Читать книгу À terre & en l'air - Felix Nadar - Страница 13

I

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Table des matières

Trois memento. — Les Galeries de Bois. — Un Grand Homme de province à Paris. — Les locataires étaliers. — Les chaufferettes. — Un plancher en boue. — Jusqu'au dernier moment! — L'année 1817. — Les Misérables. — Le Voltaire Touquet. — Les tabatières à la Charte. — Les petits garçons. — Chateaubriand par un T. — L'école de marine d'Angoulème. — L'illustre Racet. — Moïse flatté par les Mastodontes. — L'infâme Grégoire. — Une chose qui fumait...Une distribution gratuite aux Champs-Élysées. — Le bonhomme Boilly. — La manne préfectorale. — Les grillons sous l'herbe. — Un premier plan en repoussoir. — Changement de décor. — Conservation de la race. — Ah!!!... — Le Ballon de la Fête du Roi. — Rentrons chez nous! — Date de naissance du Géant. — Le crépuscule du sommeil. — Le père Hugand et sa tabatière. — Direction des ballons! — M. Carmien, né à Luze. — Les détenus de Clichy. — La pension Augerou. — Le sieur Pétin. — Saint Paul sur la route de Damas! — Pigeon vole! — PLUS LOURD QUE L'AIR!!!

Il est trois pages—deux à la plume, une au crayon—qui me rappellent singulièrement les souvenirs de mon extrême enfance.

L'une est cette merveilleuse description du Palais-Royal et des Galeries de Bois,—la Galerie d'Orléans, au Palais-Royal d'aujourd'hui—que Balzac a daguerréotypés dans son Grand homme de province à Paris.—Il faut avoir vu, pour y croire, ce lieu sans nom dont rien ne saurait donner une idée aujourd'hui, et quand on l'a vu, fût-ce à l'âge où l'on bégayait à peine, on ne l'a plus jamais oublié.—Mal garanties du côté du jardin par des treillages toujours souillés par les promeneurs, s'étendaient parallèles deux galeries formées d'échoppes ou de huttes entièrement ouvertes et constituant une triple rangée de boutiques, louées mille écus chacune à des modistes, libraires (le célèbre Ladvocat s'y trouvait), tailleurs, marchandes de bouquets, parfumeuses, montreurs de curiosités, vendeurs d'images érotiques. Vu le danger du feu dont ils faisaient eux-mêmes la police, il n'était permis aux locataires étaliers de se servir que de chaufferettes.

Sur la boue monstrueuse et grasse qui servait de plancher, dans la chaude vapeur des arômes les plus contrastés, irrésistiblement attirée par la lumière du soir qui commence le jour pour les phalènes, circulait, comme ivre, une foule si compacte qu'on y marchait au pas comme à la procession ou au bal masqué; foule bariolée d'étrangers, de militaires, de bourgeois, de joueurs, fendue et coupée en tous sens, comme sous les navires le flot, par d'étranges créatures outrageusement décolletées, coiffées de plumes d'une hauteur insolente, ruisselantes de strass, les unes en Espagnoles, les autres en Cauchoises, et croisant leurs appels avec les invitations aux passants lancées par chacune des demoiselles de boutiques, au milieu d'un brouhaha sans trêve ni fin.

C'était le rendez-vous de Paris, c'est-à-dire du Monde. Au milieu des vêtements d'hommes, généralement sombres sauf les uniformes, les chairs pantelantes étincelaient. Des gens à figures patibulaires s'y coudoyaient du plein droit de cité avec les hommes les plus marquants.—C'est là que Paris entier est venu, jusqu'au dernier moment, respirer cette infâme poésie, étaler ce cynisme public qu'on ne retrouverait plus ni au bal masqué ni ailleurs; jusqu'au dernier moment, Paris s'est promené même sur le plancher provisoire dressé par l'architecte au-dessus des caves qu'il bâtissait,—et un regret immense, unanime a accompagné la chute de cet incroyable et ignoble pandæmonium.

L'autre page, dont je ne puis cependant retrouver que comme un écho dans mes lointains, puisque la date ne m'est point contemporaine, mais que je reconnais comme si je l'avais vue, c'est le kaléidoscope panoramique intitulé l'Année 1817, dans le premier volume des Misérables:—une page fantastique et pourtant d'une sincérité flagrante, où vous voyez passer tour à tour devant vos yeux le Voltaire Touquet,—les tabatières à la Charte,—les petits garçons engloutis sous les casquettes de cuir à oreillons,—le radeau de la Méduse,—Ourika,—l'éloquence de M. Bellart,—Claire d'Albe,—l'école de marine d'Angoulême,—le café Lemblin et le café Valois,—M. Chateaubriand par un t,—le célèbre Piet et l'illustre Bacot, et aussi M. Charles Loyson,—les dévotions du préfet de police Delaveau,—Cuvier faisant flatter Moïse par les Mastodontes,—les querelles de Récamier et de Dupuytren sur la divinité de Jésus-Christ,—et M. François de Neufchâteau plaidant pour la Parmentière et non pomme de terre,—et l'infâme Grégoire,—et le début d'un prêtre inconnu, Félicité Robert, qui devait s'appeler plus tard Lamennais,—et enfin:

«.....une chose qui fumait et clapotait sur la Seine avec le bruit d'un chien qui nage, allait et venait sous les fenêtres des Tuileries, du Pont-Royal au pont Louis XV; c'était une mécanique bonne à pas grand'chose, une espèce de joujou, une rêverie d'inventeur songe-creux, une utopie: un bateau à vapeur. Les Parisiens regardaient cette inutilité avec indifférence...»

—ne s'en souciant pas plus qu'un poisson d'une pomme ou M. le général Morin d'un hélicoptère.

Mon dernier memento, c'est une grande lithographie de ce doux et sympathique faiseur de bonshommes, bonhomme lui-même, appelé Boilly:—Une distribution gratuite de vivres à l'occasion de la Fête du Roi, dans l'endroit des Champs-Élysées qu'on appelait alors le carré Marigny, et que couvre aujourd'hui le Palais de l'Industrie.

Du haut des estrades surélevées hors de la portée de la main, les distributeurs, flanqués à droite et à gauche de l'éternel gendarme, lançaient, à toute volée sur la foule les pains et les saucissons.

Le populaire se bousculait sous cette manne préfectorale avec force coups de coudes, horions, renfoncements, et des cris à faire évanouir des éléphants:—tapage qui dominait même l'immense susurrement de la foule, la voix aigre des crécelles, le bourdonnement des mirlitons, les retentissants appels des marchands de macarons et des tirs à l'arbalète,—et les sonnettes des marchands de coco, plus perçantes et plus infatigables qu'un millier de grillons sous l'herbe.

En fermant les yeux, j'entrevois encore dans cet extrême horizon de ma mémoire—confusément, mais certainement—les porteurs des halles aux chapeaux à larges bords, se détachant de toute leur haute taille au-dessus de la houle vivante. Je vois, au-dessus encore de ceux-ci, des filets tendus au bout de quelques bâtons pleins de prévoyance, guettant et happant, dans leur vol intercepté, les comestibles.

Une senteur générale de friture portée par les nuages de poussière où baigne le tableau, semble l'accord continu qui soutient et accompagne la mélodie.

Dans l'espèce d'horreur que j'eus toujours pour l'odeur du vin, je détourne mes yeux du côté droit où se fait la distribution, plus vilaine encore, des liquides, et revenant par un dernier coup d'œil à mon groupe mouvementé, je reconnais au premier plan,—en une opposition pleine de calme et en repoussoir, selon le rite de toute composition rationnelle,—une famille d'honnêtes bourgeois: le père, un père à canne de rotin pomme de buis, en lévite cannelle, culotte jaune et bas mouchetés;—la femme, en écharpe jaune et en robe courte à la Girafe—et l'enfant—(peut-être moi!)—dont deux boutons retiennent le pantalon à la nuque,—tandis qu'un chien poncif, vu de dos, au poil effaré, aboie à cette curée qui l'agite et dont il n'est pas.

Je crois que c'est 1830 qui supprima ces distributions en plein vent. Je ne me refuse pas à reconnaître—un peu toujours en attendant mieux que le Droit à l'Assistance—que les bons de pain à domicile sont préférables.

Mon papa et ma maman avaient fort bien apprécié que, pour un enfant de huit ou neuf ans que j'étais alors,—1828 ou 1829,—ce spectacle bruyant et varié dans son uniformité annuelle était plein de curiosité. La preuve en est qu'à cette heure je me rappelle encore certains infinis détails, comme si j'avais encore l'étrange cohue sous les yeux.

Mais on se lasse de tout, ou bien vient l'heure où les distributions cessent.—Ici il y a changement de décor: j'entends une grande clameur, comme pour indiquer un nouvel acte, et je nous vois un peu plus loin, nous frayant un chemin, moi tiré par le bras, car mes petites jambes—d'alors!—étaient un peu en retard, sous les grands arbres, à travers les mille et une boutiques en plein air. Des rafales de vent soulevaient des flots de poussière, quelques étalages ambulants étaient renversés: la foule courait comme si un gros orage était imminent, et presque tous en courant regardaient en l'air avec la même éternelle grimace des gens qui regardent en l'air: les yeux clignés, fermés plutôt, et la bouche ouverte.—La masse ne s'éparpillait pas en sens étoilé, mais, comme par un mot d'ordre, une poussée générale nous pressait sur la grande avenue.

Presque emportés par la foule, nous y arrivâmes aussi. Ma mère, qui avait essentiellement l'instinct de la conservation de sa race, se précipita de côté, me tirant contre elle, derrière un gros arbre qui protégeait nos dos contre tous heurts,—et, ainsi couverts, nous fîmes halte, nous donnant à notre tour le temps de lever le nez pour voir aussi ce dont il s'agissait là-haut.

À ce moment,—et je l'entends encore comme s'il retentissait à mes oreilles,—il y eut un cri terrible de toute la foule:

—Ah!!!...

Une forme venait de passer au-dessus de nous, rasant les arbres avec une rapidité tellement vertigineuse que j'eus à peine le temps de reconnaître, d'après mes images, un Ballon—et, au-dessous, dans le petit panier d'osier qu'on appelle nacelle et qui lui venait à peine aux genoux, un être humain, homme ou femme, qui se cramponnait aux cordages...

La vision avait aussitôt disparu qu'apparu, et, avec une longue clameur, tout le monde traversait en courant l'avenue des Champs-Élysées, à la poursuite de cette masse précipitée...

J'eus un horrible serrement de cœur...

—Le pauvre diable doit être déjà en pièces! dit mon père, qui était pâle... Rentrons, Thérèse! Quand je te disais de ne pas venir!...

Si les bêtes savaient peindre, je veux dire si les ballons savaient écrire, l'immensité de taffetas qui s'appelle aujourd'hui le Géant pourrait, sans crainte de se tromper, dater sa vraie naissance de ce jour de la Fête du Roi.

Jamais, en effet, cette scène dramatique ne s'est effacée de ma pensée. Combien de fois au dortoir, avant de m'endormir, ai-je eu un soubresaut de frisson en voyant à travers mes paupières fermées ce globe lancé dans l'espace comme une pierre, frôlant les arbres à en casser avec fracas les hautes branches, pour aller se briser sur les tuiles de quelque toit avec son infortuné voyageur!

Il n'en fut rien cependant,—que j'aie jamais su, tout au moins. Il est plus que probable que «l'infortuné voyageur» s'en tira sain et sauf en se débarrassant tout simplement de quelques pincées de lest, et alla descendre en paix, plus ou moins cahoté, dans quelque plaine d'Asnières ou quelque vigne de Maisons-Laffitte.

La foule qui se précipitait haletante a dû, cette fois-là comme toujours, s'imaginer à tort que le ballon allait tomber, parce qu'elle le voyait raser bas.

Mais j'avais été profondément frappé,—et toujours j'avais devant les yeux ce vol d'ouragan du ballon de la Fête du Roi...

Chaque fois aussi que je trouvais une image de ballon, j'en avais pour des heures à la contempler, et je me serais fait vingt fois écraser par les fiacres, dès que j'étais braqué sur une affiche d'ascension.

Le père Hugand, un vieil ami à nous, possédait un trésor, le seul, je crois, que j'aie de toute ma vie secrètement envié: c'était, sur sa tabatière ronde, un petit fixé sous sa glace représentant une Montgolfière. Aussi quelle fête le jeudi, jour où le père Hugand avait son couvert mis à la maison! Avec quelle impatience je guettais son arrivée pour courir me jeter dans ses jambes et lui demander de me montrer la précieuse tabatière! Et comme j'attendais le dessert pour la lui redemander encore!—Il y avait pendant le dîner entr'acte de tabatière—par ordre!—Et combien de fois la bonne me réclamait-elle pour me conduire au lit, une fois absorbé sur la fascinante Montgolfière!

Un jour, plusieurs années après, je ne sais plus ni où ni par qui, j'entendis devant moi parler d'un système de direction des ballons.

Il n'y avait eu qu'une ou deux paroles dites, auxquelles, sur le moment, je ne m'étais pas trouvé prêter grande attention.

Mais les jeunes cerveaux ruminent, et ce bout de conversation, que j'avais à peine entendu, compris moins encore, revint à ma pensée.—Comment s'y prendront-ils? me demandais-je.—Et ma petite imagination travaillait et je combinais des systèmes de voiles, contre-voiles, presque aussi ingénieux que le système de ce bon M. Carmien, né à Luze,—celui que le modeste Moigno appelle «son intéressant protégé.»

Et je méditais toujours, quand l'idée ballonnesque venait à se jeter à travers ma petite cervelle.

Combien de fois ai-je suivi de l'œil, jusque par-dessus le mur de nos voisins les prisonniers de Clichy (—J'irai les délivrer un jour avec cela! pensais-je),—les Montgolfières en papier que je lançais de la cour de la pension sous les yeux bienveillants de notre excellent maître, le vénérable M. Augeron, notre meilleur ami à tous, encore aujourd'hui!—Combien de fois aussi ai-je senti mon cœur se faire tout petit quand mes chétives machines allaient, poussées par le vent, s'écraser contre le grand mur!...

Arriva un jour jusqu'à moi le bruit d'un aérostat dirigeable inventé par un sieur Pétin. Il y avait là réunis le ban et l'arrière-ban de tous les procédés et mécanismes à l'usage des directeurs de ballons, depuis l'An de gloire—(et de perdition pour la Navigation Aérienne proprement dite)—1783: plans inclinés, hélices, etc., etc.

Mais les années m'étaient venues aussi, et avec les années un peu de réflexion.

Le souvenir de la course folle de mon ballon de 1828 ou 29 ne m'avait jamais quitté: j'avais toujours sous les yeux cette furieuse dérive,—et, comme je lisais un des prospectus fantastiques du sieur Pétin, la lumière de vérité vint à se faire pour moi:

—Quel mécanisme assez puissant, me demandai-je, pourrait-il jamais employer pour faire résister à l'ouragan une masse aussi considérable et tellement plus légère que l'air?

Je venais d'être subitement frappé comme saint Paul sur la route de Damas.

Le problème se trouvait posé du coup dans ses véritables termes:—Pour résister à l'air, être d'abord plus lourd que l'air (plus dense, si vous voulez), comme l'oiseau qui n'est pas du tout un ballon, mais une mécanique.

Le souvenir de mon ballon de la Fête du Roi et Pigeon vole!—comme dit notre La Landelle—avaient couvé l'œuf: les fantastiques promesses du sieur Pétin déterminaient l'éclosion.

À terre & en l'air

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