Читать книгу Les Frères Karamazov (Édition Intégrale) - Fedor Dostoievski - Страница 22
Une dame de peu de foi
ОглавлениеPendant cette conversation avec les femmes du peuple, la dame de passage versait de douces larmes qu’elle essuyait avec son mouchoir. C’était une femme du monde fort sensible et aux penchants vertueux. Quand le starets l’aborda enfin, elle l’accueillit avec enthousiasme.
« J’ai éprouvé une telle impression, en contemplant cette scène attendrissante. – L’émotion lui coupa la parole. – Oh ! je comprends que le peuple vous aime ; moi aussi j’aime le peuple, comment n’aimerait-on pas notre excellent peuple russe, si naïf dans sa grandeur !
– Comment va votre fille ? Vous m’avez fait demander un nouvel entretien ?
– Oh ! je l’ai instamment demandé, j’ai supplié, j’étais prête à me mettre à genoux et à rester trois jours devant vos fenêtres, jusqu’à ce que vous me laissiez entrer. Nous sommes venues, grand guérisseur, vous exprimer notre reconnaissance enthousiaste. Car c’est vous qui avez guéri Lise – tout à fait – jeudi, en priant devant elle et en lui imposant les mains. Nous avions hâte de baiser ces mains, de vous témoigner nos sentiments et notre vénération.
– Je l’ai guérie, dites-vous ? Mais elle est encore couchée dans son fauteuil ?
– Les fièvres nocturnes ont complètement disparu depuis deux jours, à partir de jeudi, dit la dame avec un empressement nerveux. Ce n’est pas tout : ses jambes se sont fortifiées. Ce matin, elle s’est levée en bonne santé ; regardez ses couleurs et ses yeux qui brillent. Elle pleurait constamment ; à présent elle rit, elle est gaie, joyeuse. Aujourd’hui, elle a exigé qu’on la mît debout, et elle s’est tenue une minute toute seule, sans aucun appui. Elle veut parier avec moi que dans quinze jours elle dansera un quadrille. J’ai fait venir le docteur Herzenstube ; il a haussé les épaules et dit : « Cela me surprend, je n’y comprends rien. » Et vous voudriez que nous ne vous dérangions pas, que nous n’accourions pas ici, pour vous remercier. Lise, remercie donc ! »
Le petit visage de Lise devint soudain sérieux. Elle se souleva de son fauteuil autant qu’elle put et, regardant le starets, joignit les mains, mais elle ne put y tenir et se mit à rire, malgré qu’elle en eût.
« C’est de lui que je ris », dit-elle en désignant Aliocha.
En observant le jeune homme qui se tenait derrière le starets, on eût vu ses joues se couvrir d’une rapide rougeur. Il baissa ses yeux où une flamme avait brillé.
« Elle a une commission pour vous, Alexéi Fiodorovitch... Comment allez-vous ? » continua la mère en s’adressant à Aliocha et en lui tendant une main délicieusement gantée.
Le starets se retourna et considéra Aliocha. Celui-ci s’approcha de Lise et lui tendit la main en souriant gauchement. Lise prit un air grave.
« Catherine Ivanovna m’a priée de vous remettre ceci, et elle lui tendit une petite lettre. Elle vous prie de venir la voir le plus tôt possible, et sans faute.
– Elle me prie de venir, moi, chez elle ?... Pourquoi ?... murmura Aliocha avec un profond étonnement. Son visage se fit soucieux.
– Oh ! c’est à propos de Dmitri Fiodorovitch et... de tous ces derniers événements, expliqua rapidement la mère. Catherine Ivanovna s’est arrêtée maintenant à une décision... mais pour cela elle doit absolument vous voir... pourquoi ? Je l’ignore, bien sûr, mais elle vous prie de venir le plus tôt possible. Et vous ne manquerez pas d’y aller ; les sentiments chrétiens vous l’ordonnent.
– Je ne l’ai vue qu’une fois, continua Aliocha toujours perplexe.
– Oh ! c’est une créature si noble, si inaccessible !... Déjà rien que par ses souffrances... considérez ce qu’elle a enduré, ce qu’elle endure maintenant, et ce qui l’attend... tout cela est affreux, affreux !
– C’est bien, j’irai, décida Alexéi, après avoir parcouru le billet court et énigmatique, qui ne contenait aucune explication, à part la prière instante de venir.
– Ah ! comme c’est gentil à vous, s’exclama Lise avec animation. Je disais à maman : « Jamais il n’ira, il fait son salut. » Comme vous êtes bon ! J’ai toujours pensé que vous étiez bon, c’est un plaisir de vous le dire maintenant !
– Lise ! fit gravement la mère qui, d’ailleurs, eut un sourire.
– Vous nous avez oubliées, Alexéi Fiodorovitch, vous ne voulez pas du tout nous rendre visite. Cependant Lise m’a dit deux fois qu’elle ne se trouvait bien qu’avec vous. »
Aliocha leva ses yeux baissés, rougit de nouveau et sourit sans savoir pourquoi. D’ailleurs, le starets ne l’observait plus. Il était entré en conversation avec le moine qui attendait sa venue, comme nous l’avons dit, à côté du fauteuil de Lise. C’était, à le voir, un moine d’une condition des plus modestes, aux idées étroites et arrêtées, mais croyant et obstiné en son genre. Il raconta qu’il habitait loin, dans le Nord, près d’Obdorsk1, Saint-Sylvestre, un pauvre monastère qui ne comptait que neuf moines. Le starets le bénit, l’invita à venir dans sa cellule quand bon lui semblerait.
« Comment pouvez-vous tenter de telles choses ? » demanda le moine en montrant gravement Lise. Il faisait allusion à sa « guérison ».
« Il est encore trop tôt pour en parler. Un soulagement n’est pas la guérison complète et peut avoir d’autres causes. Mais ce qui a pu se passer est dû uniquement à la volonté de Dieu. Tout vient de Lui. Venez me voir, mon Père, ajouta-t-il, je ne pourrai pas toujours vous recevoir, je suis souffrant et sais que mes jours sont comptés.
– Oh ! non, non, Dieu ne vous enlèvera pas à nous, vous vivrez encore longtemps, longtemps, s’écria la mère. Comment seriez-vous malade ? Vous paraissez si bien portant, gai et heureux.
– Je me sens beaucoup mieux aujourd’hui, mais je sais que ce n’est pas pour longtemps. Je connais maintenant à fond ma maladie. Si je vous semble si gai, rien ne peut me faire plus de plaisir que de vous l’entendre dire. Car le bonheur est la fin de l’homme, et celui qui a été parfaitement heureux a le droit de se dire : « J’ai accompli la loi divine sur cette terre. » Les justes, les saints, les martyrs ont tous été heureux.
– Oh ! les hardies, les sublimes paroles ! s’exclama la mère. Elles vous transpercent ! Cependant, le bonheur, où est-il ? Qui peut se dire heureux ? Oh, puisque vous avez eu la bonté de nous permettre de vous voir encore aujourd’hui, écoutez tout ce que je ne vous ai pas dit la dernière fois, ce que je n’osais pas vous dire, ce dont je souffre depuis si longtemps ! Car je souffre, excusez-moi, je souffre... »
Et, dans un élan de ferveur, elle joignit les mains devant lui.
« De quoi souffrez-vous particulièrement ?
– Je souffre... de ne pas croire...
– De ne pas croire en Dieu ?
– Oh, non, non, je n’ose pas penser à cela ; mais la vie future, quelle énigme : personne n’en connaît le mot ! Écoutez-moi, vous qui connaissez l’âme humaine et qui la guérissez ; sans doute, je n’ose pas vous demander de me croire absolument, mais je vous assure, de la façon la plus solennelle, que ce n’est pas par légèreté que je parle en ce moment : cette idée de la vie d’outre-tombe m’émeut jusqu’à la souffrance, jusqu’à l’épouvante... Et je ne sais à qui m’adresser, je n’ai jamais osé durant toute ma vie... Maintenant je me permets de m’adresser à vous... Ô Dieu ! pour qui allez-vous me prendre ! »
Elle frappa ses mains l’une contre l’autre.
« Ne vous inquiétez pas de mon opinion, répondit le starets ; je crois parfaitement à la sincérité de votre angoisse.
– Oh, comme je vous suis reconnaissante ! Voyez : je ferme les yeux et je songe. Si tous croient, d’où cela vient-il ? On assure que la religion a pour origine l’effroi inspiré par les phénomènes angoissants de la nature, mais que rien de tout cela n’existe. Eh bien, me dis-je, j’ai cru toute ma vie ; je mourrai et il n’y aura rien, et seule « l’herbe poussera sur ma tombe », comme s’exprime un écrivain. C’est affreux ! Comment recouvrer la foi ? D’ailleurs, je n’ai cru que dans ma petite enfance, mécaniquement, sans penser à rien... Comment me convaincre ? Je suis venue m’incliner devant vous et vous prier de m’éclairer. Car si je laisse passer l’occasion présente, plus jamais on ne me répondra. Comment me persuader ? D’après quelles preuves ? Que je suis malheureuse ! Autour de moi, personne ne se préoccupe de ces choses, et je ne saurais endurer cela toute seule. C’est accablant !
– Assurément ; mais ces choses-là ne peuvent pas se prouver, on doit s’en persuader.
– Comment, de quelle manière ?
– Par l’expérience de l’amour qui agit. Efforcez-vous d’aimer votre prochain avec une ardeur incessante. À mesure que vous progresserez dans l’amour, vous vous convaincrez de l’existence de Dieu et de l’immortalité de votre âme. Si vous allez jusqu’à l’abnégation totale dans votre amour du prochain, alors vous croirez indubitablement, et aucun doute ne pourra même effleurer votre âme. C’est démontré par l’expérience.
– L’amour qui agit ? Voilà encore une question, et quelle question ! Voyez : j’aime tant l’humanité que – le croiriez-vous – je rêve parfois d’abandonner tout ce que j’ai, de quitter Lise et de me faire sœur de charité. Je ferme les yeux, je songe et je rêve ; dans ces moments-là, je sens en moi une force invincible. Aucune blessure, aucune plaie purulente ne me ferait peur, je les panserais, les laverais de mes propres mains, je serais la garde-malade de ces patients, prête à baiser leurs ulcères...
– C’est déjà beaucoup que vous ayez de telles pensées. Par hasard, il vous arrivera vraiment de faire une bonne action.
– Oui, mais pourrais-je longtemps supporter une telle existence ? continua la dame avec passion, d’un air presque égaré. Voilà la question capitale, celle qui me tourmente le plus. Je ferme les yeux et je me demande : « Persisterais-tu longtemps dans cette voie ? Si le malade dont tu laves les ulcères te paie d’ingratitude, s’il se met à te tourmenter de ses caprices, sans apprécier ni remarquer ton dévouement, s’il crie, se montre exigeant, se plaint même à la direction (comme il arrive souvent quand on souffre beaucoup), alors ton amour continuera-t-il ? » Figurez-vous, j’ai déjà décidé avec un frisson : « S’il y a quelque chose qui puisse refroidir sur-le-champ mon amour « agissant » pour l’humanité, c’est uniquement l’ingratitude. » En un mot, je travaille pour un salaire, je l’exige immédiat, sous forme d’éloges et d’amour en échange du mien. Autrement, je ne puis aimer personne. »
Après s’être ainsi fustigée dans un accès de sincérité, elle regarda le starets avec une hardiesse provocante.
« C’est exactement, répliqua celui-ci, ce que me racontait, il y a longtemps du reste, un médecin de mes amis, homme d’âge mûr et de belle intelligence ; il s’exprimait aussi ouvertement que vous, bien qu’en plaisantant, mais avec tristesse. « J’aime, me disait-il, l’humanité, mais, à ma grande surprise, plus j’aime l’humanité en général, moins j’aime les gens en particulier, comme individus. J’ai plus d’une fois rêvé passionnément de servir l’humanité, et peut-être fussé-je vraiment monté au calvaire pour mes semblables, s’il l’avait fallu, alors que je ne puis vivre avec personne deux jours de suite dans la même chambre, je le sais par expérience. Dès que je sens quelqu’un près de moi, sa personnalité opprime mon amour-propre et gêne ma liberté. En vingt-quatre heures je puis même prendre en grippe les meilleures gens : l’un parce qu’il reste longtemps à table, un autre parce qu’il est enrhumé et ne fait qu’éternuer. Je deviens l’ennemi des hommes dès que je suis en contact avec eux. En revanche, invariablement, plus je déteste les gens en particulier, plus je brûle d’amour pour l’humanité en général. »
– Mais que faire ? Que faire en pareil cas ? Il y a de quoi désespérer.
– Non, car il suffit que vous en soyez désolée. Faites ce que vous pouvez et on vous en tiendra compte. Vous avez déjà fait beaucoup pour être capable de vous connaître vous-même, si profondément, si sincèrement. Si vous ne m’avez parlé avec une telle franchise que pour m’entendre la louer, vous n’atteindrez rien, assurément, dans le domaine de l’amour agissant ; tout se bornera à des rêves, et votre vie s’écoulera comme un songe. Alors, bien entendu, vous oublierez la vie future, et vers la fin vous vous tranquilliserez d’une façon ou d’une autre.
– Vous m’accablez ! Je comprends maintenant qu’en vous racontant mon horreur de l’ingratitude, j’escomptais tout bonnement les éloges que me vaudrait ma franchise. Vous m’avez fait lire en moi-même.
– Vous parlez pour de bon ? Eh bien, après un tel aveu, je crois que vous êtes bonne et sincère. Si vous n’atteignez pas au bonheur, rappelez-vous toujours que vous êtes dans la bonne voie et tâchez de n’en pas sortir. Surtout, évitez tout mensonge, le mensonge vis-à-vis de soi en particulier. Observez votre mensonge, examinez-le à chaque instant. Évitez aussi la répugnance envers les autres et vous-même : ce qui vous semble mauvais en vous est purifié par cela seul que vous l’avez remarqué. Évitez aussi la crainte, bien qu’elle soit seulement la conséquence de tout mensonge. Ne craignez jamais votre propre lâcheté dans la poursuite de l’amour ; ne soyez même pas trop effrayée de vos mauvaises actions à ce propos. Je regrette de ne pouvoir rien vous dire de plus consolant, car l’amour qui agit, comparé à l’amour contemplatif, est quelque chose de cruel et d’effrayant. L’amour contemplatif a soif de réalisation immédiate et de l’attention générale. On va jusqu’à donner sa vie, à condition que cela ne dure pas longtemps, que tout s’achève rapidement, comme sur la scène, sous les regards et les éloges. L’amour agissant, c’est le travail et la maîtrise de soi, et pour certains, une vraie science. Or, je vous prédis qu’au moment même où vous verrez avec effroi que, malgré tous vos efforts, non seulement vous ne vous êtes pas rapprochée du but, mais que vous vous en êtes même éloignée, – à ce moment, je vous le prédis, vous atteindrez le but et verrez au-dessus de vous la force mystérieuse du Seigneur, qui, à votre insu, vous aura guidée avec amour. Excusez-moi de ne pouvoir demeurer plus longtemps avec vous, on m’attend ; au revoir. »
La dame pleurait.
« Et Lise ? Bénissez-la, dit-elle avec élan.
– Elle ne mérite pas d’être aimée, je l’ai vue folâtrer tout le temps, plaisanta le starets. Pourquoi vous moquez-vous d’Alexéi ? »
Lise, en effet, s’était livrée tout le temps à un curieux manège. Dès la visite précédente, elle avait remarqué qu’Aliocha se troublait en sa présence, et cela lui parut fort divertissant. Elle prenait donc plaisir à le fixer ; incapable de résister à ce regard obstinément posé sur lui, Aliocha, poussé par une force invincible, la dévisageait à son tour ; aussitôt elle s’épanouissait en un sourire triomphant, qui augmentait la confusion et le dépit d’Aliocha. Enfin, il se détourna tout à fait d’elle et se dissimula derrière le starets ; mais, au bout de quelques minutes, comme hypnotisé, il se retourna pour voir si elle le regardait. Lise, presque sortie de son fauteuil, l’observait à la dérobée et attendait impatiemment qu’il levât les yeux sur elle ; en rencontrant de nouveau son regard, elle eut un tel éclat de rire que le starets ne put y résister.
« Pourquoi, polissonne, le faites-vous ainsi rougir ? »
Lise devint cramoisie ; ses yeux brillèrent, son visage se fit sérieux, et d’une voix plaintive, indignée, elle dit nerveusement :
« Pourquoi a-t-il tout oublié ? Quand j’étais petite, il me portait dans ses bras, nous jouions ensemble ; c’est lui qui m’a appris à lire, vous savez. Il y a deux ans, en partant, il m’a dit qu’il ne m’oublierait jamais, que nous étions amis pour toujours, pour toujours ! Et le voilà maintenant qui a peur de moi, comme si j’allais le manger. Pourquoi ne s’approche-t-il pas, pourquoi ne veut-il pas me parler ? Pour quelle raison ne vient-il pas nous voir ? Ce n’est pas vous qui le retenez, nous savons qu’il va partout. Les convenances ne me permettent pas de l’inviter, il devrait se souvenir le premier. Mais non, monsieur fait son salut ! Pourquoi l’avez-vous revêtu de ce froc à longs pans, qui le fera tomber s’il s’avise de courir ? »
Soudain, n’y tenant plus, elle se cacha le visage de sa main et éclata d’un rire nerveux, prolongé, silencieux, qui la secouait toute. Le starets, qui l’avait écoutée en souriant, la bénit avec tendresse ; en lui baisant la main, elle la serra contre ses yeux et se mit à pleurer.
« Ne vous fâchez pas contre moi, je suis une petite sotte, je ne vaux rien du tout... Aliocha a peut-être raison de ne pas vouloir faire visite à une fille aussi ridicule.
– Je vous l’enverrai sans faute », trancha le starets.