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LA FOIRE AUX IDÉES

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La génération dont Un Tel est le type exact aima les idées, comme des femmes. Elle erra, parmi les formules sociales, à la recherche d'une impossible perfection, les adoptant et les rejetant avec une égale ardeur. Mais, parmi tant de ferveurs et d'abjurations, elle sut garder un sens ferme de l'équilibre qui lui fit comprendre le grotesque des idées absolues. Elle eut, heureusement, une élégance d'esprit lui permettant d'estimer, sans excès, les formes nobles, les jolies couleurs et le verbe aux inflexions savantes, qui sont la parure extérieure des idées et leur réelle magnificence.

Un Tel fut anarchiste. C'était le temps où M. Laurent Tailhade posait si joliment, au front du pauvre boulanger Caserio, le laurier d'Harmodius. La naïveté de cette confession, groupant pour de fraternelles agapes, sous les ombrages d'un éternel été, les hommes les plus divers, ne satisfaisait pas entièrement la raison d'Un Tel. Néanmoins, il imaginait avec agrément une époque où les êtres, vivant sans la menace impérieuse du Code et sous une royauté morale unique, se partageraient fraternellement les richesses du monde.

Mais il fallait vivre «scientifiquement», s'abstenir de boire tel estimable alcool; rechercher l'hygiène de la vie en toute chose, abattre les monuments du passé, mettre en commun les femmes et les jardins, sans pouvoir revendiquer l'ombre d'un arbre, la pile d'un pont, la chair d'une rose. Tel crasseux esthète vous imposait un régime d'ablutions incessantes, tel autre fou vous enjoignait de contempler toute chose sous un angle géométrique. Tout fidèle de la nouvelle religion s'érigeait en pontife et réclamait pour lui seul le droit à la vérité.

Un Tel comprit que l'anarchisme était une tyrannie stupide. Au reste, l'échec d'une colonie communiste où des ouvriers, des professeurs et un vacher s'arrachèrent, durant quelques semaines, les cheveux, sous l'œil irrité de saint Bakounine, suffit à lui prouver qu'il importait de rejeter à jamais, comme utopique et néfaste, le désir de faire vivre en commun, sur un même plan social, les diversités d'hommes.

Certes, de curieuses figures, évoquant les premiers siècles chrétiens, illustraient l'anarchie. Probes, fières, charitables, elles honoraient le parti naissant. Mais, combien leur action fut vaine, et de quel mépris le troupeau les entoura. La foi, pour estimable qu'elle puisse être, ne saurait vivifier des choses mortes. De toutes les erreurs modernes, la plus étrange fut cette perversité de l'idée qui fit admettre, comme vérités intransigeantes et absolues, de pauvres petites rêveries qu'avaient dédaigneusement rejetées nos pères.

Les partis politiques et leurs bas intérêts ne séduisirent point Un Tel, dont la nature indépendante rêvait de se dévouer et de combattre.

Ayant dissipé les nuées qui l'entouraient, Un Tel comprit aisément que les rues de son quartier, les fortifications de Paris, les tonnelles riantes de la banlieue lui tenaient autrement au cœur que les gens et les choses de Valachie; il entrevit, image encore faible et confuse, lumière sereine illuminant les conflits, les intérêts, la vie et la mort, cette chose imprécise et vivante qui s'impose à tout homme: la Patrie, société sinon fraternelle, du moins policée, organisée, de ceux qui ont des intérêts communs, l'amour du même sol, une communauté de souvenirs et d'espoirs.

Un Tel était poète. Il fréquentait les bouges où les gueux bercent leurs misères; il buvait avec eux jusqu'à ce que retentissent en ses tempes les saintes musiques de l'ivresse. L'alcool fouettait ses nerfs; tel le psaltérion, le poète, pour chanter, a besoin d'être battu par des verges de fer.

Marie, la servante obscure d'un bar de la rue de Bièvre où s'enivrait Un Tel, accueillait avec calme cet étrange client. Promenant sur les tables souillées un torchon humide, elle allait, toute menue en ses loques dérisoires, indifférente aux propos des buveurs. Campagnarde qui échoua dans un bouge obscur de la Cité, elle n'avait au monde qu'un désir: aimer son frère, et ce pieux sentiment gagnait, à vivre parmi les tourments et les rudes passions de la plèbe, une pureté particulière.

La Bruyère, le frère de Marie, était un fort gaillard à barbe orientale, dont la folie n'inquiétait aucunement la servante. Elle gardait, sur une planche de la cuisine, la modeste portion de bœuf bouilli et le verre de vin qui sauraient apaiser la faim et la soif du malheureux, au cas où son délire ne le persécuterait pas outre mesure.

Fou! Le gueux l'était. Il se croyait le maître des forces mystérieuses qui règnent sur le monde, l'être dont la sagesse dicte aux nations leur conduite. Il écrivait aux empereurs. Musique guerrière, peinture pastorale, poésie érotique, La Bruyère pratiqua tous les arts, hors celui de raisonner justement.

Sur la route aventureuse d'Un Tel, il joua le rôle douloureux et sauveur de l'ilote dont il faut éviter le sort misérable.

Certes, Un Tel ne pratiqua pas la bohème navrante de La Bruyère; il ne vécut pas, par amour du pittoresque, dans une mansarde malodorante et glacée; il ne chanta pas des romances sentimentales dans les cours, mendiant ainsi les quelques sous nécessaires à sa vie quotidienne. Il est vrai qu'il trouva dérisoire de vagabonder à la recherche d'une maigre pitance et de joies éphémères, alors qu'un labeur sans gloire, courageusement accepté, permet à tout homme de se créer une existence agréable, harmonieuse et simple. Néanmoins, il aima cette recherche maladive de l'anormal et de l'excessif, ce débraillé intellectuel qui régna dans les cercles jeunes, bohème de l'idée autrement pernicieuse que la pauvre fantaisie des pantins de Murger.

Un Tel sut réfréner son désir et ne plus vouloir que des choses humaines.

Il est vain de créer des architectures de principes, qui n'ont aucune base réelle, et qui satisfont, uniquement, l'orgueil de leur créateur.

Un Tel sentit avec justesse qu'il importait avant tout de faire jaillir la sensibilité profonde de son être, telle une source pure cachée sous le feuillage des rythmes et des couleurs. Il comprit que l'anarchisme des uns et l'impérialisme des autres, que le classicisme ou le romantisme, que tous les «ismes» modernes ne sont que des voiles flottantes, ravissant à nos yeux la déesse lumineuse, la superbe Isis, dont les hommes, inlassablement, rêvent de connaître l'immatériel visage.

Un tel de l'armée française

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