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QUELQUES LIGNES D'ORAISONS FUNÈBRES
EN MANIÈRE DE
PRÉFACE
ОглавлениеAujourd'hui dimanche 3 avril 1864, vers les quatre heures, nous nous sommes rencontrés une trentaine dans une misérable maison de la rue de Lourcine.
Nous avons été de là, sous une petite pluie continue, enterrer au nouveau cimetière d'Ivry le doyen des aéronautes français, Jean-Baptiste Dupuis-Delcourt, né le 25 mars 1802.
Dupuis-Delcourt avait autrefois occupé de lui le monde littéraire et le monde scientifique. Mais les quelques succès qu'il avait obtenus comme auteur dramatique n'avaient jamais pu le détourner de sa passion dominante: l'Aérostation.
Il avait connu J. Montgolfier et aussi le physicien Charles qui imagina le premier de gonfler les ballons au gaz hydrogène.
Il avait assisté à l'expérience de ce malheureux Deghen, l'homme volant, pauvre horloger venu exprès de Vienne en Autriche,—qui manqua si piteusement en séance publique à sa promesse de s'envoler de l'École Militaire sur le Trocadero,—fut en conséquence houspillé et battu,—et qui la veille, à la répétition, s'était parfaitement envolé, m'a-t'on assuré, du Trocadero jusqu'à l'École Militaire.
Il avait vu mettre en lambeaux par la populace au Champ-de-Mars le ballon où le colonel de Lennox avait engagé ses derniers cent mille francs: les morceaux de taffetas de six aunes s'en vendaient deux sous jusque sur la place de la Concorde.
Il avait serré la main de Jacques Garnerin, de Robertson, du docteur Le Berrier.
Il avait presque relevé le cadavre de l'imprudente Mme Blanchard, tombée rue de Provence de son ballon incendié.
Il avait fait lui-même nombre d'ascensions,—l'une sous cinq ballons à la fois, ce qu'il appelait la Flottille Aérostatique.
Le duc d'Aumont l'avait présenté au roi Louis XVIII qui lui avait adressé un très-beau compliment en lui faisant cadeau d'un non moins beau diamant monté en épingle,—et Louis-Philippe n'eût jamais voulu entendre parler d'un autre aérostier que Dupuis-Delcourt.
Tout le monde l'aimait, ce savant aimable et bon, jusqu'à l'Académie elle-même qui, en cinq occasions, nommait des commissions pour l'examen des communications scientifiques qu'il lui envoyait avec un zèle infatigable.
Il avait collaboré avec le grand Arago à l'Électro-subtracteur, un instrument qui, quand on le voudra, nous délivrera de la grêle en l'empêchant, non pas de tomber, mais simplement de se former.
Élève de Dumas, il avait professé pendant cinq ans la chimie à l'Athénée royal; il avait conféré maintes fois au Cercle agricole, à celui des Chemins de fer.
Dans l'Orangerie du Luxembourg, il avait, avant bien d'autres, fait des démonstrations publiques de l'hélice aérienne, et son auditeur le plus assidu s'appelait Geoffroy Saint-Hilaire.
Il avait fondé la Société aérostatique et météorologique de France, dont il était l'âme et qui, par reconnaissance, l'avait acclamé son secrétaire perpétuel.
Même après l'anathème de Marey-Monge contre les enveloppes d'aérostat métalliques, il avait achevé de se ruiner en construisant un ballon de cuivre. Le ballon achevé, il lui manquait les quelques derniers cents francs pour les accessoires et il porta lui-même de désespoir le premier coup à son œuvre, si coûteuse en peine et en argent.—Les chaudronniers dépeceurs lui rendirent 350 francs pour son grand espoir brisé!
Il avait publié vingt volumes ou brochures,—entre autres le Manuel de l'Aérostier, un des meilleurs livres de l'utile collection Roret.
Il laisse encore, presque terminé, un important ouvrage, le—Traité complet, historique et pratique des aérostats.
«—Ce sera probablement,—écrivait-il, hélas!—la grande affaire de ma vie!»
Il avait fondé un journal de Navigation Aérienne, et plein de foi fervente dans l'avenir de cette Science, il avait de sa chétive bourse, à force de privations, collectionné le plus curieux, le plus instructif, le seul Musée Aérostatique qui existe dans le monde entier.
Ce Musée se compose d'environ quinze cents numéros, comprenant et renfermant toute l'histoire des quatre-vingts ans de l'aérostation, depuis les modèles en plan et en exécution, les livres, pamphlets, relations,—les gravures noires et coloriées, dessins, portraits, caricatures,—les médailles, clichés, fixés, toiles, jeux,—les nacelles, grappins, soupapes et débris historiques,—jusqu'à 300 programmes et affiches d'expériences diverses en tous pays, collectionnés et classés,—sans parler des pièces rares ou uniques: autographes, lettres, procès-verbaux, dossiers divers, etc., etc., etc.
Cette collection, c'était sa joie, son orgueil, sa vie.
Mais avec quel empressement et quelle inépuisable bienveillance, il ouvrait à tout venant cette collection précieuse, si religieusement entretenue. Pour ajouter encore à cette bibliothèque spéciale si complète, il fouillait les archives de son excellente mémoire, et à tout visiteur partageant sa foi, il disait, toujours serviable et de bon accueil, tout ce qu'il avait appris par lui-même et par les autres. Car il n'était pas de ceux qui mettent sous le boisseau la lumière.
On aime surtout ceux-là qui vous ont le plus coûté: Dupuis-Delcourt avait trop fait pour la Navigation Aérienne, il avait toujours eu pour elle une passion trop absorbante, trop exclusive pour avoir jamais rien réservé par devers lui vis-à-vis d'elle.
Donc, cet homme doux et brave, modeste, bienveillant, laborieux, honnête, désintéressé, après avoir donné à la plus grande des idées humaines sa vie tout entière passée avec résignation et confiance dans la plus extrême pauvreté,—cet homme de bien s'éteignit hier, laissant cette collection pour tout avoir et toute hoirie à la vieille compagne des trente dernières années de sa vie.
Et comme la pauvre femme, avec la foi que l'honnête femme a toujours dans son mari, l'avait suivi partout, selon l'Évangile et par delà le Code,—jusques dans les nuages,—comme elle lui garde le respect éternel, si Dupuis-Delcourt s'est, comme on dit, senti mourir, il a pu entrevoir dans les affres de son agonie, sa veuve mourant de faim, comme le chien du tombeau, à côté de la—Collection Dupuis-Delcourt—pieusement gardée dans son intégrité....
Deux détails, pour finir:
Cet hiver, Dupuis-Delcourt s'occupait surtout de vérifier les expériences du fameux Quinquet à l'effet de remplacer le gaz des aérostats par la vapeur maintenue à l'état vésiculaire. Mais ses recherches étaient difficiles: il manquait de feu, même pour se chauffer, et comme il n'en disait rien à personne, ce n'est qu'à la fin de l'hiver et par hasard, qu'un brave charpentier, son coreligionnaire en Navigation Aérienne, lui expédia tardivement une petite provision.
C'est dans la nuit du 2 que l'apoplexie surprit Dupuis-Delcourt. Il connaissait cet ennemi, l'ayant déjà vaincu deux fois, et il appelait la saignée. On courut chez un médecin voisin: il était trois heures du matin. Le médecin, dans ce quartier de pauvres gens, s'informe, parlemente, finit par déclarer qu'il ne se soucie pas de se déranger la nuit, et rentre le nez sous la couverture.—A-t-il pu se rendormir?
Je sais son nom.—Mais à quoi bon?...
De tout ceci, la morale:
Tout a été compté à l'homme et bien juste. Tout ce dont il jouit, il faut qu'il l'achète,—et le paie—suivant un inexorable tarif, puisque la vie elle-même ne lui a été donnée qu'un seul jour.
Chacune des conquêtes humaines se solde rigoureusement donc par les sueurs, les larmes, le sang. Plus ces conquêtes sont grandes, plus coûteux et douloureux est le paiement.
Il est des hommes qu'un instinct irrésistible, fatal, pousse en avant des autres sur les routes nouvelles.—Sous les pieds de ceux-là, qui aplanissent le chemin, les ronces qui déchirent, les cailloux coupants, les serpents venimeux...
—et pendant ce temps-là, ceux qui marchent derrière et profitent de la voie faite, ricanent et jettent des pierres à ces généreux imbéciles.
Car, après le mal qu'ils vous ont fait, le tort que les hommes vous pardonnent le moins est celui que vous vous faites à vous-même.
Dupuis-Delcourt était du petit, tout petit nombre de ceux qui aiment mieux recevoir les pierres que les jeter.
Le voilà mort, partant quitte—peut-être!
Qu'un autre vienne prendre cette place d'avant-garde, s'il a le courage, la foi, le dévouement et surtout l'obstinée résignation.
Et combien cher nous a déjà coûté cette immense conquête du domaine de l'air,—sans parler de ce qu'elle nous doit coûter encore!—Ne semble-t-il pas qu'une Divinité jalouse et implacable repousse contre terre et écrase chacun des assaillants de l'escalade sublime,—jusqu'au jour où se présentera celui qui a été désigné pour vaincre?
Mais que me veulent ces images de poëtes épiques, cette nuit où j'écris,—en ce moment où la pauvre vieille veuve—dans la petite chambre qu'elle trouvera maintenant si grande;—pleure et appelle son brave et vieux compagnon—qui ne reviendra plus.....
Saluons l'autre maintenant!
À celui-ci la Mort ne fit pas crédit aussi long. Mais peu importe: ses vingt-huit années furent bien remplies et sa fin glorieuse.
Je ne crois pas qu'il soit possible de trouver dans nos figures historiques une autre plus intéressante et plus attractive.
Il était né d'une honnête famille bourgeoise, à Metz, le 30 mars 1757. On l'avait fait, au sortir du collége, élève en chirurgie; mais son âme trop sensible défaillait aux opérations.—Il se détourne bientôt et se donne à l'étude de la chimie pharmaceutique.
Un coup de tête,—il était vif,—le pousse vers Paris.
Jean-François Pilâtre de Rozier peut alors se livrer tout entier aux sciences naturelles et mathématiques. Tout en s'instruisant, il suffit honorablement à ses besoins par son travail sans l'aide de la famille, et sans que le plaisir qu'il aime y perde rien.
Savant déjà à un âge où on est à peine instruit, spirituel, généreux, plein d'ardeur, d'une humeur gaie et toujours égale, ayant tous les avantages, même celui d'un visage agréable, il sait plaire à tous, et mieux encore de tous se faire aimer.
À vingt-deux ans à peine, il s'improvise professeur de physique. Son enseignement est clair, facile, sa parole enjouée, pittoresque. Les femmes lui font son auditoire.
C'était le temps où une Charge, comme on disait, était indispensable à la considération.—Pour qu'il soit dit que rien n'aura manqué à ce jeune prédestiné, le voici pourvu d'une charge auprès d'une princesse du sang.—Puis la Société d'émulation de Rheims l'appelle comme professeur de chimie; puis il se retrouve intendant des Cabinets de physique, chimie et histoire naturelle de Monsieur (plus tard Louis XVIII).
Il poursuit cependant ses travaux particuliers et publie plusieurs Mémoires sur les teintures, le phosphore, l'électricité, les gaz méphytiques. Il fonde le premier Musée particulier, où toutes les sciences doivent être vulgarisées par la parole de savants professeurs.
Emporté par l'exaltation de la fièvre scientifique, tantôt il allume à ses lèvres le filet de gaz inflammable dont il s'est empli la bouche et il se brûle les deux joues. Tantôt il sollicite avec instances du lieutenant général de police les occasions d'expérimenter, au péril de sa vie, ses procédés antiméphytiques; il accuse le sort qui retarde ces périlleux défis, où il lui est enfin donné de risquer ses jours et d'altérer sa santé au fond de cloaques impurs.
Ses succès ne lui ont pas fait oublier les devoirs que la mort de son père lui a légués. Il soutient et pensionne ses deux sœurs, et il n'est pas de chef de famille plus grave, plus plein de sollicitude que ce jeune homme, si entraîné pourtant et distrait par un monde facile et élégant dont il est aimé et qu'il aime.
Modeste vis-à-vis des autres et plein d'aménité, il doit pourtant s'estimer lui-même et haut, parce qu'il sait ce qu'il vaut en générosité, en dévouement.
Il aime la gloire peut-être, mais il ignore ce que c'est que l'envie.
«Il semblait, dit un biographe, acquérir un ami dans tout auteur d'une utile invention.»
«Ce n'était pas assez pour lui de le vanter, de déployer avec pompe le prix de son travail,—dit encore un professeur au Musée, M. Lenoir,—il entrait avec lui dans la carrière, non comme un antagoniste, mais comme un ami qui craint que son ami ne tire pas un assez grand parti de son invention, et il consentait à devenir l'instrument passif de la célébrité d'autrui.»
Ce fut au mois de juin 1783 que la nouvelle de la découverte des frères Mongolfier vint transporter d'enthousiasme Pilâtre de Rozier. Il offrit aussitôt, dans le Journal de Paris, de s'enlever le premier avec la nouvelle machine aérostatique.
Le roi ne voulait point consentir; on proposait de prendre dans les prisons un condamné à mort pour tenter l'expérience. Pilâtre de Rozier accourt, il supplie que «cet honneur ne soit point laissé à un vil criminel.....»
Il obtient enfin l'autorisation, et,—le premier des hommes,—il s'enlève, le 21 octobre, du château de la Muette, à ballon perdu.
Il ne faut pas perdre de vue que cette première ascension libre, dans un engin nouveau, avec un matériel non encore étudié, devait être tout autre chose que ces ascensions d'aujourd'hui qui ne sont plus qu'un jeu pour nous.—Une dame inconnue avait tiré M. de Rozier à part, avant l'expérience, et lui avait remis un paquet qui ne devait être ouvert qu'une fois la Montgolfière partie: ce paquet contenait deux pistolets chargés.
Les ascensions de Pilâtre de Rozier se succèdent.—Il faut lire le récit, d'une si touchante simplicité, de son second voyage aérostatique, exécuté en compagnie du marquis d'Arlandes.
Cependant de Rozier donne, dans son Musée, une fête en l'honneur de M. de Montgolfier; il présente à la brillante assemblée le buste qu'Houdon a ciselé, et que couronne la princesse de Bourbon.—Dans le feu d'artifice qui termine la fête, Pilâtre de Rozier n'oublie personne et l'initiale du physicien Charles s'enlace à celle des Montgolfier.
Bientôt l'aîné des Montgolfier l'appelle à Lyon pour l'aider à la construction de l'immense ballon le Flesselles. De Rozier accourt. «On le voit partout courir, donner des ordres, travailler lui-même avec une ardeur infatigable, voler d'estrade en estrade avec le sang-froid du plus intrépide marin... Il oubliait de dormir et de manger.»
Pour aider ceux qu'il aime et cette aérostation qui l'enflamme, il a laissé derrière lui ses propres intérêts qui souffrent, son Musée, dont les auditeurs se plaignent vivement. Il devra même au retour offrir de rembourser quelques mécontents.
Les Anglais, qui avaient d'abord affecté la plus profonde indifférence pour la découverte des Montgolfier, semblaient commencer à lui rendre justice. On faisait quelques tentatives aériennes en Angleterre, et on en vint jusqu'à parler de franchir le détroit avant nous.
La priorité de cette expédition devenait une question nationale.
De Rozier avait le premier publié ce projet. Il sollicite aussitôt du gouvernement la somme nécessaire pour construire un nouvel aérostat et tenter la traversée. On lui accorde quarante mille livres, et on lui désigne Boulogne comme point de départ.
Une Montgolfière et un ballon à gaz sont préparés à Paris. Ce système mixte, qui devait, selon de Rozier, faciliter l'ascension et la descente, a été justement blâmé:—c'était mettre le feu à côté de la poudre, disait Charles. Le comte Zambeccari l'employa plusieurs fois pourtant avec succès—jusqu'au jour où il lui coûta la vie.
De nouveau, Pilâtre de Rozier quitte son Musée et arrive, le 4 janvier 1785, au lieu du départ. Là, il apprend que Blanchard, qui veut le devancer, attend déjà, de l'autre côté du détroit, le vent favorable..... De nouveaux ordres de la Cour pressent de Rozier; des faveurs considérables lui sont promises, s'il exécute le premier la traversée.
Mais les vents, qui lui sont contraires, apportent, le 7 janvier, à trois heures après midi, sur les côtes de France, son heureux rival...
Pilâtre de Rozier va au-devant de Blanchard, l'embrasse, le conduit à Paris, le présente lui-même à la Cour, et veut l'inscrire, de sa main, au nombre des fondateurs de son Musée.
L'honneur de la première traversée du détroit lui ayant été enlevé, il ne présumait pas devoir poursuivre une seconde expérience désormais insignifiante et dénuée de tout autre intérêt que celui d'une inutile curiosité. Il ne s'agissait de rien moins encore que de triompher d'obstacles déterminés, là où un coup de vent rendait tout effort et toute lutte inutiles.
Mais la Cour en a décidé autrement: on apprécie qu'il y a plus de difficultés,—et en effet,—à traverser de France en Angleterre qu'il n'y en avait à venir de Douvres en France. Le contrôleur général des finances, M. de Calonne, mande Pilâtre de Rozier, lui adresse des reproches aussi sévères que peu mérités et lui redemande le surplus de la somme avancée, les frais du ballon payés.
Le malheureux Pilâtre, certain du succès, avait déjà consacré ce bénéfice à enrichir le cabinet expérimental de son Musée.....
Il devra donc partir et tenter cette expédition vaine,—dans les plus déplorables conditions.
En effet, alternativement gonflés et dégonflés, mal retraités dans une enceinte près du rempart où les rats les rongent quand ils ne sont pas exposés aux intempéries de l'atmosphère, les deux aérostats sont déjà détériorés.
Pilâtre de Rozier arrive pour la troisième fois à Boulogne et fixe le jour de son départ; mais, comme par un avis providentiel, les tempêtes retardent obstinément ce jour. Plusieurs semaines de suite, des petits ballons d'essai sont lancés; le vent les ramène sur la côte de France.
Pendant toutes ces attentes, mal suppléé à son Musée dont il est la vie, Pilâtre de Rozier s'inquiète, se tourmente.—Au milieu de ces impatiences et de ces chagrins, et pour qu'un incident romanesque vienne donner un dernier et dramatique intérêt à cette héroïde, il rencontre, il aime une jeune Anglaise pensionnaire dans un couvent de Boulogne; sa demande est agréée par les parents de la jeune fille.
—Mais l'ascension avant tout!
Des réparations aux ballons sont devenues tout à fait indispensables: question de vie ou de mort!... Pilâtre de Rozier écrit timidement pour demander un supplément d'allocation nécessaire.—On le lui refuse.
Les 13 et 14 juin, l'Aéro-Montgolfière reste gonflée, guettant l'heure propice. On a restauré tant bien que mal, comme on a pu, ses enveloppes desséchées, presque brûlées par les efforts infructueux et trop répétés.—Le 15, à quatre heures du matin, un petit ballon d'essai vient encore retomber à son point de départ.
À sept heures enfin, Pilâtre de Rozier apparaît dans la galerie (nacelle) accompagné du frère aîné Romain, l'un des constructeurs de l'aérostat.
Le marquis de la Maison-Fort jette un rouleau de 200 louis dans la nacelle et prétend monter. Pilâtre l'écarte doucement, mais avec fermeté:
«—L'expérience est trop peu sûre, dit-il, pour qu'il veuille exposer là la vie d'un autre...»
«Enfin, dit un récit du temps, l'Aéro-Montgolfière s'élève lentement, imposante; deux coups de canon retentissent, les aéronautes saluent, une foule considérable leur répond par des cris de joie. Ils s'avancent; bientôt ils se trouvent sur la mer. Chacun, les yeux sur le fragile aérostat, l'observe avec crainte. Ils étaient environ à cinq quarts de lieue en avant, au-dessus du détroit, à sept cents pieds à peu près de hauteur, lorsqu'un vent d'ouest les ramène sur terre; déjà depuis vingt-sept minutes ils étaient dans les airs.
«À ce moment, on crut s'apercevoir de quelques mouvements d'alarme de la part des voyageurs.—On croit voir qu'ils abaissent précipitamment le réchaud... Tout à coup, une flamme violette paraît au haut de l'aérostat: l'enveloppe du globe se replie sur la Montgolfière—et les malheureux voyageurs, précipités des nues, tombent sur la terre, presque en face la tour de Croy, à cinq quarts de lieue de Boulogne et à trois cents pas des bords de la mer.
«L'infortuné de Rozier fut trouvé dans la galerie le corps fracassé, les os brisés de toutes parts. Son compagnon respirait encore, mais il ne put proférer un seul mot et quelques minutes après il expira.
«Telle fut la fin du premier des aéronautes et du plus courageux des hommes, dit en terminant l'historien contemporain. Il fut victime de l'honneur et du zèle. Sa douceur, son amabilité, sa modestie le feront regretter de ceux qui l'ont connu. Il méritera peut-être les regrets de la postérité, et laisse après lui deux sœurs et une mère qui le pleurent.
«Celle qui l'aima ne put supporter la nouvelle de sa mort. Des convulsions horribles la saisirent; elle expira, a-t-on dit, chez ses parents, huit jours après la terrible catastrophe.
«Bon fils, frère tendre, ami loyal, Pilâtre de Rozier avait un courage héroïque et une âme aimante. Il est mort à vingt-huit ans et demi.—Un monument élevé au lieu où ils tombèrent, à Wimille, sur le bord de la route entre Boulogne et Calais, rappelle sa mort et celle de son compagnon Romain.»
J'ai fini cette héroïque et brève histoire.
Maintenant parcourez les feuilles du temps, ouvrez les mémoires, correspondances et pamphlets:—toutes les injures du monde—homme ignorant, forfant, poltron, vaniteux, cupide, intrigant, menteur,—voleur même,—il n'en est pas une qui ne soit crachée à la face de ce galant homme, studieux, désintéressé, modeste, bon, brave, généreux, qui vécut pour être utile aux autres et mourut par honneur.
La question de la Navigation Aérienne est la plus grande Question des siècles.
Il est incontestable que par elle doit être réalisée la plus utile et la plus généreuse des évolutions humaines.
Je crois que cette Question est aujourd'hui et enfin posée dans ses véritables termes.
L'observation des phénomènes naturels affirme que la Locomotion Aérienne ne sera que par les appareils spécifiquement plus lourds que l'air,—à l'imitation de l'oiseau, qui n'est pas un aérostat, mais une admirable machine,—à l'imitation de tous les êtres qui s'élèvent, se maintiennent et se dirigent dans l'air, en étant plus lourds que l'air.
L'examen historique depuis quatre-vingts ans des vains efforts de l'Aérostation prétendue dirigeable confirmerait encore, au besoin, cette vérité:—que le mot du problème ne doit plus être demandé à l'aérostatique, mais à la statique, à la dynamique, à la mécanique;
—que, pour commander à l'air, il faut enfin se décider à être, non plus faible, mais plus fort que l'air.
Ainsi, en tous ordres de choses, faut-il être le plus fort pour ne pas être battu.
Vient ensuite la grave question de la possibilité technique.
Ma Foi personnelle en cette possibilité ne prouverait rien, si cette foi n'était pas partagée, affirmée, proclamée déjà par quelques-uns des plus illustres et des plus courageux savants de ce temps-ci.
Je n'ignore pas combien je suis peu de chose devant cette immense Question et à quel point ma parole manque ici d'autorité.
Mais comme je sais aussi ce que je puis valoir quand je crois et quand je veux,—comme je sais encore que jamais Vérité plus utile n'a été attendue par le Monde qu'elle doit transformer,—je me suis donné, comme je sais me donner, âme et corps, à cette Vérité,—à défaut d'un autre plus digne, puisqu'il ne s'en présentait pas.
Arrêté dès le début de mon entreprise par une catastrophe bien moins douloureuse que les chagrins de toute nature qui l'ont précédée et surtout suivie, je vais enfin aujourd'hui, j'espère, reprendre mon œuvre et la poursuivre.
J'ai jugé qu'à ce moment, à la veille d'événements nouveaux, il était bon de prendre quelques nuits à mon sommeil pour dire d'où je suis parti, par où j'ai passé, où j'allais.
Que j'arrive ou que j'aie seulement servi à marquer une étape de plus sur la route, je veux qu'un être au moins,—mon enfant,—sache ce que j'ai voulu faire et ce que j'ai fait.
Un dernier mot:
—Inhabile à ne pas parler net et trop peu soucieux en général des ménagements du discours, j'ai pourtant écrit sur la première page de ce livre: Rien que la vérité!—Pas plus!
Bien que les chaudes sympathies que j'ai trouvées de tant de côtés n'aient pas complètement étouffé quelques basses et venimeuses haines,—par indifférence, par pitié, par dégoût, il est des gens que j'ai tâché d'oublier, d'autres que j'ai voulu ménager.
Mais je sais aussi que, pour ces gens-là, démentir coûte peu, calomnier moins encore.
J'attendrai donc, l'oreille au guet,—et pour peu qu'on le veuille, je dirai alors—toute la vérité.
Je suis prêt.
Jusque-là, ceux qui me connaissent, et ils sont nombreux, attesteront que pas un mot de ce livre ne saurait être autre chose que l'expression de la vérité la plus stricte.
J'ai quarante-quatre ans, et—ici je parle bien haut:—je défie qu'un homme au monde puisse dire que j'aie une fois menti.
Nadar
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