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CHAPITRE IV
ОглавлениеÉtablissement des Ursulines à Loudun. — But de cette fondation. — Caractère de Mme de Belciel, supérieure du couvent. — Ses intrigues — Le prieur Moussaut. — Le chanoine Jehan Mignon. — Ses procès avec Grandier. — Il est nommé directeur des religieuses.
CE fut au milieu de ces agitations et de ces scandales que les religieuses de Sainte-Ursule vinrent, en 1626, s’établir à Loudun. Cet ordre de fondation récente était l’œuvre d’Angèle Merici de Brescia, qui, ayant réuni autour d’elle quelques jeunes filles de bonne famille, les avait mises sous la protection de la sainte dont elles devaient porter le nom. Le but de la fondatrice était d’instruire les enfants, de visiter les prisonniers et d’aller dans les hôpitaux porter aux malades les consolations et les secours de la religion. Le pape Paul III approuva cette nouvelle institution, et, en 1572, Grégoire XIII permit aux religieuses de demeurer cloîtrées. L’établissement en France de cet ordre religieux ne date que de l’année 1604, et c’est à Madeleine Lhuillier, dame de Sainte-Beuve, que l’on doit le premier couvent d’Ursulines qui se fonda à Paris dans le faubourg Saint-Jacques. Henri de Gondi alors évêque de Paris, facilita par son crédit, cette entreprise et obtint quelques années après une ordonnance du roi autorisant l’établissement des Ursulines dans tout le royaume. Elles usèrent largement de cette faveur et vinrent fonder à Poitiers un couvent de leur ordre. L’évêque, M. de la Rochepozay , sollicité par quelques notables habitants de Loudun, engagea ces religieuses à s’établir dans cette ville. Elles partirent au nombre de huit seulement et louèrent, rue du Pâquin, une maison de pauvre apparence qui appartenait à Moussaut du Fresne, un des ennemis de Grandier. Cette maison, depuis longtemps déserte, passait pour être hantée par les malins esprits; aussi le propriétaire saisit-il avec empressement l’occasion de l’offrir aux Ursulines moyennant une modique rétribution. Elles se logèrent donc tant bien que mal dans cette triste demeure, car on les avait envoyées à Loudun sans leur donner une obole, sans provisions et sans aucun meuble. Quelques habitants charitables leur procurèrent des lits; mais la supérieure de Poitiers, informée de ce fait, donna l’ordre de les rendre, et les pauvres femmes durent se contenter de paillasses. La plupart du temps elles manquaient de pain et de linge. Les premiers mois leur semblèrent longs et tristes, et elles firent un rude apprentissage de la solitude et de l’isolement, les pensionnaires n’affluant guère dans l’humble couvent. La supérieure était heureusement une femme de tête et d’esprit; grâce à son énergie, bien des difficultés furent aplanies. Elle fut d’ailleurs dignement secondée par ses compagnes, qui n’hésitèrent pas à entreprendre les travaux les plus fatigants pour gagner le pain de chaque jour. Tant de persévérance et de sacrifices trouvèrent enfin leur récompense. La population catholique de Loudun s’émut de cette détresse et leur vint en aide. L’année suivante fut moins pénible; le nombre des élèves s’éleva sensiblement. Le pensionnat commençait déjà à prendre une certaine importance quand, pour récompenser le mérite de la supérieure, on la nomma à un poste plus élevé et plus digne d’elle. Ce ne fut pas sans regrets que ses compagnes la virent s’éloigner du couvent qu’elle avait si courageusement contribué à fonder. Elles se demandaient avec raison ce qu’elles allaient devenir maintenant que leur supérieure n’était plus là pour les guider et les encourager. Leur effroi redoubla quand elles apprirent le nom de celle qui allait lui succéder.
Cette nouvelle supérieure s’appelait sœur Jeanne des Anges. Née au château de Coze, en Saintonge, le 2 février 1602, elle était fille de Louis de Belciel, baron de Coze, et de dame Charlotte de Goumart. Sa famille, une des plus considérables et des plus estimées du pays, dans le but de lui donner une bonne instruction, l’avait confiée à une de ses tantes, prieure de l’abbaye de Saintes. Or, ce fut également dans cette ville qu’Urbain Grandier commença ses études. Le hasard offre parfois de ces étranges rapprochements. A l’époque où le futur curé de Saint-Pierre quittait Saintes pour se rendre à Bordeaux, la fille du baron de Coze entrait au couvent; plus tard le prêtre et la religieuse devaient se retrouver à Loudun et cette fois se rencontrer dans les circonstances les plus tragiques. Mlle de Belciel ne resta que peu de temps chez sa tante; son caractère bizarre et sa constitution maladive s’accommodaient peu du régime du couvent. Elle avait en outre des habitudes d’indépendance et «des penchants si déréglés» que la prieure, voyant qu’elle n’arriverait jamais à dompter cette nature perverse, la renvoya chez ses parents. Elle revint au château paternel à l’âge de quinze ans et causa de graves ennuis à sa famille. Pour se soustraire aux reproches mérités de ses parents, elle manifesta un jour l’intention de se faire religieuse. Il faut dire qu’elle n’en avait jamais eu la vocation, et qu’en cette circonstance on céda encore à ses étranges caprices.
Un couvent d’Ursulines venait de se fonder à Poitiers. Cet ordre récemment établi en France la séduisit, comme tout ce qui était nouveau. Elle y entra donc et peu de temps après y prononça des vœux perpétuels. Mais là encore, elle se fit remarquer par la bizarrerie de son caractère; fantasque, vaniteuse et dissimulée, elle devint bientôt un sujet de grave préoccupation pour la communauté.
Mme de Belciel a pris soin de nous donner des détails intimes sur la vie qu’elle mena dans cette ville pendant les trois ans qu’elle y était restée. Elle raconte dans ses mémoires manuscrits, actuellement conservés à la bibliothèque de Tours, qu’elle passa «ces trois années en grand libertinage. Je n’avois, dit-elle, «aucune application à la présence de Dieu. Il n’y avoit point de «temps que je ne trouvasse si long que celui que la règle nous «oblige de passer à l’oraison. C’est pourquoi lorsque je trouvai «quelque prétexte pour m’en exempter, je l’embrassois avec affec- «tion. Je m’appliquois à la lecture de toutes sortes de livres, mais «ce n’était pas par un désir de mon avancement spirituel, mais «seulement pour me faire paraître fille d’esprit et de bon entre- «tien. J’avais une telle estime de moi-même que je croyois la «plupart des autres bien au-dessous de moi.»
Avec de pareilles dispositions Jeanne des Anges ne pouvait être une bonne religieuse; aussi lui adressait-on chaque jour les plus sérieuses remontrances, mais rien ne put la toucher: ni prières, ni menaces n’eurent raison de ce caractère intraitable. Bientôt même elle prit en dégoût son couvent et manifesta l’intention de le quitter. Toutefois, comme elle appartenait à une famille riche et que le couvent était pauvre, ses compagnes cédèrent à toutes ses fantaisies pour la garder auprès d’elles. Cette considération seule l’empêcha de partir. Lorsqu’il s’agit d’aller fonder un couvent à Loudun, elle ne put résister à cet impérieux besoin de nouveauté qui faisait le fond de son caractère et elle intrigua si bien qu’elle finit par obtenir la permission de s’y rendre. «Je
«demandois, dit-elle, avec grande instance d’être une de celles
«qui seroient envoyées pour faire la fondation. On me fit quel-
«ques difficultés, je ne me rendis à aucune: au contraire, j’usai
«de toutes sortes d’inventions pour venir à bout de mon dessein.
«J’y réussis.»
A Loudun, sœur Jeanne des Anges étonna toutes ses compagnes par sa conduite: elle fut soumise, respectueuse, dévote même. Cette étrange nature semblait s’être complètement métamorphosée. Elle fut aux petits soins pour sa supérieure, l’accabla de prévenances et de flatteries et sut si bien s’y prendre qu’elle dissipa les préventions légitimes qu’on avait sur son compte. «Je pris soin
«de me rendre nécessaire auprès de mes supérieurs et comme
«nous étions peu de religieuses la supérieure fut obligée de
«m’appliquer à tous les offices de la communauté. Ce n’est pas
«qu’elle ne se fut bien passée de moi, ayant d’autres religieuses
«plus capables et meilleures que moi; mais c’est que je la trom-
«pois par mille petites souplesses d’esprit. Ainsi je me rendois né-
«cessaire auprès d’elle, je sus si bien m’accommoder à son humeur
«et la gagner qu’elle ne trouvoit rien de bien fait que ce que je
«faisois, et même elle me croyoit bonne et vertueuse. Cela
«m’enfla tellement le cœur que je n’avois pas de peine à faire
«beaucoup d’actions qui paraissoient dignes d’estime. Je savois
«dissimuler, j’usois d’hypocrisie pour que ma supérieure con-
«servât les bons sentiments qu’elle avoit de moi et qu’elle fut
«favorable à mes inclinations et volontés; aussi elle me donnoit
«toutes sortes de libertés dont j’abusais et comme elle étoit fort
«bonne et vertueuse et qu’elle croyoit que j’avois dessein d’aller
«à Dieu avec perfection, elle me conviait souvent de converser
«avec de bons religieux, ce que je faisois pour lui complaire et
«pour passer le temps.»
Cette nonne, on le voit, était une habile comédienne; à Loudun, elle joua merveilleusement son rôle et son imagination fertile la servit à souhait. L’unique but de cette fantasque religieuse était de devenir supérieure du couvent. Depuis son arrivée elle avait mis tout en œuvre pour y parvenir, ne reculant devant rien et sachant au besoin commander à ses passions. Dévorée d’ambition, orgueilleuse à l’excès, elle avait su se contenir et avait eu l’adresse d’attendre. La supérieure, comme nous l’avons dit, ne resta qu’une année à Loudun, mais ne voulut pas s’éloigner sans désigner au choix de la prieure générale la sœur Jeanne des Anges qui l’avait si bien secondée.
Madame de Belciel vit donc ses désirs accomplis; en femme habile elle fit quelques difficultés pour accepter, et protesta hypocritement contre le choix qu’on faisait d’elle se déclarant humblement indigne d’un pareil poste. «J’en ressentis d’abord, dit-elle,
«un grand déplaisir et j’eusse bien voulu que le sort eût tombé
«sur une autre. Ce n’est pas que je n’aimasse les charges et que
«je ne fusse bien aise d’être estimée nécessaire à la commu-
«nauté.»
Plus loin, elle raconte qu’elle fit tout ce qu’elle put pour se décharger d’un tel fardeau; ses supérieurs étonnés d’une pareille humilité lui «commandèrent absolument d’accepter la charge». Elle parut se résigner seulement par obéissance. Ainsi, à vingt-cinq ans, Jeanne de Belciel se trouvait à la tête d’une communauté qui commençait à prendre une certaine importance. Dès lors, sa constante préoccupation fut d’élever son modeste couvent, de l’enrichir et de lui donner un grand renom. Elle sut flatter la vanité des bourgeois en réunissant autour d’elle les filles les mieux apparentées, capables à défaut d’instruction de jeter par leur naissance un certain lustre sur la communauté.
Le nombre des religieuses qui n’était que de huit au début, fut porté à dix-sept. Nous y trouvons des noms distingués qui peuvent donner une idée de ce que fut le pensionnat des Ursulines sous la direction de Mme de Belciel. C’étaient Mme Claire de Sazilly (en religion, sœur Claire de Saint-Jean), parente du cardinal de Richelieu;
Les deux dames de Barbeziers, de l’illustre maison de Nogeret, (en religion, sœurs Louise de Jésus et Catherine de la Présentation);
Mme de La Motte, fille du marquis de La Motte-Baracé, en Anjou (en religion, sœur Agnès de Saint-Jean);
Mme d’Escoubleau de Sourdis, de la même famille que le célèbre archevêque de Bordeaux (en religion, sœur Jeanne du Saint-Esprit);
La sous-prieure, Mme de Fougère, s’appelait sœur Gabriel de l’Incarnation.
Les noms de famille des autres sœurs ne nous ont été qu’imparfaitement conservés. Comme leurs compagnes, elles appartenaient à la noblesse, à l’exception d’une seule, sœur Séraphine Archer, qui faisait ombre parmi tous ces grands noms. Nous ne pouvons omettre de signaler deux autres religieuses dont la présence dans ce couvent a été tenue cachée jusqu’à ce jour; nous voulons parler des deux dames de Dampierre, belles-sœurs de Jean-Martin de Laubardemont, le terrible commissaire qui s’acquit une si exécrable célébrité.
Avec de tels élément, le couvent ne pouvait que prospérer, car la petite bourgeoisie, toujours vaniteuse, tint à honneur d’y envoyer ses enfants afin de leur faire prendre le bon ton et les grandes manières des gens de qualité. Dès lors, le succès fut assuré et la maison des Ursulines prit rapidement une grande extension.
Mme de Belciel, une fois maîtresse au couvent, reprit bien vite ses anciennes habitudes, se débarrassa de toute contrainte et donna libre carrière à toutes ses fantaisies. Son temps se passa en intrigues et fortpeu en oraison. Ses compagnes eurent fort à souffrir de son caractère. Autant elle s’était montrée humble et soumise pendant une année, autant elle fut orgueilleuse et insupportable quand elle devint supérieure. «— J’agissois avec mes sœurs d’une manière «fort impérieuse et toutes mes pensées alloient à chercher les «moyens de m’agrandir dans le monde et de me mettre en grande «estime.» Elle passait les journées entières au parloir, dans le but d’y apprendre les nouvelles du dehors; elle accueillait avec le plus vif empressement tous les bruits, toutes les médisances qui couraient par la ville. Nulle personne, à Loudun, n’était mieux renseignée qu’elle. Nous insistons sur ce fait, qui est de la plus haute importance, afin de montrer qu’elle ne pouvait ignorer aucune des actions d’Urbain Grandier. Elle n’ose cependant avouer dans ses mémoires l’ardent désir qu’elle avait de le connaître, mais elle nous donne de précieux renseignements sur ses occupations, et, malgré ses réticences, on entrevoit sa pensée.
«Au lieu de travailler à la mortification de mes passions et à
«la pratique de mes règles, je m’appliquois à reconnoître les
«humeurs des personnes du pays, à faire des habitudes avec
«plusieurs; je cher chois à passer le temps dans les parloirs en
«des discours fort inutiles.»
Or, à Loudun, on ne parlait que d’Urbain Grandier. Les récents scandales auxquels son nom s’était trouvé mêlé l’avaient mis trop en évidence pour échapper à la curiosité malsaine de Mme de Belciel. Les visiteurs et les parents des pensionnaires ne lui laissaient rien ignorer sur ce sujet qu’elle se plaisait, d’ailleurs, à ramener dans la conversation. Son imagination déjà trop exaltée lui suggérait des pensées indignes d’une religieuse et, comme elle était loin d’avoir de la piété, elle ne chercha point à combattre cette nouvelle passion qui grandissait chaque jour. Bientôt son unique préoccupation fut de voir et de connaître le curé de Saint-Pierre. Le hasard la servit admirablement, mais, par malheur, Grandier ne voulut point se prêter à ses combinaisons.
Quand les Ursulines étaient venues s’établir à Loudun, il leur avait fallu, pour se soumettre à la règle de tous les couvents, choisir un directeur de conscience. Le frère de leur propriétaire, Moussaut, prieur de Chasseignes, se mit à leur disposition et offrit à la supérieure de confesser les religieuses et de dire chaque jour la messe dans le monastère.
Cette offre fut acceptée avec reconnaissance. Le prieur, vieillard médiocrement intelligent comme tous les Moussaut de Loudun, était peu fait pour diriger ces jeunes religieuses. Il s’acquitta scrupuleusement des devoirs de sa charge, mais n’exerça aucune influence sur l’esprit de Mme de Belciel, trop habile et sachant trop bien dissimuler pour laisser entrevoir à son confesseur les passions qui la dévoraient. Le prieur, trompé par les dehors hypocrites de sa pénitente ne s’aperçut de rien, et, pendant les quelques années qu’il resta directeur du couvent, ne put jamais pénétrer les secrets de cette âme si peu faite pour la vie religieuse.
La sœur Jeanne-des-Anges offrait, en effet, un singulier mélange d’incrédulité et de superstition: elle était une véritable énigme pour ceux qui l’entouraient. Cependant, cette étrange créature avait, malgré ses défauts et ses vices, quelque chose de séduisant. La beauté de son visage dont elle était si fière, frappait tout d’abord et on oubliait volontiers dans les charmes de sa conversation, ce qu’avaient de défectueux sa taille et ses épaules, car on la disait légèrement contrefaite; elle dissimulait avec soin, il est vrai, ces imperfections de la nature, et mettait une certaine coquetterie à les faire oublier. Au couvent, elle se souvint toujours qu’elle était fille d’Ève, et ce ne fut que, lorsque l’âge vint calmer ses passions, qu’elle songea sérieusement aux devoirs de la vie religieuse.
Au mois de juin 1631, le prieur Moussaut étant venu à mourir, il fallut lui trouver un successeur. Immédiatement, Mme de Belciel songea au curé de Saint-Pierre. L’occasion tant souhaitée de connaître Urbain Grandier se présentait enfin à elle; sœur Jeanne-des-Anges résolut de ne pas la laisser échapper. Une question longtemps agitée a été de savoir si Grandier avait réellement sollicité d’être le directeur des Ursulines. Nous avons examiné minutieusement toutes les pièces de cette volumineuse procédure, et nous n’avons rien trouvé qui pût faire supposer une pareille demande de la part du curé de Loudun. Les écrivains qui se sont fait l’écho de cette calomnie, ont altéré sciemment la vérité et nous les mettons au défi de prouver ce qu’ils avancent. Il est vrai que cette manière de présenter les faits leur permet d’insinuer que, pour se venger du refus de la supérieure, Grandier jeta un maléfice sur le couvent. Nous ne voulons pas relever ici l’absurdité d’une pareille affirmation; mais nous nous contenterons de rappeler ces paroles profondes et vraies du bailli de Loudun au promoteur de l’officialité de Poitiers:
«Il est une particularité que nous ne devons pas omettre, qu’il
«est très constant que le curé de cette ville n’a jamais veü ni
«parlé aux dittes religieuses et n’a rien eu à demesler avec elles;
«s’il eust eu des démons en sa disposition il les eust employés à
«venger ses querelles et les injures qui luy ont esté faites.»
Ce fut la supérieure des Ursulines qui, la première, fit à Grandier la proposition d’être le directeur du couvent. Champion contemporain du curé et qui a laissé d’intéressants mémoires manuscrits sur les événements auxquels il avait assisté, est très affirmatif à ce sujet: «Le confesseur des filles Ursulines de Loudun
«nommé Moussaut, étant décédé, raconte-t-il, on fit parler à
«Grandier pour prendre cette place; il la refusa quoy qu’il en
«soit pressé.»
Le portrait que nous avons fait de Madame de Belciel, d’après ses propres mémoires et les notes manuscrites laissées par le Père Surin, peut faire comprendre combien sont dans le vrai les contemporains qui affirment qu’elle fit auprès de Grandier les premières démarches. Nul à Loudun, n’ignorait ce fait et nous nous étonnons qu’un auteur, sans aucune preuve à l’appui de ses dires, ait pu avancer aussi légèrement que Grandier «avait eu à ce suj et une
«correspondance de lettres avec la prieure générale de l’ordre et
«que l’évêque de Poitiers averti, écrivit courrier par courrier pour
«défendre à la supérieure de Loudun de remplir cet engagement
«pendant qu’il en était temps encore». Il ajoute qu’aussitôt «elle
«fit part à Grandier de la décision de l’évêque par une lettre que
«le curé de Saint-Pierre, au dire de la tourière du couvent, ne
«se donna même pas la peine de décacheter. Je sais, dit-il, de
«quelle main le coup m’est lancé, elle le paiera cher et le boira
«bon». Tout ce récit est de pure invention et nous persisterons à le regarder comme tel tant qu’on ne nous aura pas montré les lettres qui en font foi. Dans les notes qu’il a publiées à la fin de son ouvrage, cet écrivain prétend toujours avec le même esprit de parti que «la mère prieure elle-même avait en mains, au moment
«du procès, toutes les pièces de la correspondance que cette dé-
«marche avait nécessitée». Nous nous expliquons mal alors le silence gardé par Madame de Belciel, dans ses mémoires sur cette fameuse correspondance, car, elle ne songe même pas à expliquer pourquoi le curé de Saint-Pierre envoyait un maléfice à son couvent.
Les renseignements que nous avons pu nous procurer et qui ont été puisés aux sources les plus sûres puisqu’elles émanent de contemporains, permettent de rétablir les faits tels qu’ils se sont passés.
Contrairement à ses prévisions, Jeanne de Belciel éprouva un refus; Grandier répondit poliment que ses nombreuses occupations ne lui permettaient pas de consacrer encore quelques heures par jour à l’emploi qu’on voulait lui confier. L’influence que Madeleine de Brou exerçait sur le curé fut certainement pour beaucoup dans ce refus. Avec cet admirable instinct des femmes qui aiment, la jeune fille entrevit sans doute tout le danger qu’il y avait à laisser Grandier directeur de religieuses jeunes et dont la plupart passaient pour fort jolies. Elle le supplia donc de ne pas accepter, et le curé, cédant à ses désirs, informa la supérieure du couvent de cette détermination. Mme de Belciel ne se fit point illusion un seul instant et comprit que le coup venait de sa rivale.
Or, il arriva que quelques jours après le refus de Grandier, Madeleine de Brou étant venue visiter une de ses nièces, pensionnaire des Ursulines, rencontra au parloir Mme de Belciel. Celle-ci n’avait pu encore dévorer l’affront qui lui avait été fait. A la vue de Madeleine elle n’eut pas l’habileté de se contenir et l’accusa de «débaucher» le curé. Une violente querelle éclata entre les deux femmes. Fort heureusement la jeune fille eut le bon esprit de se retirer et de mettre ainsi fin à une scène pénible autant que scandaleuse.
Il fallait cependant trouver un directeur; Mme de Belciel se laissa guider par l’esprit de vengeance qui l’animait et choisit le chanoine Jehan Mignon, collègue de Grandier, et l’un de ses plus perfides adversaires. Cet homme, né à Loudun, était, par sa mère, neveu de Trincant et allié à presque tous les ennemis du curé de Saint-Pierre. Sa famille, fort nombreuse, avait des ramifications dans toutes les branches de la société. Il jouissait d’une certaine influence qu’il devait plus à sa fortune qu’à son mérite. Sa personne, du reste, prévenait peu en sa faveur: disgracié de la nature, il avait embrassé l’état ecclésiastique parce que son infirmité ne lui permettait pas d’en prendre un autre. Ambitieux et vindicatif, il avait vu d’un œil jaloux Grandier qui, jeune et étranger au pays, apparaissait comblé de toutes les faveurs. Dès les premiers jours, il lui voua une haine implacable qu’il eut l’hypocrisie de dissimuler pendant quelques années. Trop habile pour ignorer qu’il n’était pas de force à lutter avec ce nouveau-venu, il attendit néanmoins avec patience le moment propice de se déclarer ouvertement contre lui. L’aventure de sa cousine Philippe Trincant fit tout éclater et ce jour-la, le chanoine put enfin montrer ses véritables sentiments à l’égard du curé. Dès lors, il lui fit une guerre acharnée et se servit d’une arme qu’il maniait en maître: la calomnie. Très versé dans la procédure, il suscita à, Grandier une foule de procès; mais toujours battu et jamais découragé, il ne laissa échapper aucune occasion de recommencer la lutte, pensant ainsi le lasser et le décider à abandonner le pays. C’était là, d’ailleurs, ce que voulaient ses ennemis, et, pendant dix années consécutives, ils poursuivirent ce but sans pouvoir l’atteindre.
Le dernier procès intenté à Grandier par Mignon avait une certaine importance. Il s’agissait d’une maison que le curé de Saint-Pierre disputait au chapitre de Sainte-Croix. Grandier comptait de nombreux amis parmi les chanoines et la plupart étaient opposés aux prétentions de Mignon. L’issue de cette affaire leur semblait si peu douteuse qu’ils laissèrent celui-ci se débrouiller comme il put avec son adversaire. Le chapitre perdit son procès et toute la honte en rejaillit sur Mignon qui l’avait entrepris malgré l’avis de ses collègues. Ce dénoûment mit le comble à l’irritation du chanoine; il chercha par tous les moyens à créer de nouveaux embarras à Grandier, ameuta une partie de sa famille contre lui et le fit insulter grossièrement par un de ses oncles nommé Barot, président aux Élus de la ville, vieillard riche et sans enfants. Grandier ne traita pas mieux l’oncle que le neveu, le poursuivit de ses plus sanglantes railleries et s’en fit un ennemi redoutable, car ce Barot était un personnage influent à Loudun, parent de Trincant, d’Hervé, de Mesmin de Silly et des Moussaut. Grâce aux calomnies de tous ces gens-la, la position du curé n’était plus tenable dans la ville. Tout autre que lui eut renoncé à pareille lutte. Ce n’était pourtant encore que le commencement, et des hostilités beaucoup plus terribles n’allaient pas tarder à éclater: madame de Belciel avait eu la main heureuse en prenant Mignon; jamais choix, en effet, ne pouvait être plus désagréable à Grandier.