...» m’écriai-je, ainsi que du plus profond de l’abîme on crie vers le secours. Mais elle n’avait pas attendu mon appel désespéré. Elle était là, et cherchait, avec l’aide de Heinz, à soulever l’infortunée qui gisait à terre. Tous deux, évidemment, surveillaient ma grand’mère. Je sautai par la fenêtre et me trouvai près d’eux.

«Elle est morte!...» me dit Heinz d’une voix contenue en m’apercevant près de lui. Il laissa retomber avec découragement ce corps vigoureux, qui devait, même quand il pouvait s’aider, avoir un poids énorme.

«Tais-toi!» fit Isabelle d’un ton impérieux. «Allons... ta force m’est nécessaire... En avant!»

Et elle saisit ma grand’mère sous les bras, et, déployant une vigueur surhumaine, la souleva de terre, tandis que Heinz la tenait par les pieds.

Je n’oublierai jamais l’heure horrible où je les vis tous deux, ployant sous le poids de leur fardeau, traverser le vestibule, que balayait la longue chevelure de ma grand’mère... ce même vestibule où, si peu d’heures auparavant, je l’avais vue se promener avec tant d’agitation.

Je courais en avant, et j’ouvris la porte de sa chambre. Mais il me fallut déplacer un paravent très élevé qui entourait la porte d’entrée d’un demi-cercle afin de protéger cette chambre contre tout regard profane. Je n’avais jamais dépassé la limite tracée par le paravent, même quand j’étais une toute petite fille. En dépit des angoisses et des terreurs de ce moment terrible, je ne pus me défendre d’un mouvement de curiosité : il me semblait qu’un monde nouveau allait s’offrir à ma vue et que j’y ferais les découvertes les plus surprenantes, mais aussi les plus effrayantes. Je compris à ce moment-là les impressions attribuées à la femme de Barbe-Bleue. Je n’ai retrouvé l’impression physique éprouvée cette nuit-là que le jour où je pénétrai pour la première fois dans une église gothique à demi plongée dans les ténèbres, ornée d’objets précieux, garnie de tableaux représentant d’effroyables martyres, et exhalant cette senteur particulière, froide, renfermée, humide, mélangée du parfum de l’encens, qui appartient aux vieilles églises.

Ma grand’mère fut placé sur un lit qui occupait l’un des coins de la chambre. Il était garni à la vieille mode, de rideaux en épais damas de soie vert, broché de fleurettes d’or. Ces rideaux craquèrent sous la main d’Isabelle. Combien ce visage livide, aux yeux fermés, parut plus livide encore dans ce lit tendu de vert foncé !

Heinz s’était trompé. Ma grand’mère n’était pas morte. Elle respirait difficilement, mais elle respirait. Elle ne faisait aucun mouvement; mais lorsque Isabelle, d’un ton doux et caressant que je ne lui avais jamais entendu employer, se nomma à elle, la malade entr’ouvrit les paupières pendant un instant et la reconnut. Isabelle releva les coussins afin de l’asseoir dans son lit. Cette position la soulagea évidemment: l’espèce de râle qui entrecoupait sa respiration diminua aussitôt.

Sur ces entrefaites, Heinz avait quitté Dierkhof pour aller chercher un médecin. Il devait se rendre dans le village voisin, puis expédier de là une voiture pour ramener le médecin, qui habitait un bourg plus important. Trois à quatre heures pouvaient et devaient s’écouler avant que l’on eût du secours.

La tentative que je fis près d’Isabelle pour l’aider dans les soins qu’elle donnait fut repoussée. Elle écarta mes mains, tout en surveillant la malade, mais m’accorda la permission de rester près d’elle.

Je me pelotonnai au pied du lit, sur un petit tabouret, et restai là immobile, à demi cachée par les grands rideaux. J’examinai la chambre inconnue dans laquelle je me trouvais. C’était la plus vaste de la maison, et la pièce avait les proportions d’une salle de réunion. Peut-être ma grand’mère avait-elle fait abattre un mur intérieur pour conquérir un espace plus étendu. Les murs étaient tendus de tapisseries à personnages. Mon regard revenait toujours avec sympathie et sollicitude à l’un de ces personnages, un bel enfant représenté en grandeur naturelle, au visage empreint de tristesse et de douce et courageuse patience: c’était le jeune Isaac, soigneusement lié sur son bûcher. Ces tapisseries, abandonnées à leur destinée et privées de tout soin, avaient offert un riche pâturage aux vers. Ils avaient brouté au hasard, et s’y étaient pris de telle sorte qu’un œil manquait au mâle visage d’Abraham et que l’on cherchait vainement sa main levée pour accomplir son sacrifice. Semblables à une assemblée de graves et doctes personnages, des fauteuils et des chaises aux dossiers élevés se tenaient rangés en bon ordre, le dos au mur, comme des grands d’Espagne. Ces sièges étaient garnis de coussins recouverts de velours à grandes fleurs... Plus tard, bien plus tard, j’ai appris à apprécier ces meubles précieux, si admirablement sculptés. Au premier moment, les têtes et les corps de chimères, surgissant du milieu des touffes de feuillage, me causèrent une impression de terreur qui s’augmentait de tout ce qui s’offrait à ma vue dans le même genre sur les bahuts et les armoires, de même style que les sièges.

Tout était sombre, tout paraissait noir dans cette vaste pièce, et les deux lampes qui brûlaient sur la table ne pouvaient dissiper les ténèbres des angles reculés. Le tapis sur lequel reposaient mes pieds, et qui couvrait entièrement le plancher, était sombre. Le plafond, bas et boisé, était presque noir. Les chairs des tapisseries se détachaient seules sur ce fond obscur. Çà et là une étincelle arrêtait pourtant le regard, et alors on apercevait des lustres d’argent à plusieurs branches, garnis de bougies et suspendus au plafond.

La situation de la malade s’améliora pendant les heures douloureuses que je passai près d’elle. Elle ouvrit les yeux à plusieurs reprises, regarda autour d’elle, but quelques gorgées d’eau fraîche, et retrouva subitement la parole.

«Que m’est-il arrivé ?...» demanda-t-elle d’un ton lent et complètement transformé.

Isabelle se pencha sur elle sans répondre, — je crus que la frayeur lui avait enlevé la parole, — et lui passa tendrement la main sur le front pour écarter et lisser ses cheveux.

«Ma vieille Isabelle!...» murmura la malade. Elle essaya de se soulever, mais ne put y réussir, et attacha un regard singulier sur son bras gauche.

«Mort!...» fit-elle en soupirant, tandis que sa tête retombait sur son oreiller.

La douleur me fit oublier toute prudence. Je ne pus réprimer un mouvement, le tabouret recula, et les rideaux s’agitèrent.

«Qui donc est encore dans la chambre?» demanda ma grand’mère, devenue subitement attentive.

«C’est l’enfant, très gracieuse dame, c’est Éléonore;» répondit Isabelle avec hésitation.

«L’enfant de Wilibald... oui, je la connais... Elle saute sur ses petits pieds nus au travers de la bruyère, et chante du haut du tumulus... Je ne puis supporter ce chant, Isabelle.»

Je le savais bien. Il m’avait été défendu de jamais faire entendre une note à Dierkhof, et j’aimais tant à chanter! Il me semblait que mon âme s’élevait avec les sons, et planait dans l’éther infini en se balançant sur des ailes d’or et d’argent. Alors, pour me dédommager, je chantais dans la hutte de Heinz, sur la bruyère, sur le tumulus, partout où je me croyais suffisamment loin de la maison pour n’être pas entendue. Et voilà que mes précautions avaient été inutiles!

Je m’étais levée, et me rapprochai d’un pas en tremblant.

«Petite comme sa mère,» murmura la malade. «Elle a de grands yeux et un petit cœur étroit, froid... Ne lui a-t-on pas versé de l’eau sur le front?

— Non, grand’mère,» lui répondis-je tranquillement, «je n’ai pas le cœur étroit ni froid!»

Ma grand’mère me contempla avec stupéfaction. Très évidemment, elle avait cru jusqu’ici que cette petite créature savait seulement chanter. Elle n’imaginait pas qu’elle pût parler, moins encore lui adresser la parole. Isabelle se cacha derrière le rideau, et m’imposa silence par un geste anxieux. Elle craignait sans doute que mon apostrophe intempestive n’eût quelque fâcheux résultat au point de vue de l’état dangereux dans lequel se trouvait la malade. Elle se trompait sur ce point. Ma grand’mère demeura calme, et son regard s’attacha obstinément à mon visage. Ces yeux, qui m’inspiraient une si profonde terreur quand ils s’arrêtaient sur moi avec distraction pour s’en détourner avec impatience, étaient remarquablement beaux. Sans doute un voile déplaisant troublait leur éclat, mais on découvrait une âme et une pensée dans leur expression.

«Viens ici, plus près de moi!...» dit-elle après avoir gardé le silence pendant quelques minutes.

Je m’avançai tout près du lit.

«Sais-tu ce que c’est que d’aimer quelqu’un?...» demanda-t-elle, et sa voix creuse et brisée eut pourtant une intonation émouvante.

«Oui, grand’mère, je sais cela! J’aime Isabelle, tant... tant, que je ne sais pas dire combien je l’aime... Et Heinz aussi.»

Une contraction légère agita ses lèvres, et, avec une peine extrême et un effort visible, elle souleva sa main droite pour la diriger vers moi.

«As-tu peur de moi?...» poursuivit-elle de cette même voix sans vibrations, semblable au son qu’exhalerait un instrument fêlé.

«Non, — plus maintenant,» allais-je ajouter, mais je retins heureusement ces deux derniers mots, et me penchai vers elle sans les avoir prononcés.

«Alors donne-moi ta main et baise-moi sur le front.»

Je fis ce qu’elle me commandait; et, chose bizarre, à l’instant même où mes lèvres touchaient ce visage qui m’avait toujours causé tant d’épouvante, où ma main se trouva entourée par ces grands doigts, froids et osseux, qui la pressaient doucement, une âme nouvelle prit naissance en moi, et je la sentis palpiter et m’inspirer des sentiments nouveaux. Je compris que je devais occuper cette place, près du chevet de ce lit; je devinai la puissance des liens du sang, la douceur des devoirs qui lient l’enfant à l’aïeule. Écrasée par cette révélation subite, je me laissai tomber sur le bord du lit, et j’entourai tendrement de mes bras la tête de la pauvre malade.

Un sourire de bonheur glissa au travers de ses traits durs et massifs. Elle se rejeta en arrière dans mes bras, comme un enfant fatigué qui s’accommode pour dormir.

«Chair de ma chair, — sang de mon sang, — ah!» murmura-t-elle en fermant les yeux.

Isabelle demeurait toujours cachée derrière le rideau du lit. Elle couvrait son visage de ses mains et pleurait amèrement.

Un silence de mort régnait autour de nous. La respiration faible et irrégulière de la malade le troublait seule. Je me trompe, ce silence était aussi régulièrement interrompu par le mouvement d’une grande et haute horloge à poids, dont le cadran, emprisonné dans sa cage en bois de chêne sculpté, nous regardait ironiquement, comme pour nous dire par tous ses grands chiffres: «Quels que soient vos désirs ou vos craintes, vous ne parviendrez pas à arrêter ma marche. Moi aussi, je respire, et à chacune de mes pulsations je mets en mouvement cette grande aiguille noire qui dévore vos heures, se nourrit de vos vies, et ne cessera de marcher... même quand vous aurez cessé de respirer.»

C’est de la sorte que s’écoula un long et pénible espace de temps. Une heure venait de sonner. A ce moment, la porte cochère s’ouvrit. Je reconnus dans le vestibule le pas de Heinz, suivi d’un autre pas. Il ramenait donc le médecin que nous attendions avec une si vive anxiété.

Isabelle respira plus librement, et me fit signe de lui céder ma place au chevet du lit. Je séparai mes bras roidis, et la tête de ma grand’mère retomba doucement sur ses oreillers. Elle continuait à sommeiller, et ne parut pas s’apercevoir que la porte de la chambre venait de s’ouvrir et que deux hommes avaient passé ce seuil, interdit naguère à tous.

Au milieu de la pièce apparut le vieux pasteur du plus proche village, revêtu de ses habits sacerdotaux. A l’arrière-plan se voyait Heinz, sa casquette à la main, agité de terreur, et visiblement inquiet de se montrer en cette compagnie. Jamais je ne vis spectacle plus imposant que celui de ce bon et digne prêtre, à la taille élevée, tenant en main son livre de prières tout ouvert, et attachant sur nous un regard empreint de pitié et de tendresse.

Et pourtant Isabelle se dressa avec l’épouvante qu’elle eût manifestée en face d’un spectre. Elle adressa au pasteur des signes suppliants pour l’engager à se retirer, mais il était trop tard. Le regard du pasteur, en s’arrêtant sur le lit de la malade, avait agi comme une machine électrique: elle ouvrit immédiatement les yeux...

Je reculai vivement, effrayée par le terrible changement qui s’était produit dans ses traits, naguère adoucis et transformés.

«Que veut cette robe?...» dit-elle d’une voix brève.

«Vous apporter la consolation qui vous est nécessaire,» répondit le vieux prêtre avec douceur, et sans montrer aucun ressentiment au sujet de la réception qui lui était faite.

«La consolation?... Il est bien tard. Je viens d’ailleurs de la trouver dans le cœur innocent d’une enfant, se donnant sans demander à ce qu’il aime: «Que crois-tu?... comment pries-tu Dieu?» Éléonore, ma chère enfant, où donc es-tu?»

Cet appel fit battre mon cœur et le ramena à celle dont je venais de m’écarter. Je me rapprochai aussitôt de son lit, afin qu’elle pût m’apercevoir.

«Vous ne pouvez m’apporter de consolation,» reprit-elle en se tournant vers le pasteur, «car vous êtes de ceux qui m’ont repoussée dans l’horrible désert, là où le soleil brûlant a desséché ma cervelle!... Vous ne m’avez pas accordé une seule goutte d’eau fraîche sur ce chemin qui, vous l’avez dit, conduit à l’enfer. Ah! oui... on peut suivre celui qui a dit: «Que celui qui est sans Péché lui jette la première pierre...» et qui, seul le pouvant, s’en est abstenu. Mais vous! vous qui tenez toujours cette pierre, et qui la jetez toujours à votre prochain, qui le jugez sans le connaître et le condamnez sans l’entendre, vous qui vous substituez au Dieu de miséricorde, et vouez à la condamnation ceux qui sont déjà devant leur vrai juge et probablement absous par lui, dites, que pouvez-vous pour moi? Vous vous dites chrétiens, vous procédez du Dieu de pitié et de pardon, et votre piétisme vous a ramenés au Dieu de vengeance, au Jéhovah implacable des Hébreux, que vous maudissez pourtant... car toute la religion des piétistes consiste à menacer, à maudire, à punir. Oui, vous êtes moins chrétiens que les Israélites si méprisés par vous. Vous leur avez pris tout ce qui abaissait leur sentiment religieux: l’orgueil pharisaïque, la soif du pouvoir, le culte de la domination, la froide cruauté... Le Christ vous avait mis une palme entre les mains... vous l’avez transformée en une verge...»

Le pasteur leva la main pour l’interrompre et lui répondre, mais elle poursuivit aussitôt avec une animation croissante:

«Et avec cette verge vous m’avez flagellée et chassée de votre ciel, en me disant: «Ton père, le juif qui t’a donné le jour, ta mère, la juive qui t’a nourrie, sont maudits de toute éternité.» Homme, écoutez-moi bien: mon père était l’un des plus instruits de la terre. Il avait assemblé et classé dans son cerveau les sciences les plus diverses et les plus vastes. Ceci serait peu de chose, mais j’ai aussi à vous dire qu’il a partagé son pain avec tous ceux qui avaient faim, aidé tous ceux qui avaient besoin de son appui, et que sa main gauche a toujours ignoré ce que donnait sa main droite. Il a détesté le péché du mensonge, le péché d’avarice; il a pardonné à ceux qui lui ont fait du mal, loin de se venger d’eux... Vous voyez bien qu’il était juif, et non piétiste... Il a aimé Dieu de tout son cœur, humblement, sans avoir le stupide orgueil d’imaginer ou de dire que Dieu s’était fait le serviteur de ses vengeances, et cependant, selon vous, il sera en enfer pour toute l’éternité !... Bien! bien! S’il en est ainsi, je veux aller en enfer avec mon père le juif. Mais il n’en est pas ainsi. Seulement vous comprenez maintenant que, le piétisme ayant repris pour son compte et faisant valoir à son bénéfice tout ce qu’il y avait de cruel, d’antihumain, de contraire à la doctrine chrétienne dans la religion hébraïque, j’aime encore mieux revenir à la croyance de mon père le juif que de prêter l’oreille à vos hypocrites discours piétistes, qui sont en perpétuelle contradiction avec vos actes.»

Une profonde et affectueuse commisération se peignait sur les traits du vieux pasteur.

«Vous vous trompez, ma fille, je ne suis pas un piétiste,» dit-il en se rapprochant d’elle.

«L’individu... peut-être,» murmura la malade d’un air toujours plus égaré ; «mais la doctrine piétiste, elle est ce que je dis... ce que je dis... pire, bien pire que le vieux judaïsme.»

Le pasteur se pencha vers elle.

«Laissez-moi,» dit-elle brusquement, «tout est fini.» Et elle retourna son visage vers la muraille.

La petite princesse des bruyères

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