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LULUSSE DE CHARONNE
ОглавлениеSuperbe de crasse et d'aplomb, luisant de graisse, noir de suie, Lulusse de Charonne, une grillade frottée d'oignon en main, disserte sur la haute stratégie de nos états-majors. Il redit les mille lieux communs chers à la foule ignorante, mais avec une telle verve que les idées les plus vulgaires, parées de riches couleurs, en semblent transfigurées. Il est le truchement entre le civil et le militaire. Sociable à l'excès, confiant et protecteur, il faut le voir, à l'arrière, faisant les honneurs du cantonnement aux ribaudes errantes dont la fantaisie misérable est liée au destin des armées.
Natif de Charonne, ce dont il s'honore, Lulusse, dès l'enfance, connut des plaisirs martiaux. Il s'enrôla dans une phalange déguenillée qui se livrait à la guerre des rues et bientôt il excella à couvrir de grossières injures les honnêtes passants. Il acquit ainsi le talent de l'invective, grâce auquel, cuisinier de la compagnie, il put faire respecter sa fonction, en dépit des sauces imprévues, des rôtis incendiés et des bouillons saumâtres dont il remplit, au cours de la campagne, les gasters épouvantés de ses camarades.
Habile à faire des doubles sauts périlleux et toutes autres acrobaties, d'un naturel batailleur et sportif, le cuisinier acquit rapidement sur la troupe l'autorité nécessaire.
Dès l'aube, dans les villages où le bataillon descendait au repos, Lulusse claironnait le plus bref, le plus militaire et le moins écouté des commandements:
—Aux pommes!
Multipliant les conseils, il suivait d'un œil hautain l'épluchage des tubercules:
—Plus vous en éplucherez, plus vous en becqueterez!
Souventes fois, la besogne étant accomplie à la diable, il ajoutait:
—Quel sale travail vous faites! On dirait que vous les épluchez par le milieu.
Certains jours, la menace à la bouche, l'œil courroucé, Lulusse traversait le cantonnement, sous la pluie, à la recherche d'invisibles éplucheurs. Tragique, il ouvrait la porte des estaminets et, pareil au jeune Oreste dont la furie anima un peuple innombrable, oublieux de ses premiers devoirs, d'une voix où la menace et le reproche étaient sourdement alternés, il certifiait, en appelant à la justice immanente qui toujours poursuivit le coupable:
—Si vous ne m'épluchez pas mes pommes, vous mangerez de la m...
Dans l'intimité, Lulusse, auprès de sa cuisine ronronnante et fumeuse, aime à narrer des histoires de Charonne, légendes de la misère où des héros rabougris et crapuleux prennent une allure chevaleresque.
—Mon vieux, j'avais un pote. Il était bossu et pas plus haut qu'une vieille femme; on l'appelait le «Cuirassier». Quel type! Costeau et bon garçon, la crème des associés. Si on lui cherchait des raisons, il allait droit sur l'adversaire et doucement il lui disait: «Casse-toi de là, où je fais un malheur.» Par trois fois il avertissait l'importun. Après, d'un coup de tête en pleine poitrine, il l'envoyait rouler dans le ruisseau. En une minute, l'autre était mort. C'était sentimental!
Pour Lulusse, les belles pensées, les fortes actions, tout ce qui se distingue des choses coutumières en horreur ou joliesse, l'excessif et l'inattendu sont des choses sentimentales. Il est, lui-même, selon la formule, un grand sentimental.
Ce bourreau des cœurs aime une brune, au peigne d'écaille planté dans la chevelure comme un poignard: Berthe des Quatre-Chemins, brocheuse à ses heures perdues, amoureuse éternelle. Dans Charonne, les samedis de paye, alors qu'il y avait liesse, il fallait la voir traverser d'un pas rythmique la rue embaumée d'absinthe. On eût dit un couple d'oiseaux, tant ils avaient d'allégresse et de légèreté.
Un permissionnaire du bataillon, de retour de permission, apprit un jour à la troupe assemblée autour de la cuisine que Lulusse avait été détrôné dans le cœur de Berthe par le subtil et redoutable «Cuirassier». Ce gnome avait osé ravir le bien charnel du plus orgueilleux des cuisiniers. Ce fut du délire. Lulusse se vit interpellé par les plus fidèles de ses admirateurs en termes irrespectueux.
—Eh! dis donc, tu n'as pas de nouvelles du «Cuirassier»?
—Tu parles, si c'est sentimental!
—Les cuirassiers de Charonne, ils montent de jolies juments!
Autant de flèches empoisonnées qui se plantaient dans le cœur méprisé de Lulusse.
Noble sous les injures et souffrant de cette impopularité, le cuisinier dédaigna de se venger. Il continua de préparer, avec un art toujours plus affiné, l'éternel rata dont la compagnie était quotidiennement gavée. Pleurant secrètement, il cueillait dans le ruisseau chanteur qui entoure le pays d'une ceinture éblouissante le persil dont il parfumait ses sauces.
Mais, publiquement, Lulusse annonça, désireux de mettre fin à l'ironie des camarades, et pour que fût affirmée la supériorité du mâle en cette aventure:
—Berthe, à ma première permission, je lui planterai mon couteau de cuisine dans le ventre.
Il n'en fut rien, Lulusse étant volage et sachant oublier la grâce de l'une pour les yeux charmeurs de l'autre.
Le maître-coq a l'âme généreuse et il partage ses réserves de chocolat avec les émigrés qu'attire sa cuisine odorante. Il donne également son cœur à toutes les filles du voisinage. Sa verve gouailleuse et le parfum de ses fricots lui valent un succès d'estime; ses bons mots amusent et réconfortent. Nul n'ignore au bataillon que, sous les plus violents bombardements, le cuisinier, fidèle à son poste, n'en fit pas moins brûler les sauces.
Lulusse aime trop Charonne pour ne pas être, en dépit de son antimilitarisme irraisonné, un bon soldat. Charonne, n'est-ce pas la patrie, avec toute sa vie chatoyante et mouvementée? Il n'est au monde d'aussi joli quartier que celui où l'on eut le bonheur de vivre sa jeunesse. A Charonne, au printemps, quand les vendeuses de fleurs parent les rues de leurs prestigieux éventaires, on se croirait dans un paradis sentimental et pavoisé.
Lulusse se ferait ouvrir la poitrine pour que demeurent paisibles à jamais les carrefours heureux de son enfance. Il n'a pas sollicité d'être cuisinier, il le fut. C'est avec une pareille indifférence qu'il accueillerait son destin, si l'ange de la mort le frôlait de son aile invisible. Il est des instants où mourir est moins difficile que de faire éplucher des pommes de terre à une compagnie d'infanterie.