Читать книгу Les Frères Karamazov (Édition Intégrale) - Fedor Dostoievski - Страница 37
Confession d’un cœur ardent. Anecdotes
Оглавление« Je faisais la fête. Notre père prétendait tantôt que j’ai dépensé des milliers de roubles pour séduire des jeunes filles. Imagination de pourceau ! C’est un mensonge, car mes conquêtes ne m’ont jamais rien coûté. Pour moi l’argent n’est que l’accessoire, la mise en scène. Aujourd’hui, je suis l’amant d’une grande dame, demain d’une fille des rues. Je divertis les deux, prodiguant l’argent à poignées, avec musique et tziganes. S’il le faut, je leur en donne, car à vrai dire l’argent ne leur déplaît pas ; elles vous remercient. Les petites dames ne m’aimaient pas toutes, mais bien souvent. J’affectionnais les ruelles, les impasses sombres et désertes, théâtre d’aventures, de surprises, parfois de perles dans la boue. Je m’exprime allégoriquement, frère, ces ruelles n’existaient qu’au figuré. Si tu étais pareil à moi, tu comprendrais. J’aimais la débauche pour son abjection même. J’aimais la cruauté ; ne suis-je pas une punaise, un insecte malfaisant ? Un Karamazov, c’est tout dire ! Une fois, il y eut un grand pique-nique, où l’on se rendit en sept troïkas1, l’hiver, par un temps sombre ; en traîneau, je couvris de baisers ma voisine – une fille de fonctionnaire sans fortune, charmante et timide – ; dans l’obscurité, elle me permit des caresses fort libres. La pauvrette s’imaginait que le lendemain je viendrais la demander en mariage (car on faisait cas de moi comme fiancé) ; mais je restai cinq mois sans lui dire un mot. Souvent, quand on dansait, je la voyais me suivre du regard dans un coin du salon, les yeux brûlant d’une tendre indignation. Ce jeu ne faisait que délecter ma sensualité perverse. Cinq mois après, elle épousa un fonctionnaire et partit... furieuse et peut-être m’aimant encore. Ils vivent heureux, maintenant. Remarque que personne n’en sait rien, sa réputation est intacte ; malgré mes vils instincts et mon amour de la bassesse, je ne suis pas malhonnête. Tu rougis. Tes yeux étincellent. Tu en as assez de cette fange. Pourtant, ce ne sont là que des guirlandes à la Paul de Kock. J’ai, frère, tout un album de souvenirs. Que Dieu les garde, les chères créatures. Au moment de rompre, j’évitais les querelles. Je n’en ai jamais vendu ni compromis une seule. Mais cela suffit. Crois-tu que je t’aie appelé seulement pour te débiter ces horreurs ? Non, c’est afin de te raconter quelque chose de plus curieux ; mais ne sois pas surpris que je n’aie pas honte devant toi, je me sens même à l’aise.
– Tu fais allusion à ma rougeur, déclara soudain Aliocha. Ce ne sont pas tes paroles ni même tes actions qui me font rougir d’être pareil à toi.
– Toi ? Tu vas un peu loin.
– Non, je n’exagère pas, proféra Aliocha avec chaleur. (On voyait qu’il était en proie à cette idée depuis longtemps.) L’échelle du vice est la même pour tous. Je me trouve sur le premier échelon, tu es plus haut, au treizième, mettons. J’estime que c’est absolument la même chose : une fois le pied sur le premier échelon, il faut les gravir tous.
– Le mieux, donc, est de ne pas s’y engager ?
– Évidemment, si c’est possible.
– Eh bien, en es-tu capable ?
– Je crois que non.
– Tais-toi, Aliocha, tais-toi, mon cher, j’ai envie de te baiser la main d’attendrissement. Ah ! cette coquine Grouchegnka connaît les hommes ; elle m’a dit, une fois, qu’un jour ou l’autre elle t’avalerait. C’est bien, je me tais ! Mais quittons ce terrain sali par les mouches pour en venir à ma tragédie, salie, elle aussi, par les mouches, c’est-à-dire par toutes sortes de bassesses possibles. Bien que le vieux ait menti au sujet de mes prétendues séductions, cela m’est arrivé pourtant, mais une fois seulement : encore n’y eut-il pas de mise à exécution. Lui, qui me reprochait des choses imaginaires, n’en sait rien ; je n’ai raconté la chose à personne, tu es le premier à qui j’en parle, Ivan excepté, bien entendu. Lui sait tout depuis longtemps. Mais Ivan est muet comme la tombe.
– Comme la tombe ?
– Oui. »
Aliocha redoubla d’attention.
« Bien qu’enseigne dans un bataillon de ligne, j’étais l’objet d’une surveillance, à la manière d’un déporté. Mais on m’accueillait fort bien dans la petite ville. Je prodiguais l’argent, on me croyait riche, et je croyais l’être. Je devais d’ailleurs plaire aussi pour d’autres raisons. Tout en hochant la tête à cause de mes fredaines, on avait de l’affection pour moi. Mon lieutenant-colonel, un vieillard, me prit soudain en grippe. Il se mit à me tracasser, mais j’avais le bras long ; toute la ville prit mon parti ; il ne pouvait pas grand-chose. C’était ma faute ; par une sotte fierté, je ne lui rendais pas les honneurs auxquels il avait droit. Le vieil entêté, bon homme au fond et très hospitalier, avait été marié deux fois. Il était veuf. Sa première femme, de basse condition, lui avait laissé une fille simple comme elle. Elle avait alors vingt-quatre ans et vivait avec son père et sa tante maternelle. Loin d’avoir la naïveté silencieuse de sa tante, elle y joignait beaucoup de vivacité. Je n’ai jamais rencontré plus charmant caractère de femme. Elle s’appelait Agathe, imagine-toi, Agathe Ivanovna. Assez jolie, dans le goût russe, grande, bien en chair, de beaux yeux, mais l’expression un peu vulgaire. Restée fille, malgré deux demandes en mariage, elle conservait toute sa gaieté. Je me liai d’amitié avec elle, en tout bien, tout honneur. Car je nouai plus d’une amitié féminine, parfaitement pure. Je lui tenais des propos fort libres, elle ne faisait qu’en rire. Beaucoup de femmes aiment cette liberté de langage, note-le ; de plus, c’était fort divertissant avec une jeune fille comme elle. Un trait encore : on ne pouvait la qualifier de demoiselle. Sa tante et elle vivaient chez son père, dans une sorte d’abaissement volontaire, sans s’égaler au reste de la société. On l’aimait, on appréciait ses talents de couturière, car elle ne se faisait pas payer, travaillant par gentillesse pour ses amies, sans toutefois refuser l’argent quand on lui en offrait. Quant au colonel, c’était un des notables de l’endroit. Il vivait largement. Toute la ville était reçue chez lui ; on soupait, on dansait. Lors de mon entrée au bataillon, il n’était question, en ville, que de la prochaine arrivée de la seconde fille du colonel. Renommée pour sa beauté, elle sortait d’une pension aristocratique de la capitale. C’est Catherine Ivanovna, la fille de la seconde femme du colonel. Cette dernière était noble, de grande maison, mais n’avait apporté aucune dot à son mari ; je le tiens de bonne source. Des espérances, peut-être, mais rien d’effectif. Pourtant, quand la jeune personne arriva, la petite ville en fut comme galvanisée ; nos dames les plus distinguées, deux Excellences, une colonelle, et toutes les autres, à la suite, se la disputaient ; on lui faisait fête, c’était la reine des bals, des pique-niques ; on organisa des tableaux vivants au profit de je ne sais quelles institutrices. Quant à moi, je ne soufflais mot et faisais la fête ; c’est alors que j’imaginai un tour de ma façon, qui fit jaser toute la ville. Un soir, chez le commandant de la batterie, Catherine Ivanovna me toisa du regard ; je ne m’approchai pas d’elle, dédaignant de faire sa connaissance. Je l’abordai quelque temps après, également à une soirée. Elle me regarda à peine, les lèvres dédaigneuses. « Attends un peu, pensai-je, je me vengerai ! » J’étais alors un vrai casse-cou, et je le sentais. Je sentais surtout que, loin d’être une naïve pensionnaire, « Katineka » avait du caractère, de la fierté, de la vertu, surtout beaucoup d’intelligence et d’instruction, ce qui me manquait totalement. Tu penses que je voulais demander sa main ? Pas du tout. Je voulais seulement me venger de son indifférence à mon égard. Ce fut alors une noce à tout casser. Enfin, le lieutenant-colonel m’infligea trois jours d’arrêts. À ce moment, le vieux m’envoya six mille roubles contre une renonciation formelle à tous mes droits et prétentions à la fortune de ma mère. Je n’y entendais rien alors ; jusqu’à mon arrivée ici, frère, jusqu’à ces derniers jours et peut-être même maintenant, je n’ai rien compris à ces démêlés d’argent entre mon père et moi. Mais au diable tout cela, on en reparlera. Déjà en possession de ces six mille roubles, la lettre d’un ami m’apprit une chose fort intéressante, à savoir qu’on était mécontent de notre lieutenant-colonel, soupçonné de malversations, que ses ennemis lui préparaient une surprise. En effet, le commandant de la division vint lui adresser une vigoureuse réprimande. Peu après, il fut obligé de démissionner. Je ne te raconterai pas tous les détails de cette affaire ; il avait, en effet, des ennemis ; ce fut dans la ville un brusque refroidissement envers lui et toute sa famille ; tout le monde les lâchait. C’est alors que je servis mon premier tour. Comme je rencontrais un jour Agathe Ivanovna, dont j’étais toujours l’ami, je lui dis : « Il manque à votre père quatre mille cinq cents roubles dans sa caisse... – Comment ? Quand le général est venu, récemment, la somme était au complet... – Elle l’était alors, mais plus maintenant. » Elle prit peur. « Ne m’effrayez pas, je vous en prie, d’où tenez-vous cela ? – Rassurez-vous, lui dis-je, je n’en parlerai à personne, vous savez qu’à cet égard je suis muet comme la tombe. Je voulais seulement vous dire ceci, à tout hasard : quand on réclamera à votre père ces quatre mille cinq cents roubles qui lui manquent, plutôt que de le laisser passer en jugement à son âge, envoyez-moi votre sœur secrètement ; je viens de recevoir de l’argent, je lui remettrai la somme et personne n’en entendra parler. – Ah ! quel gredin vous êtes ! quel méchant gredin ! Comment avez-vous le front de dire de pareilles choses ? » Elle s’en alla, suffoquée d’indignation et je lui criai par-derrière que le secret serait inviolablement gardé. Ces deux femmes, Agathe et sa tante, étaient de véritables anges ; elles adoraient la fière Katia, la servaient humblement. Agathe fit part à sa sœur de notre conversation, comme je l’appris par la suite. C’était justement ce qu’il me fallait.
« Sur ces entrefaites arrive un nouveau chef de bataillon. Le vieux tombe malade ; il garde la chambre deux jours entiers et ne rend pas ses comptes. Le docteur Kravtchenko assure que la maladie n’est pas simulée. Mais voici ce que je savais à coup sûr, et depuis longtemps : après chaque révision de ses chefs, le bonhomme faisait disparaître une certaine somme pour quelque temps, cela remontait à quatre ans. Il la prêtait à un homme de toute confiance, un marchand, veuf barbu, à lunettes d’or, Trifonov. Celui-ci allait à la foire, s’en servait pour ses affaires et la restituait aussitôt au colonel, avec un cadeau et une bonne commission. Mais cette fois-ci, Trifonov, à son retour de la foire, n’avait rien rendu (je l’appris par hasard de son fils, un morveux, gamin perverti s’il en fut). Le colonel accourut : « Je n’ai jamais rien reçu de vous », répondit le fourbe. Le malheureux ne bouge plus de chez lui, la tête entourée d’un bandage, les trois femmes lui appliquant de la glace sur le crâne. Arrive une ordonnance avec l’ordre de remettre la caisse immédiatement dans les deux heures. Il signa, j’ai vu plus tard sa signature sur le registre, se leva, disant qu’il allait mettre son uniforme, passa dans sa chambre à coucher. Là il prit son fusil de chasse, le chargea à balle, déchaussa son pied droit, appuya l’arme contre sa poitrine, tâtonnant du pied pour presser la détente. Mais Agathe, qui n’avait pas oublié mes paroles, soupçonnait quelque chose, et le guettait. Elle se précipita, l’entoura de ses bras, par-derrière ; le coup partit en l’air, sans blesser personne ; les autres accoururent et lui arrachèrent l’arme... Je me trouvais alors chez moi, au crépuscule, sur le point de sortir, habillé, coiffé, le mouchoir parfumé ; j’avais pris ma casquette ; soudain la porte s’ouvre et je vois entrer Catherine Ivanovna.
« Il y a des choses bizarres : personne ne l’avait remarquée dans la rue, quand elle allait chez moi, ni vu ni connu. Je logeais chez deux femmes de fonctionnaires, personnes âgées ; elles faisaient le service, m’écoutaient pour tout avec déférence et gardèrent sur mon ordre un secret absolu. Je compris à l’instant de quoi il s’agissait. Elle entra, le regard fixé sur moi ; ses yeux sombres exprimaient la décision, l’audace même, mais la moue de ses lèvres décelait la perplexité.
« Ma sœur m’a dit que vous donneriez quatre mille cinq cents roubles, si je venais les chercher... moi-même. Me voici... donnez l’argent !... » Elle suffoquait, prise de peur ; sa voix s’éteignit, ses lèvres tremblaient... Aliocha, tu m’écoutes ou tu dors ?
– Dmitri, je sais que tu me diras toute la vérité, repartit Aliocha ému.
– Tu peux y compter, je ne me ménagerai pas. Ma première pensée fut celle d’un Karamazov. Un jour, frère, je fus piqué par un mille-pattes et dus rester quinze jours au lit, avec la fièvre ; eh bien, je sentis alors au cœur la piqûre du mille-pattes, un méchant animal, sais-tu. Je la toisai. Tu l’as vue ? C’est une beauté. Mais elle était belle alors par sa noblesse morale, sa grandeur d’âme et son dévouement filial, à côté de moi, vil et répugnant personnage. C’est pourtant de moi qu’elle dépendait toute, corps et âme, comme encerclée. Je te l’avouerai : cette pensée, la pensée du mille-pattes, me saisit le cœur avec une telle intensité que je crus expirer d’angoisse. Aucune lutte ne semblait possible : je n’avais qu’à me conduire bassement, comme une méchante tarentule, sans l’ombre de pitié... Cela me traversa même l’esprit. Le lendemain, bien entendu, je serais venu demander sa main, pour en finir de la façon la plus noble, et personne n’aurait rien su de cette affaire. Car si j’ai des instincts bas, je suis loyal. Et soudain, j’entends murmurer à mon oreille : « Demain, quand tu iras lui offrir ta main, elle ne se montrera pas et te fera chasser par le cocher. Tu peux me diffamer par la ville, dira-t-elle, je ne te crains pas ! » Je regardai la jeune fille pour voir si cette voix ne mentait pas. L’expression de son visage ne laissait aucun doute, on me mettrait à la porte. La colère me prit ; j’eus envie de lui jouer le tour le plus vil, une crasse de boutiquier : la regarder ironiquement et, pendant qu’elle se tiendrait devant moi, la consterner, en prenant l’intonation dont seuls sont capables les boutiquiers. « Quatre mille roubles ! Mais je plaisantais ! Vous avez compté trop facilement là-dessus, mademoiselle ! Deux cents roubles, avec plaisir et bien volontiers, mais quatre mille, c’est de l’argent, cela, on ne les donne pas à la légère. Vous vous êtes dérangée pour rien. »
« Vois-tu, j’aurais tout perdu, elle se serait enfuie, mais cette vengeance infernale eût compensé le reste. Je lui aurais joué ce tour, quitte à le regretter ensuite toute ma vie ! Le croiras-tu, à de semblables minutes, je n’ai jamais regardé une femme, quelle qu’elle fût, d’un air de haine. Eh bien, je le jure sur la croix, pendant quelques secondes je la contemplai avec une haine intense, celle qu’un cheveu seul sépare de l’amour le plus ardent. Je m’approchai de la fenêtre, appuyai le front à la vitre glacée, je me souviens que le froid me faisait l’effet d’une brûlure. Je ne la retins pas longtemps, sois tranquille ; j’allai à ma table, j’ouvris un tiroir, et en tirai une obligation de cinq mille roubles au porteur, qui se trouvait dans mon dictionnaire français. Sans dire un mot, je la lui montrai, la pliai, la lui remis, puis j’ouvris moi-même la porte de l’antichambre et lui fis un profond salut. Elle tressaillit toute, me regarda fixement une seconde, devint blanche comme un linge et, sans proférer une parole, sans brusquerie, mais tendrement, doucement, se prosterna à mes pieds, le front à terre, pas comme une pensionnaire, mais à la russe ! Elle se releva et s’enfuit. Après son départ, je tirai mon épée et voulus m’en percer, pourquoi ? je n’en sais rien ; sans doute par enthousiasme ; c’eût été absurde, évidemment. Comprends-tu qu’on puisse se tuer de joie ? Mais je me bornai à baiser la lame et la remis au fourreau... J’aurais bien pu ne pas t’en parler. Il me semble, d’ailleurs, que j’ai un peu brodé, pour me vanter, en te racontant les luttes de ma conscience. Mais qu’importe, au diable tous les espions du cœur humain ! Voilà toute mon aventure avec Catherine Ivanovna. Tu es seul, avec Ivan, à la connaître. »
Dmitri se leva, fit quelques pas avec hésitation, tira son mouchoir, s’essuya le front, puis se rassit, mais à une autre place, sur le banc qui longeait l’autre mur, de sorte qu’Aliocha dut se tourner tout à fait de son côté.