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LE MIRACLE DE LA MARNE

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Ayant suspendu, par les pieds, les curés liégeois aux cordes de leurs clochers, l'envahisseur descendait vers Paris. Les villages brûlaient comme des meules. Parmi le sifflement des obus et l'exode des populations affolées, des petites gamines, indifférentes au tumulte guerrier, poursuivaient devant elles de jeunes dindons qui s'étaient enfuis de la ferme. Des vieux pêchaient dans l'eau calme où se mirent les jolis moulins et, si quelque obus troublait leur quiétude, ils s'en allaient un peu plus loin exercer un art patient, sinon fructueux. Enfants et vieillards, qui ne vouliez pas croire à la guerre, qu'êtes-vous devenus?

Dans la charrette de la ferme, poursuivie par les premières balles, la petite famille s'est enfuie. Une vierge en pleurs fouette le cheval. La tête doucement inclinée par le regret, elle rêve aux pures amours qu'elle eût aimé connaître et que le destin lui ravit dès l'aurore. Il n'est plus d'amours innocentes, ni de jeux champêtres. L'âtre affectueux et les greniers ensoleillés sont en cendres, la foudre dispersa les pierres du foyer.

Il faut reprendre, sur les routes, la fuite éperdue de jadis, ce vagabondage inquiet des âges primitifs, où le Barbare aveuglé brisait, rageusement, les œuvres humaines.

Les mélancoliques vieillards, les mères angoissées, les enfants éblouis d'aventure deviennent le vivant enjeu d'un combat; ils sont la frémissante proie que poursuit un glaive ruisselant encore du sang de leurs frères martyrs. Le cortège errant des émigrés est une armée vaincue.

Les émigrés ne sont pas d'astucieux romanichels, vicieux et maraudeurs. Ils gardent au cœur des tourments innombrables les mœurs simples et douces de la famille.

C'est du sein même de l'émigration que sortent, frais adolescents qu'un siècle aimable eût enrubannés, ces bergers épiques qui suivent l'armée. On voit des pâtres de treize ans, délaissés de leur troupeau fugitif, servir, au sens fier du mot, une patrie dont ils n'auraient dû connaître encore que les enchantements. Leur souriante ingénuité défie la mort. Ils ajoutent au tragique des heures une jeunesse particulière, et la France guerrière, malgré ses deuils, sourit à la caresse de ce printemps inattendu.

Il est un berger qui mourut à la Marne, bel ange courageux, dont la tombe discrète, exhaussée d'une croix blanche que couronne un béret, fera dire plus tard aux curieux promeneurs: «Les soldats de la grande guerre étaient-ils si petits?»

Si la mort a fauché cette jeunesse en fleurs, c'est qu'il fallait, pour l'ennoblissement de l'histoire, à la vilenie de l'envahisseur renversant les berceaux, qu'une réponse fût faite par de jolis enfants. Ainsi s'explique votre sacrifice, bergers, les plus purs d'entre tous.

Fridolin a vu s'enfuir les siens, le fermier partit et le berger resta seul avec ses moutons. Quand vinrent les uhlans, le gosse intrépide suivit nos armées. C'est le recul, l'enfant ramasse du bois pour faire du feu à l'étape. Il se rend utile. Il est le jeune frère du soldat. Un Tel s'en fait un ami. Une balle vint percer le cœur de l'enfant, et nul verbe ailé n'a besoin d'entretenir au cœur irrité d'Un Tel la sainte fureur et le juste courroux qui rendent invincibles.

Une riche moisson lèvera sur les tombes françaises, des demeures harmonieuses renaîtront des ruines, mais Un Tel à jamais se remémorera, utile et grave leçon, ces cortèges d'émigrés qui fuyaient vers le Sud et le regard fixe et bleu du berger qui mourut en soldat.

Mais il en est qui demeurèrent dans la tourmente, entre leurs faibles murs battus par les marées humaines, et qui virent revenir nos troupes, sanglantes et victorieuses. Ceux-là, seuls peut-être, comprennent ce que fut le miracle de la Marne.

Seule de sa race, en sa maison claire et propre, la fermière subit l'envahisseur, avec la réserve hostile et polie du paysan. Hoffmann, le cuisinier des officiers, assis auprès d'elle, admire la salle familiale où flambe l'âtre large.

Pour ce rustre, la guerre est une manœuvre prolongée, où la maraude est honorée et l'ivresse permise; la France est un verdoyant polygone que l'on peut traverser sans péril.

Durant que rôtit l'oie grasse, le cuisinier improvisé se laisse éblouir par les miroitements alternés du balancier de cuivre qui danse au cœur de la vieille horloge. Si l'hôtesse était moins revêche, comme il ferait bon vivre sous ce toit, où s'alignent des poutres parallèles, jadis taillées dans le cœur des grands arbres; qu'il serait plaisant de s'enivrer en cette demeure émouvante, qui sent bon la cire et les pommes.

Voici huit jours que les Allemands sont là. Le maire a dit au fermier:

—L'heure est grave, la commune a besoin d'être défendue par ses meilleurs citoyens. Vous aurez l'honneur d'être otage.

—Otage! Qu'est-ce que c'est que cela? Je veux bien être otage.

Lorsque le fermier se vit encadré par deux gaillards armés, dont les yeux luisaient comme des baïonnettes, il comprit soudain que certains honneurs ont de redoutables revers et qu'il lui fallait, en prévision de jours orageux, une âme héroïque, comme on en voit dans les livres.

Tandis que l'otage volontaire et craintif, arpentant la salle de la mairie, compte les minutes, son épouse, indifférente aux obus qui déchirent la soie lumineuse du ciel, s'évertue à maintenir, en leur maison brutalement envahie, l'ordre traditionnel des choses.

Toutes les filles du village se sont enfuies dans la forêt proche. Le mystérieux pavillon d'un garde-chasse leur est un sûr asile, où elles attendront que la tempête se soit apaisée.

Elles n'osent s'aventurer vers la lisière du bois, où chantent les balles. Pourtant, une même espérance a caressé l'âme de toutes ces hirondelles que la peur groupe dans l'ombre verte. Elles ont pressenti le retour du printemps de France: la Victoire. Ces vierges, à qui de belles amours futures sont promises, cueillant de leurs mains brûlantes les fleurs blessées du soir, tendrement évoquent en un rêve de sang et d'azur de lointains fiancés qu'elles imaginent, robustes et beaux, le mousqueton au poing, défendant l'orée d'une forêt où rôde, parmi les eaux vives et les vents embaumés, le cortège éblouissant des vierges françaises.

La table est servie chez les fermiers. Hoffmann a disposé symétriquement le couvert. Il a réquisitionné une armée de bouteilles, bons vins pourpres, qui semblent rougir plus encore d'être la proie de l'ennemi.

Cependant que les officiers s'apprêtent à dévorer la dernière oie de la basse-cour, la fermière, le front à la vitre de la cuisine, a cru voir, décevant mirage, la silhouette d'un cavalier français traversant les jardins.

La voix impérative du commandant éclate:

—Depuis quand buvons-nous deux vins différents dans le même verre?

Les grosses mains rouges du cuisinier s'emparent de verres fins et sonores, aimable cadeau d'une aïeule fortunée, qui ne servirent pas depuis la première communion des filles.

Le commandant vitupère:

—Ces gueux cachent leur vin, leur or et leurs filles. Nos troupes ont traversé la France, au pas de parade; nous voici à quelques lieues de Paris, et nous nous arrêtons. Depuis huit jours, un vil peuple nous résiste.

Tu peux vociférer, commandant, la vieille se rit de tes menaces et de tes volontés; des ombres vengeresses entourent la ferme, des cavaliers, l'épée haute, traversent les avoines.

Dans la fumée des cigares et des vins, les Allemands virent à peine se lever le fer qui les abattit. Durant que la tête aux yeux révulsés du commandant roule dans les cendres du foyer, Un Tel, maigre, boueux et ravi, formule cette oraison funèbre:

—Il n'y aurait pas moyen de casser une croûte, la petite mère?

Et, parce qu'il faut à la vie un éternel retour de misères et de beautés, la paysanne, à la fois reconnaissante et parcimonieuse, de répondre:

—Je vais vous donner toutes mes pommes; elles commencent à pourrir.

Une à une, à l'orée du bois, écartant de leurs fines mains les ramures tombantes, les vierges apparaissent; tandis que s'éloignent les vainqueurs, elles reviennent au village.

Ainsi, pour que vivent heureuses des vierges aux beaux yeux qu'ils devinent jolis, mais dont ils ne posséderont jamais les charmes émouvants, de jeunes hommes meurent à la fleur de leurs ans ou acceptent les pires mutilations; d'autres se perdent dans la nuit, la bourrasque et le feu, sans porter vers elles un regard de regret.

Belles inconnues, protégées du soldat, parures de la France, vierges qu'il sauva de l'ignominieuse atteinte du Barbare sans espoir de vous retrouver: Marie aux lèvres chaudes, Jeanne ensoleillée, petite Magali à la voix d'oiseau, vous toutes enfin dont la grâce fut l'enjeu du dur combat, vous incarniez, pour le soldat de la Marne, en votre joliesse désirable et frémissante, l'indépendance, l'harmonie et la liberté.

Un tel de l'armée française

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