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LE VOLEUR

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Environ à une demi-journée de chemin de la ville de Toulouse, sur le versant d’un riant coteau dont les pieds fleuris se baignent dans les eaux de la Garonne, on voit encore les ruines d’un de ces antiques châteaux forts où les seigneurs suzerains se renfermaient jadis, et, de là, commandaient à toute une contrée. En 1534, où se passe l’histoire qui suit, ce château, fort endommagé par le temps, était debout cependant; ses tours géantes dominaient encore la contrée; et, quoiqu’on ne vît plus sur ses remparts des soldats bardés de fer, et que la herse demeurât baissée, ce château n’en était pas moins habité par une des plus anciennes familles de Toulouse: celle des seigneurs de Pibrac.

Comme pour faire contraste avec cette splendide et vaste demeure, à deux pas du château, sur le bord de l’eau, et ressemblant à une petite pierre détachée du manoir, était l’habitation d’un pauvre artisan, connu dans le pays sous le nom de Cujaus. Continuellement, et bien avant dans la nuit, le chant monotone de cet homme accompagnait le bruit encore plus monotone de son métier à foulon; une femme plus âgée que lui et un enfant étaient sa famille et sa seule société. Un soir de l’automne de l’année 1534, la journée avait été belle mais chaude, l’atmosphère lourde et épaisse faisait présager un orage. Déjà Madeleine, ainsi s’appelait la femme du foulon, était allée trois fois sur le seuil de la porte; elle semblait attendre impatiemment le retour d’un absent, lorsque, venant se rasseoir cette troisième fois auprès du métier de son mari, elle dit en soupirant:

— Jacques ne revient pas!

— Eh bien, lui répondit son mari en interrompant son chant, Jacques a quatorze ans, il est grand et fort comme moi, n’as-tu pas peur que le loup le croque?

— Mais où est-il?

— Au château, sans doute.

— Où passe-t-il ses journées? demanda encore la pauvre femme.

— Au château, sans doute, répondit encore l’insouciant mari.

— Au château, au château! dit Madeleine secouant la tête, en es-tu sûr?

— Où veux-tu qu’il soit? dit encore le foulon.

— Tiens, vois-tu, Cujaus, répliqua la femme en se levant et s’agitant, tu me fais mourir avec ton insouciance pour cet enfant: un garçon de quinze ans bientôt, qui n’est pas seulement en état de repasser, à lui seul, une pièce de drap sur le métier.

— Eh bien, dit le joyeux ouvrier en chantant sa réponse, ne suis-je pas là, moi, pour l’achever?

— Mais y seras-tu toujours?

— Dis donc, Madeleine, dis donc, répliqua vivement son mari, ai-je l’air de quelqu’un qui s’en va?

— On en a vu mourir de plus jeune que toi, Cujaus.

— Merci de la prévision, Madeleine! mais on en a vu mourir aussi de plus vieux.

— Ce qui prouve qu’on meurt à tout âge, Cujaus.

— Voilà un singulier sujet de conversation, et peu analogue à la gaieté habituelle du père Cujaus, dit en entrant un nouveau personnage. C’était une femme de soixante ans environ, mais grasse, fraîche, et dont le costume, bien qu’il appartint à la classe du peuple, était d’une richesse et d’une propreté remarquables.

— Quoi de nouveau? mademoiselle Cadette, dit le foulon en la saluant, tandis que sa femme approchait un escabeau sur lequel la visiteuse s’assit en répondant:

— Encore un couvert d’argent et deux petites cuillers qui ont disparu aujourd’hui.

— Pardon, mademoiselle Cadette, interrompit Madeleine qui, comme toutes les personnes vivement occupées d’une seule idée, ne peuvent souffrir entendre parler d’autre chose, — avez-vous vu Jacques?

— Votre fils, Madeleine, je ne l’ai même pas entrevu.

— Il n’est donc pas au château, mademoiselle Cadette?

— Non certes, Madeleine; mais, quelle idée? il n’y vient jamais au château, votre fils.

— Tu entends, Cujaus, dit Madeleine se croisant les bras en regardant son mari.

Celui-ci reprit:

— Eh bien, s’il n’est pas au château, il est ailleurs. Puis, se retournant vers la visiteuse, il ajouta: — Et vous ne soupçonnez personne de ces vols qui se commettent tous les jours au château?

— Non, dit avec une bonhomie pleine de crédulité la femme de charge, — car telles étaient les fonctions de Cadette au château, — il n’y a jamais que les domestiques qui volent; et comment soupçonner des gens qui, ainsi que moi, sont nés au château, qui sont aussi désolés que moi de ce qui se passe?

— Et que dit monseigneur, que dit madame la présidente? demanda Cujaus.

— Ils disent que ça n’est pas volé, que ça se retrouvera, que nous avons mal compté l’argenterie,

— Et monsieur l’aumônier? dit encore Cujaus.

— Ah! monsieur l’aumônier? répliqua Cadette, est ce que vous ne le connaissez pas, est-ce qu’il croit au mal, lui, le saint homme? Ah! Jésus! si on l’écoutait, il n’y aurait ni voleurs, ni assassins, ni méchants.

— Et ces deux pèlerins? demanda Madeleine.

— Qui n’avaient demandé à passer qu’une nuit au château, et qui y sont depuis six mois? répliqua Cadette; ils ne parlent ni français ni languedocien, on ne peut savoir ce qu’ils pensent.

— Et quelle langue peuvent-ils donc parler? dit Cujaus; est-ce qu’il y en a d’autres que le français pour les grands, et le languedocien pour le peuple?

— Pour un homme de votre âge, père Cujaus, vous n’en savez guère long, dit Cadette en riant. — Ne connaissez-vous donc point M. Pierre Bunel, qui venait au château trois fois la semaine, et qui, depuis quatre mois, n’a pas paru parce qu’il est malade? eh bien, il apprenait à M. Hubert le grec et le latin, avec le français et le languedocien; cela fait déjà quatre langues, sans compter le gascon que parle Jeantot, le valet de M. l’aumônier, qui est de Bordeaux, et le chinois, une langue que personne ne parle, mais qui existe, je crois, car le petit Guy, le second fils à madame la présidente, un diable, un démon, un enfant charmant, quoi! soutient qu’un des deux pèlerins ressemble au magot qui remue la tête sur la cheminée de monseigneur, et affirme qu’il doit parler chinois, ce qui serait, à bon compte, six langues.

— Je ne pensais pas qu’il y en eût autant? dit naïvement Cujaus. Et que font-ils au château, ces deux magots, comme les appelle M. Guy? ajouta le foulon.

— Est-ce que vous ne savez donc pas les usages du château, père Cujaus? lorsqu’il y entre quelqu’un, il n’en sort plus, dit Cadette. M. l’aumônier dit que ces voyageurs sont des hommes pieux. Monseigneur les fait jouer au trictrac le soir, et madame la présidente, qui veut que ses enfants deviennent savants, les paye très-chers, dit-on, pour qu’ils enseignent à MM. ses fils toutes les langues qu’ils savent.

— Chut! dit soudain Madeleine.

— L’orage? demanda Cadette en prêtant l’oreille.

— Chut donc, répéta Madeleine.

Et alors on entendit dans le lointain la voix joyeuse d’un enfant qui chantait:

Encore une de volée!

Encore une de volée!

Et, en prononçant ce dernier mot, un grand garçon de quatorze a quinze ans, mince, svelte, blond et rose, vint tomber d’un bond au milieu de la seule et unique pièce que contenait la chaumière.

— Est-ce une cuiller, petit Cujaus? lui demanda vivement Cadette.

— Je vous ai déjà dit, mademoiselle Cadette, dit le jeune garçon en prenant une mine sérieuse et grave, de m’appeler Cujas, et non Cujaus: cet u que vous ajoutez à mon nom sonne mal à l’oreille, je parierais que, primitivement, mes aïeux ne le prenaient pas.

— Quoi prendre? quel u? quels aïeux? demanda Madeleine. En vérité, mademoiselle Cadette, vous parliez tout à l’heure de six langues, je crois bien qu’il y en a sept, car Jacques en parle souvent une que je ne comprends pas.

— Moi, je voudrais bien savoir ce que Cujaus ou Cujas a volé, dit mademoiselle Cadette, prenant le jeune homme par le bras et le forçant à se retourner devant elle.

— Quelque chose qui n’appartenait à personne, répondit gaiement le fils du foulon.

— Tu as volé ! tu as volé ! lui cria sa mère.

— Allons donc, que veux-tu que l’enfant ait volé ? dit le père sans quitter son métier.

— De l’or? de l’argent? demanda la vieille gouvernante du château de Pibrac.

— Ni de l’or ni de l’argent, mademoiselle, c’est bien mieux, dit Jacques.

— Des bijoux? des effets? demanda encore mademoiselle Cadette.

— C’est encore bien mieux, dit de nouveau le petit Cujaus.

— Serait-ce de la nourriture? dans ce cas... dit la gouvernante en faisant un geste d’indifférence.

— De laquelle? demanda Jacques.

— Comment de laquelle? demanda Cadette à son tour.

— Ne savez-vous pas, mademoiselle Cadette, qu’il y en a de deux sortes, dit Jacques gravement: de la spirituelle et...

— Vous ne voyez donc pas que, depuis une heure, le petit drôle s’amuse à vos dépens? interrompit le père de Jacques.

— Mais, mon ami, il dit qu’il a volé, répliqua Madeleine l’angoisse peinte sur les traits.

— Oui, certes, dit Jacques en embrassant sa mère, mais quelque chose qui ne fait tort à personne, chère mère, comme qui dirait un coup de vent, des gouttes de pluie...

— C’est vrai, tu es mouillé, dit Madeleine lui palpant es cheveux.

— Il commence à pleuvoir, dit Jacques.

— Ah! mon Dieu! je vais être mouillée! s’écria mademoiselle Cadette en prenant congé de la famille du foulon et en sortant précipitamment de la chaumière.

— Et maintenant, mon cher enfant, dit Madeleine à son fils, m’expliqueras-tu ce que tu vas faire deux fois par jour au château, et comment il se fait que, y allant, personne ne t’y voie?

— C’est que je n’ai pas affaire à l’office, voilà tout.

— Mais...

— Eh! mon Dieu! femme, que t’importe! interrompit le foulon; cet enfant n’est-il donc pas assez grand et assez sage pour savoir ce qu’il a à faire; les Cujaus sont tous honnêtes de père en fils.

— Dites donc Cujas, mon père, interrompit Jacques.

— Cujas soit. Allons souper, dit le foulon en quittant son métier.

Les petits savants: Contes historiques dédiés à la jeunesse

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