Читать книгу À terre & en l'air - Felix Nadar - Страница 18
V
ОглавлениеL'amblyopie, — La sublime et exécrable découverte des Montgolfier. — La liaison conduit à la Foi. — Une fausse piste. — Les petits papiers. — Le cerf-volant. — L'oiseau et le papillon. — La fusée. — L'académicien. — L'oiseau-Montgolfière. — Être plus lourd que l'air pour lutter contre l'air, ou Être le plus fort pour ne pas être battu. — Le vertige de l'oiseau! — L'homme du monde. — Le bourgmestre de Magdebourg. — Les plans inclinés. — Il y a des injustices! — L'ennemi. — Les Dérangers de l'A + B. — Tous vont au moulin! — Le pauvre Stephenson. — Quel malheur pour le bœuf! — Une dinde sur ses œufs. — Un seul vétérinaire pour trente-neuf académiciens. — Ex asino. — Conséquence dans l'absurde. — Les fines mouches! — Le savant pieux. — Moïse raccommodé avec le Manuel du baccalauréat. — Marmite et tabatière. — Défense à Dieu! — Les blasphémateurs.
Mais oublions pour un moment la photographie aérostatique.
Je reprendrai plus tard ces intéressants travaux, après les heures difficiles, avec mon brave Géant, si admirablement préparé à leur offrir l'hospitalité la plus confortable.
Il est une affection morbide des organes de la vision,—l'amblyopie, si j'ai bonne mémoire et si je ne suis pas tenu pour pédant,—dans laquelle,—les paupières ouvertes ou closes,—des manières de filaments arachnéens semblent surgir, graviter, s'arrêter, puis reculer et enfin repartir, pour s'abîmer et revenir encore......
Ainsi se représentait toujours à moi, pendant la veille ou dans le rêve, l'obstinée vision de mon ballon de la Fête du Roi.
Plus aussi je faisais d'ascensions, plus j'appréciais cette force pour ainsi dire incalculable qui s'appelle le vent, et l'absolue et radicale impossibilité de lutter contre le moindre courant avec cette surface énorme d'une part, si légère de l'autre, qui est un ballon.
L'histoire héroï-comique de l'aérostation me témoignait que cette grande science, presque immédiatement abandonnée aux mains grossières des acrobates et bateleurs forains, n'avait littéralement pas fait un pas depuis le premier ballon gonflé au gaz hydrogène par Charles en 1783.
Au lieu de la perfectionner et de l'utiliser, tout en la vulgarisant, au profit de l'étude multiple et infinie de l'atmosphère, l'homme s'était laissé surprendre et détourner par un espoir absurde.
Lorsqu'il s'était vu enlevé dans l'air,—malgré la défense absolue de Hooke et de Borelli, et en dépit de l'interdiction formelle proférée par l'illustre académicien Lalande juste un an avant l'ascension de la première Montgolfière,—l'homme s'était dit:
—Je m'enlève, donc—le plus difficile, puisque hier encore c'était l'impossible, est fait.—Il ne me reste plus qu'à me diriger!
Et depuis la sublime et, j'ose dire ici, exécrable découverte des Montgolfier, depuis quatre-vingts ans et encore à l'heure qu'il est, sans tenir aucun compte des déconvenues de tant de devanciers, l'homme s'obstinait sur cette fausse piste, à la poursuite décevante de cette chimère qui s'appelle la direction des ballons.
Quoi de plus évident pourtant que l'inanité de cette recherche?
Si—tenant compte de la non-résistance de l'aérostat sous l'action du vent, par compensation avec l'ellipse de sa sphéricité,—vous admettez assez raisonnablement que la force de 400 chevaux attribuée au vent sur la voile tendue d'un vaisseau est égale sur un ballon de 500 mètres, lequel, avec le gaz d'éclairage, emporte au plus deux hommes,
—comment pourriez-vous faire supporter à ce ballon le poids de la machine de 400 chevaux et un peu plus, nécessaire pour lutter avec avantage contre cette pression?
Et en admettant même, pour aller au delà de l'absurde, que votre ballon de 800 mètres puisse emporter avec lui cette force de 400 chevaux, comment ne comprenez-vous pas qu'entre une pression de 400 chevaux d'une part et une résistance de 400 chevaux d'autre part, votre ballon,—fût-il non pas en soie, mais en cuivre, en tôle, en acier,—éclaterait comme l'insecte sous l'ongle?
Et dans la nature entière, cet éternel et impeccable modèle, voyez-vous donc un seul être se mouvoir dans l'air en étant plus léger que lui?
J'avais regardé et j'avais vu. Par l'observation, par la réflexion, ce qui m'était resté tout d'abord uniquement de mon souvenir d'enfance comme une vision terrible, cela se mûrissait peu à peu en théorie, se formulait en principes, s'affirmait en conviction.—La Raison me conduisait à la Foi.
Comment n'aurais-je pas cru?
Ne voyais-je donc pas l'oiseau, n'avais-je donc jamais regardé l'insecte, ces deux admirables machines qui s'élèvent, se maintiennent et se dirigent dans l'air en étant spécifiquement plus lourdes que lui? Et jusque dans les autres ordres du règne animal, la chauve-souris et le poisson volant ne sont-ils pas plus denses que l'air?
Pourquoi les morceaux du journal déchiré que je laissais tomber du balcon et que je m'amusais à suivre de l'œil, arrivaient-ils à terre en trajectoires et à temps inégaux?
Le plan incliné du cerf-volant, dont le fils d'Euler disait, dès 1763, à l'académie de Berlin: «Ce jouet d'enfant méprisé des savants, peut cependant donner lieu aux réflexions les plus profondes...»—mon cerf-volant, spécifiquement plus lourd que l'air, ne s'enlevait-il pas à la seule condition de couper cet air en contre-courant,—et n'avais-je pas senti mon bras soulevé par la ficelle dont l'autre bout faisait mon cerf tenir tête à la nue?
La fusée, plus lourde que l'air, ne s'élève-t-elle pas dans l'air, emportant son moteur avec elle?
Petits papiers, cerf-volant, oiseau, papillon, fusée m'enseignaient.
À la vérité, le savant,—vous savez, le savant, qui sait, puisque son nom est censé l'obliger, qui sait tout—excepté ce qu'on ne lui a pas appris,—le savant éternel et obligatoire, sinon gratuit, qui marque les points pendant que les autres jouent la partie, qui se bat contre le mot nouveau jusqu'à ce qu'il le pique en qualité de mot ancien sur le liège de sa collection,—le savant, qui défend à Demain de s'appeler autrement qu'Hier, s'était bien avisé d'établir que l'oiseau n'a le droit de s'enlever qu'en raison de l'air chaud qu'il fabrique en lui-même...
À la vérité, Cuvier après Buffon,—deux beaux noms, par malheur!—Cuvier affirmait doctoralement dans ses cours orthodoxes que l'air renfermé dans toutes les parties du corps et sous les plumes de l'oiseau, en se raréfiant par la chaleur, facilitait le vol,—ce qui, supposé vrai, déterminerait absolument l'effet contraire.
À la vérité encore, Navier établissait l'impossibilité de la Navigation Aérienne au moyen de la force humaine, par de puissants calculs qui avaient malheureusement un tout petit inconvénient:—celui de défendre pareillement à l'oiseau de voler, puisqu'ils exigeaient d'une oie la force de quatre hommes pour le vol le plus lent,—demandant par analogie au saumon lui-même, qu'une ligne des plus minces arrête, une puissance égale à celle d'une vapeur de 50 chevaux!
Mais les petites Montgolfières que je fabriquais en papier en savaient bien plus long que ces savants-là, elles qui, pliées, ne représentaient que quelques centimètres cubiques, et déplaçaient, en se développant pour s'enlever, quatre et cinq mètres d'air atmosphérique.
Et elles se moquaient avec moi du savant qui, à l'instant même où il transformait son oiseau en ballon, négligeait sa primordiale besogne en ne centuplant pas plusieurs fois le diamètre d'enveloppe dudit oiseau.
Ce qui n'empêche pas qu'encore à l'heure qui sonne, des gens graves—et bien destinés dès lors à n'accepter le principe du Plus lourd que l'air qu'au moment juste où quelque déraillement céleste leur fera tomber une de nos aéromotives sur le nez,—nous objectent encore, avec le sérieux qui caractérise cette institution,—les avantages aérostatiques, constitutifs de l'oiseau.
Ce qui prouve une fois de plus qu'une vérité n'est jamais assez de fois redite.
Donc—et irrémissiblement:
ÊTRE PLUS LOURD QUE L'AIR POUR COMMANDER À L'AIR.
—Mais vous négligez un léger détail qui a quelque intérêt,—nous demandait ironiquement le savant,—en omettant de nous dire de combien il faut être plus lourd que l'air?
—Du plus possible!
En vertu du même principe qui fait que, des trois balles de volume égal lancées par vous avec la même force,—la balle de plomb fendra l'air à plusieurs mètres,—la balle de liège arrivera jusqu'à trois ou quatre pas,—la balle de moelle de sureau reviendra sur vos pieds.
Du plus possible!—À quelques cinq ou six cents mètres, le moineau, le pigeon, emportés dans la nacelle de l'aérostat et par vous posés sur le bord, ont le vertige—le vertige de l'oiseau, oui!—et ils se rejettent effarés en arrière vers le fond de la nacelle.—Lancés par vous loin du bord, vous les voyez tomber comme plomb ou tourbillonner, jusqu'à ce qu'ils aient atteint dans leur chute la couche atmosphérique plus dense, où il est seulement permis à leur exiguïté de se soutenir et de se mouvoir.
Cependant, seul et fier, l'aigle habite les cimes qui lui appartiennent—de par son envergure corrélative à son poids,—et c'est bien au-dessus de mille mètres que plane le condor, quand il gagne les crêtes de la Cordillière des Andes.
Pourquoi?—Parce que de tous les volateurs proprement dits, il est le plus grand, le plus gros,—c'est-à-dire le plus lourd!
Sur quoi, l'homme du monde,—un beau monsieur qui ne fait rien, qui n'a jamais rien fait et qui ne saura jamais rien faire, en conséquence ennemi né de celui qui fait quelque chose,—nuisible dès lors, parce que inutile;—l'homme du monde qui ignore l'orthographe comme s'il était vraiment né gentilhomme,—qui n'a pas trouvé d'autre moyen de tuer son ennemi mortel, l'ennui, qu'en essayant des gilets neufs,—qui cause avec son coiffeur, porte à la boutonnière un petit brin de ruban d'une couleur quelconque qui n'est pas même la rouge, tutoie son domestique et dit vous à son ami,—l'homme du monde vous demande avec sa finesse la plus supérieure et ce demi-sourire d'âne que vous savez:
—Et votre point d'appui?
—Sur quoi, ô homme du monde! l'oiseau s'appuie-t-il quand il vole?
—Mais, dit l'académicien qui vient en aide,—en admettant même votre principe, votre oiseau possède physiologiquement une force relative que l'homme n'a pas,—car AB = VS...
—Prenez garde, académicien que vous êtes! et rappelez-vous toujours que votre même formule mathématique défend aussi à l'oiseau de voler. Pourtant,—Pigeon vole!—Qu'en savez-vous d'ailleurs, et comment, pour les soustraire, avez-vous pu réduire ces deux fractions à un même dénominateur?
—Mais où est votre moteur? Vous ne possédez pas le moteur, assez léger d'une part et assez puissant de l'autre, car une force vapeur qui pèse 100, je suppose, ne peut enlever que 10.
—Et, en admettant que nous ne puissions arriver à créer un moteur à vapeur suffisamment léger,—ce dont les nécessités industrielles n'ont pas eu à s'occuper très-précisément jusqu'ici,—n'avons-nous pas cent autres agents? Ces autres forces naturelles qui se nomment l'air comprimé, l'air dilaté, le gaz acide carbonique,—que l'homme ne sait même pas contenir encore, l'éther, l'électricité, etc., etc.,—sans parler des poudres,—ne sont-elles pas autant d'agents pour la Navigation Aérienne?
Qui vous dit qu'on ne va pas vous présenter demain une force de cheval dans un boîtier de montre et dix chevaux dans un carton à chapeau?
Nos mécaniciens ont-ils donc fermé l'atelier depuis le bourgmestre qui inventa les deux hémisphères à Magdebourg?
Mais, d'abord, êtes-vous bien sûrs, ô savants! qu'une si grande force soit indispensable à l'homme pour s'élever et se mouvoir dans cet air si essentiellement élastique?
Êtes-vous bien sûrs que l'oiseau dépense tant de force,—toute sa force pour voler,—quand l'aigle enlève l'agneau,—quand le tiercelet et la pie-grièche, les plus petits des carnassiers, ne se gênent pas, en cas de besoin, pour ajouter à leur poids celui d'une mère perdrix qu'ils viennent d'arracher du sillon?
Les plans inclinés ne vous fournissent-ils pas, comme à plaisir, de véritables temps de repos où se renouvelle la force dépensée et sur lesquels Antée va retrouver la terre?
La sage et molle lenteur avec laquelle descend le parachute ne vous a-t-elle donc rien fait deviner?
Et quand, au-dessus de votre tête, l'oiseau plane, majestueux, donnant à peine un coup d'aile par minute, comme s'il daignait consentir à ne pas oublier tout à fait sa gravité,—dépense-t-il là de la force ou s'enivre-t-il de toute la profonde sécurité de son équilibre, de toute la molle volupté du repos où il se berce?—Non, il ne travaille pas: il jouit!
—Que m'arrivera-t-il donc si je dis cette fois encore ce que je pense—comme je le pense?
Eh bien, il y a des injustices!
Nos Athéniens d'aujourd'hui, vous savez trop s'ils sont impitoyablement persévérants à charbonner d'éternelles plaisanteries les murailles de l'Académie des Lettres.—Celle des Arts encore est si peu ménagée que, l'autre jour, le pouvoir lui-même, gardien intéressé de toute autorité, portait la main sur sa masure et la jetait bas.
Or, je me demande quel singulier privilége semble protéger l'Académie des Sciences?
Devant celle-ci, nous semblons tous frappés d'une sorte de stupeur bestiale, comme sous le tonnerre certains animaux. Toucher à cette momie, c'est cas de sacrilège, et l'idée seule de cette énormité ne viendrait même pas.