Читать книгу Un tel de l'armée française - Gabriel Tristan Franconi - Страница 8
EN LIGNE
ОглавлениеLes canons aboient dans le crépuscule. Les bois où l'artillerie est cachée sont des buissons ardents. Il faut monter en ligne. Dans le village en ruines, au faîte d'un pan de mur, une plaque demeure, battue des vents: «La mendicité est interdite dans le département.»
C'est une zone nouvelle où la terre est soulevée, retournée, éventrée par les explosions. Une avenue, faite de troncs d'arbres, mène vers la ligne.
Il faut avancer avec attention, se lier au sol, épouser sa forme et sa couleur.
Un Tel entre, avec son bataillon, dans cette mystérieuse région de l'aventure. Son sac, où des lettres, des vivres et du linge forment un ensemble compact et moisi, lui pèse; des musettes gonflées de grenades battent ses flancs. Un Tel gagne le boyau. Il accroche son fusil au fil téléphonique. La nuit est venue. S'efforçant de suivre l'ombre qui le précède, il trébuche et s'irrite.
Des voix font passer des recommandations: «Attention au fil. Faites passer qu'on ne suit pas. Faites passer: Halte.» D'autres voix, surgies de la terre, demandent, sourdes, inquiètes:
—Qui est-ce qui fait passer qu'on dise: Halte?
L'irritation d'Un Tel gagne la file errante.
—Quel est l'imbécile qui est en tête?
—On va trop vite!
Le boyau devient étroit. Epuisé, l'épaule déchirée par la courroie du sac, Un Tel s'accote à la paroi suintante et molle. Il lui faut repartir, car ceux qui le suivent le renverseraient et lui passeraient sur le corps. Les boyaux se coupent et se rejoignent. On ressent un vertige écœurant à les parcourir.
Voici la première ligne. Les hommes se fixent obstinément au poste qu'ils garderont. Les escouades descendantes s'incrustent dans le mur, afin de laisser passer la relève.
Il faut occuper avant tout le petit poste avancé, cirque de terre, entouré de fils barbelés, d'arbres abattus, fortin garni de grenades, sentinelle dont la vigilance doit être absolue et qui garde la France. A deux ou trois mètres du poste, des cadavres ossifiés, lavés des pluies, et dont la tête convulsée montre encore le cercle éclatant des dents blanches, attendent un lointain réveil. Ces morts ont le visage de leur âme. Les nuits de vent et de pluie, il faut aller s'étendre auprès de ces squelettes et, sous leur protection, écouter la nuit afin de pouvoir abattre l'adversaire qui, par aventure, tenterait de se glisser jusqu'à la tranchée.
Un Tel, la gorge irritée par l'odeur fade de la terre et du sang, la respiration haletante, s'étend sur le sol, sa couverture repliée sur la tête, attendant le sommeil. Les fusées lumineuses se balancent dans l'espace, telles les lampes suspendues d'un temple immense. Frappées par une mystérieuse flèche, les étoiles filantes tombent vers l'horizon. Un Tel ne peut s'endormir. Résorbé en lui-même, en présence de la mort et de l'aventure, il se sent une plus vive clairvoyance, une émotion accrue par le tragique de la situation. Il se met à penser, afin de mieux vivre les instants que le destin lui compte.
La tranchée incite à vivre intimement, égoïstement, pour soi-même, quelque réelle fraternité les combattants puissent avoir entre eux.
Le jour viendra. Les hommes causeront à peine. La tranchée est un lieu de méditation. Les meilleurs soldats, les plus dévoués, les plus braves, ceux dont la vigilance ne fait jamais défaut, sont de grands taciturnes.
Il s'agit de se battre confortablement, d'être à l'aise. Chacun s'organise un coin particulier, où il pourra reposer la tête sur le sac. Le soldat désire, avant tout, un bien-être individuel que nul ne partagera, et il ne faudrait pas voir de l'égoïsme dans ce besoin naturel d'isolement et de propriété.
Les gourbis sont étroits, encombrés de munitions; l'eau y coule les jours de pluie, des claies pourries y recouvrent le sol, les rats y foisonnent, mais on y goûte un bonheur réel. Sans bruit, l'escouade s'y groupe et y joue d'interminables parties de manille, indifférente aux explosions qui secouent le sol. Ayant ramassé du bois mort sur le parapet, Un Tel aime allumer dans son gourbi un feu généreux. La flamme claire, mouvante, haute et bientôt recourbée, lui semble prendre les divers aspects de la vie, tristes ou gais sans mesure, et ce lui est, dans le nuage épais de la fumée, une délicieuse occasion de se ressouvenir.
Il faut travailler, surélever le parapet, creuser la tranchée. Tout le jour, ce seront de multiples corvées: transport de bombes à ailettes, de gabions; la nuit prochaine, il faudra veiller encore.
Quels êtres particulièrement doués, solidement bâtis, animés de passions divines et surgis d'une antique épopée sont donc les combattants de cette grande guerre? Un Tel cherche des dieux, autour de lui, et ne voit que des hommes.
Donquixotte et Citoillien étaient voisins. Ils s'exécraient, se reprochant mille méfaits, entre autres de n'avoir rien à se reprocher. La guerre vint. La vie de la tranchée lia, l'un à l'autre, les deux adversaires. Forcés qu'ils étaient d'habiter, face à face, une humide cagna, repliés et joints dans un obscur et profond isolement, ils apprirent à se connaître, et l'irrésistible antagonisme qui les séparait se dissipa.
Gédéon Donquixotte tenait un magasin d'alimentation. Il était président effectif des «Joyeux Bigophonistes du Marché des Trois-Vierges», président honoraire de «l'Effort sportif Amical Club des Enfants Retrouvés»; il avait obtenu la médaille de vermeil de l'Exposition Internationale d'Alimentation et de Chauffage d'Ivry. Il était orgueilleux de son commerce et naturellement enclin à favoriser les arts. La pire injure à lui faire était de l'appeler épicier, comme si un honorable commerçant en aliments et vins pouvait être à ce point avili qu'on osât le comparer à cette sorte de débitant inférieur qui vend du suif et de la benzine.
Donquixotte avait une culture générale assez étendue. Il récitait, sans en rien omettre, la Déclaration des Droits de l'Homme; il avait lu de nombreuses études sur l'éducation de la volonté, l'hygiène sexuelle à travers les âges et les crimes de l'Inquisition. Il écrivait jadis, sur l'air de Flotte, petit drapeau! une marche de la Mutualité, avec accompagnement de bigophone.
Aussi Donquixotte savait allier les arts de l'esprit au plus heureux des négoces.
Nous avons à Paris la maison de Balzac, celle de Berlioz, la vieille demeure où naquit Musset; pourquoi ne pas nous enorgueillir de la maison Donquixotte?
L'honnête commerçant, désireux à la fois d'élever le niveau intellectuel de la foule et de faire mourir de rage ses concurrents, mit au fronton de sa demeure un tableau allégorique: L'Alimentation ouvrant aux Arts les portes de la Renommée. L'Alimentation, reine parée d'une robe semée d'abeilles d'or, accueillait et nourrissait les Arts, lesquels étaient incarnés en la personne d'un bohème guenilleux et maléfique. La vitrine s'ornait encore d'une superbe pièce montée. Ce n'était plus une pâtisserie, mais un symbole. Le foie truffé, la gélatine et les coques s'y groupaient harmonieusement. Des colonnettes de saucisson soutenaient cet édifice qui, pareil au temple de Salomon, demeurera célèbre par son opulence.
Donquixotte se découvrait aisément des envieux. Les sots disaient de lui «N'est-il pas vendu à toutes les réactions, avec son Sacré-Cœur en saindoux?» Niais ou criminels qui ne voulaient pas voir en cet édifice gastronomique un temple païen élevé à la gloire d'une force sociale invincible: l'Alimentation. C'était une pièce unique dans l'histoire de la civilisation. Donquixotte avait décidé de ne l'entamer que le jour où il fiancerait sa fille. En effet, cette pâtisserie était si parfaitement épicée, si raisonnablement construite, que les plus grandes chaleurs n'auraient su la faire tourner.
Donquixotte était un homme d'ordre.
Par contre, le cordonnier Citoillien était farouchement révolutionnaire. Porte-drapeau suppléant de la section socialiste révolutionnaire internationale du quartier Saint-Placide, il avait pour mission de suivre, jusqu'à la dernière demeure, le corps des camarades décédés. Ces enterrements étaient émouvants. Désireux de donner à son fils une éducation grave et forte, et afin de pouvoir se rafraîchir au «Rendez-Vous des Parents», pieusement il confiait à l'enfant le drapeau dont l'étoffe écarlate s'enflammait au soleil.
Donquixotte et Citoillien sont maintenant des soldats. Ils se sont découvert des goûts semblables; ils se sont aperçus que le même désir de vie heureuse et simple les animait; ils ont compris que, pour réaliser leur bonheur personnel, il leur fallait défendre, avant tout, les villes et la terre nationales.
La guerre finie, Citoillien, délaissant la cordonnerie, bâtira un palais du peuple. Le soir, le peuple dînera en chantant. Les fruits, les pâtisseries et les vins, artistement groupés sur de vastes tables, appartiendront à tous ceux que leur désir aura menés vers ce festin. Aux nuits parfumées où flamberont des lampions dans les arbres, il fera doux de vivre parmi la joie naturelle des choses. Heureuses, les voix se répercuteront, en fanfares, dans les bois d'alentour. En ce nouvel âge d'or, les hommes, joyeusement, travailleront en commun à la prospérité du monde. Donquixotte prendra place à la table du peuple, étant donné qu'il apportera de savoureuses provisions.
Un Tel est le semblable de Citoillien, il est le frère de Donquixotte, il se retrouve en eux. Ne cachent-ils pas, sous des masques grotesques, un visage d'homme?
Nourris à la même gamelle, asservis aux pareilles besognes, ils sont appelés, tous deux, à ôter leur masque en présence de la mort errante. Mais le vent des obus ne leur a pas encore arraché les défroques dont ils se parent. Donquixotte est toujours, aux yeux de ses camarades, un paisible bourgeois; Citoillien est encore un farouche révolutionnaire.
Les premières promenades que Donquixotte fit, jadis, avec sa fiancée, furent douces. Ils visitèrent le Louvre. Dans les salles fraîches et spacieuses où vécurent les rois, ils se crurent de grands seigneurs invités à la cour. Ils se regardèrent passer entre les glaces parallèles, et cela les enivra que de contempler leurs images se reflétant à l'infini. Un jour, ils montèrent en haut du donjon de Vincennes. Fouettée par le vent qui enlevait sa jupe, la jeune fille avait l'air d'une oriflamme. Le retour fut charmant; dans les fossés du fort, des gamins chassaient le lézard; les amoureux revinrent en bateau. Le fleuve était calme. L'eau miroitante, où le bateau laissait un long sillage, leur semblait côtoyer les rivages du ciel.
Ils s'épousèrent. Elle devint une ménagère parfaite et facilement irritée.
Veillant à l'ordre absolu de la maison, elle eut le souci constant de diminuer auprès de la fille qui leur naquit l'autorité sacrée du père, répétant avec une vigueur toujours accrue cette formule lapidaire:
—Ton père est un imbécile!
Donquixotte désira d'autres amours. Il voulut une femme du monde: châtelaine errante et nostalgique; il rêva d'une de ces filles de vingt ans qui s'abandonnent aux séducteurs, un jour inespéré, telles de pauvres oiseaux blessés.
Jamais il ne vit la femme qu'il aima.
C'était la porteuse de lait. Tous les matins, les doigts de la petite fée déposaient une bouteille à la porte. Craignant fort son épouse, Donquixotte n'osait se lever pour admirer la belle; mais le soir, voluptueusement, il cachait un tendre mot au fond de la bouteille.
Cette délicieuse Perrette devait être fraîche et rouge comme une pomme d'api.
Il lui écrivit:
«Mon espérance court vers vous. Je voudrais vous offrir un petit chalet de bois sculpté et de brique. Un potager nous donnerait des légumes que nous mangerions sous une véranda. A notre fenêtre s'enlacerait le lierre, qui veut dire fidélité. Notre vie serait gaie comme un bassin empli de poissons rouges. Vous me feriez du gâteau de riz, agrémenté de rhum et de raisin de Corinthe. Pour ce qui est de repriser mon linge, car je déchire beaucoup, il viendrait une femme à la journée. Les amours des chevaliers, des reines et des pages pâliraient devant les nôtres.»
Elle lui répondit:
«Je suis à vous. Dites-moi le jour et le lieu où je pourrai vous rejoindre avec mes six enfants.»
Citoillien avait eu des amours moins romanesques; il les narrait simplement:
—Défunte Mme Citoillien (je dirais Dieu ait son âme si je croyais à l'existence de Dieu) était une femme de caractère. Partageant mes idées, mes peines et mes travaux, elle fut la compagne accomplie. Nous nous mariâmes civilement à Bois-Colombes (je n'ai jamais aimé les curés, elle non plus). On fit un petit festin chez un traiteur des environs; le vin était affreux, mais j'avais un tel bonheur qu'il me semblait boire du soleil. La femme, pour moi, est une douce infirmière qui m'aide à boire les vilaines potions de la vie.
Ainsi, par un renversement inattendu des rôles, Citoillien, le démolisseur de systèmes, le novateur, l'irrégulier, dirigeant avec sagesse les mouvements de son cœur, avait une vie sentimentale ordonnée, tandis que Donquixotte, l'homme d'ordre par excellence, s'était livré aux mille fantaisies de l'amour.
Dans la tranchée, il en est de même. Autant Donquixotte a d'audace irraisonnée, autant Citoillien possède de tranquille courage. Volontaire pour toutes les missions périlleuses, heureux de ramper entre les fils de fer, Donquixotte est de toutes les patrouilles. Citoillien guette le retour de son camarade; sur le feu de la cagna, il lui garde une soupe chaude; il préserve de l'inondation la claie où le patrouilleur reposera; il défend la musette de l'absent contre l'offensive des rats affamés.
Ce couple d'amis, indifférent aux vaines et pompeuses formules de l'union sacrée, pratique la seule union réelle, celle qui groupe, sous la mitraille, les hommes désemparés, et par laquelle, fortifié, soutenu, réconforté, le soldat parvient à protéger des vents la petite flamme éperdue qui vit en lui.
Un Tel est de garde. Las de se griffer la chair aux parois de la tranchée il s'assied. Une douceur progressive et mélancolique attendrit son âme.
La nature vivante qui l'entoure se met à chanter. Des papillons décoratifs se posent sur le cœur des chardons pour y mourir, une auréole de feu illumine les plantes et le trot d'un cheval retentit sous les feuillages.
Quelqu'un vient, dont le souffle ardent fait se courber les arbustes. C'est un guerrier monté sur une maigre haridelle. Un Tel s'approche de ce héros, dont la lance brisée flambe au clair de lune, et qu'il reconnaît pour l'avoir, jadis, entrevu près de son berceau.
Lentement, le chevalier lève la visière de son casque et montre ses yeux où se mirent toutes les démences héroïques de sa vie. Il est douloureusement beau. Un Tel pose ses lèvres sur le front du héros. Il l'invite à pénétrer dans la cagna où l'escouade repose; heureux d'être l'humble écuyer qui rencontra le seigneur des routes, le grand errant dont l'ombre immense apparaît, conquérante, sur tous les chemins de l'aventure.
Mais Un Tel sent le froid du fusil dans sa main brûlante; il sort de son étrange somnolence et, penché vers le trou d'ombre où vivent ses camarades, il entend une voix menaçante, celle de Sancho Pança Citoillien, invectiver Donquixotte, cette vache, cet épicier, cet enfant de salaud qui s'est permis de faire des grillades avec le rab de pain.