Читать книгу Les colombes de La Forlière - Gabrielle d' Éthampes - Страница 4
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PROJETS DE DÉPART.
«Ainsi, mon père, vous êtes résolu à ne pas partir avec nous, à ne pas quitter la France? Alors, je vous en conjure, permettez-nous de rester. Sans vous, sans notre frère, sans notre tante, comment voulez-vous que nous puissions nous résigner au départ?
Mes pauvres enfants, il le faut absolument. Vous êtes jeunes, remplies d’avenir, d’espérances; vous ne pouvez demeurer ici; moi, je suis vieux, je n’attends plus que le repos de la tombe; me transplanter, à mon âge, loin du sol natal, ce serait folie. Non! non! je dois rester, je ne dois pas abandonner la terre qui renferme les restes de votre bonne mère, la terre où mes parents ont vécu et où je veux mourir. Quant à votre tante et à Olivier, tous mes arguments ont échoué devant leur obstination.
Et pourquoi donc ne serions-nous pas obstinées, nous aussi, mon père? Ne vous aimons-nous pas autant qu’ils vous aiment? ne nous êtes-vous pas aussi nécessaire qu’à eux? Pourquoi donc nous contraindre, quand vous les laissez libres de faire leur volonté?
Ingrates enfants! allez-vous me reprocher de trop vous aimer? Si je désire votre éloignement, n’est-ce pas afin d’assurer votre tranquillité et celle des deux vaillants cœurs auxquels vous appartiendrez dans quelques heures? Pensez-vous que sans cela je consentirais à me séparer de celles qui, jusqu’à ce jour, ont fait ma consolation, ma joie, mon orgueil, et dont l’affection et les soins m’étaient si doux?… Vous appréciez comme ils le méritent Gaëtan et Bénédict; ils sauront, je n’en doute pas, adoucir pour vous les rigueurs de l’exil. Cet exil ne sera pas aussi long que vous le supposez peut-être, la tourmente s’apaisera et vous reviendrez. Vous reviendrez sous le toit paternel, où votre vieux père va vous attendre et où vous le retrouverez, s’il plaît à Dieu. Courage et espoir donc, mes pauvres enfants.
Mon père, dites plutôt courage et résignation.
Résignation pour moi, mes chères filles, et espoir pour vous.»
Telles étaient, un soir du mois de mars1793, les paroles qui s’échangeaient entre un homme d’une cinquantaine d’années, à la figure belle et expressive, à la taille droite et imposante, à la chevelure à peine grisonnante, n’eût été son œil de poudre, et deux belles jeunes filles de dix-huit à vingt ans, qui se tenaient tantôt debout et tantôt agenouillées devant le vaste fauteuil où était assis celui qu’elles nommaient leur père. Elles portaient sur leurs traits délicats et charmants toutes les marques de la plus poignante douleur; et nous savons, par la conversation que nous avons surprise, combien l’expression de leur physionomie était en rapport avec l’état de leur cœur. En effet, Alix et Berthe de Bois-Morand, qui n’avaient jamais quitté leur père, pouvaient-elles envisager sans tristesse la pensée de leur départ prochain, de ce départ qui n’aurait pas de retour peut-être et qui allait s’effectuer au moment où la France, palpitante d’angoisse, commençait à se courber sous un joug sanglant?
Privées de leur mère dès le plus bas âge, leur tendresse s’était partagée entre leur père et la tante qui les avait élevées. Cette tendresse s’était augmentée d’une vive et profonde reconnaissance, quand, devenues plus grandes, elles avaient pu comprendre le dévouement de M. de Bois-Morand leur faisant à toute heure le sacrifice de quelques-unes de ses plus chères habitudes, ou de ses relations les plus amicales, lui-même s’occupait de leur instruction, de leur éducation, et apprécier la valeur des soins de mademoiselle Anne qui, pour elles, avait renoncé à tout établissement. Aussi, plus les jeunes filles songeaient à tout ce qu’elles avaient reçu de ces deux êtres si bons et si dévoués, et plus elles se trouvaient malheureuses devant l’obligation qui leur était imposée de les abandonner.
Fiancées depuis longtemps déjà à deux jeunes gens, deux frères, MM. de Martigny, seuls rejetons d’une antique et opulente famille, voisine de celle dans laquelle nous venons de nous introduire, mesdemoiselles de Bois-Morand avaient vu retarder leur mariage devant les événements survenus en France, sans savoir quand il pourrait avoir lieu. Mais une idée a subitement traversé le cerveau de leur père: l’union qui lui tient tant au cœur, à cause des garanties de bonheur qu’elle présente pour ses filles, s’accomplira en dépit des tristesses et des sombres appréhensions du moment. Le curé de la paroisse, prévenu, voudra bien se transporter au château pour y donner, au milieu de la nuit, la bénédiction nuptiale aux deux couples, qui, aussitôt après, quitteront la France et passeront en Angleterre. Ce projet fut communiqué aux jeunes filles qui, ne doutant pas que le reste de leur famille n’émigrât avec elles, y donnèrent leur plein consentement: tout fut donc préparé pour leur union et pour leur départ. En même temps, le marquis essayait de décider sa sœur et son fils à suivre les jeunes gens, mais sans pouvoir y réussir.
«Mon frère, partez-vous? Quittez-vous la France? avait demandé mademoiselle Anne.
– Moi, Anne, émigrer à mon âge! Vous n’y pensez pas! Non, non, on me chassera de la maison de mes pères; mais, volontairement, je ne la quitterai pas!
– Eh bien, Gérard, je ne la quitterai pas plus que vous, repartit mademoiselle de Bois-Morand de cet accent simple et ferme qui n’admettait aucune réplique, le marquis le savait.
–Et moi, mon père, je ne partirai pas non plus! s’écria Olivier, bouillant jeune homme d’une vingtaine d’années dont l’ardeur ne pouvait être tempérée que par l’excellence du cœur. Je suis un homme, ma place est à vos côtés. Comme vous, je ne quitterai cette maison que quand on m’y contraindra par la force; encore en disputerai-je les murailles pierre à pierre. Non! je ne partirai pas! je resterai près de vous pour vous consoler, pour vous protéger, pour vous défendre, et si l’on nous condamne à mourir, eh bien! nous mourrons ensemble, dignes de nos ancêtres, dignes de notre nom. C’est chose entendue, n’est-ce pas?»
M. de Bois-Morand n’avait pas eu la force de répondre oui, mais un éclair d’orgueil avait traversé son regard; il avait serré son fils contre sa poitrine; le jeune homme avait compris que c’était un consentement tacite, et il avait remercié son père, comme s’il lui eût accordé la plus précieuse de toutes les faveurs. Nul doute que Berthe et Alix n’eussent parlé comme leur frère; mais on leur fait un mystère de la séparation qui va s’accomplir, et quand il faut enfin la leur apprendre, on ne les laisse point libres de partir ou de demeurer.
Habituées de longue main à l’obéissance, elles courbent la tête, se contentant de s’écrier en joignant leurs mains tremblantes:
«Mon père, mon bon père, laissez-nous, oh! laissez-nous près de vous!»
Elles ne sont pas les seules à souffrir; ce que le père éprouve, cela se devine au regard dont il les enveloppe, aux caresses dont il couvre leurs fronts et leurs joues pâles, à l’altération de son visage, au tremblement de sa voix. Quelle force d’âme il lui faut pour répondre non à leurs ardentes supplications, quand son cœur, à l’unisson des leurs, crie: Oui! Il lui semble qu’il ne les a jamais vues plus séduisantes qu’en cet instant où leurs beaux yeux, noyés de larmes, se tournent vers lui pleins d’un tendre reproche, où leurs mains s’attachent à ses vêtements avec l’énergie du désespoir. Oui, elles sont charmantes, et il serait difficile de pouvoir faire un choix entre elles, car elles sont parfaitement identiques, si identiques que l’œil de leur père lui-même pourrait s’y tromper sans la nuance différente d’un ruban nouant leurs boucles blond-cendré. Elles ont les mêmes traits réguliers et purs, la même coupe gracieuse de visage, le même front d’une éclatante blancheur sur lequel se dessine l’arc fin et délié des sourcils qui, par un bizarre contraste avec la chevelure blonde, sont d’un noir de jais. Elles ont les mêmes yeux d’un bleu doux, frangés de longs cils noirs comme les sourcils; le même profil harmonieux et correct; la même taille élancée et élégante, dont le roide corsage de nos grand’mères ne parvient pas à détruire la souplesse; la même démarche aisée et pleine de grâce; les mêmes gestes enfin et jusqu’au même son de voix. Ici pourtant, il y a parfois une légère différence, Alix a des inflexions plus joyeuses, plus vives, plus décidées; Berthe, plus douces, plus calmes, souvent un peu mélancoliques. Cette nuance, à peine saisissable pour une oreille étrangère, se retrouve d’une façon plus accusée dans le jeu de leur physionomie, ce qui peut donner à penser qu’au moral les deux sœurs ne sont pas tout à fait aussi semblables qu’au physique. Elles sont jumelles et viennent d’entrer dans leur dix-huitième printemps. Le pays qui les a vues naître les aime d’une immense affection, et leur a décerné, d’une voix unanime, ce surnom qui leur convient à merveille: Les colombes de la Forlière. Elles ont la douceur et la grâce du charmant oiseau qu’elles personnifient.
Tandis qu’il les contemple avec une tendresse mêlée d’attendrissement, le marquis se sent disposé à se laisser fléchir; mais il se roidit contre sa douleur, contre sa faiblesse; il appelle à son aide tout son calme, presse une dernière fois sur sa poitrine leurs deux têtes blondes et les repousse doucement en disant d’une voix émue:
«Allez, mes enfants, vous occuper de votre toilette… Je le conçois, vous n’en avez pas le cœur… Il le faut pourtant, à cause de ceux à qui vous allez être unies et à cause de la grandeur du sacrement que vous allez recevoir. Mon Alix, toi qui es naturellement courageuse, soutiens ta sœur, ranime-la; en un mot, montre-toi forte pour vous deux. A bientôt, mes filles, mes filles chéries!
– Ah! père!…»
Elles entourèrent son cou de leurs bras, se penchèrent frémissantes vers lui et exhalèrent un long, un douloureux sanglot.
Mes enfants, que vous me faites du mal! s’écria M. de Bois-Morand en essayant de s’arracher à leur étreinte. Obéissez-moi, je vous en prie.
Oui, répondit Alix en relevant la tête et en s’essuyant les yeux, oui, nous serons raisonnables. Allons, viens, Berthe, viens, et calme-toi.»
Alix prit la main de sa sœur et l’entraîna vers le fond de la chambre, sans qu’elle essayât d’opposer aucune résistance. Parvenues près de la porte par laquelle elles allaient sortir, les deux sœurs se retournèrent d’un commun mouvement. Debout au milieu de l’appartement, M. de Bois-Morand, le front chargé de tristesse, l’œil humide, les regardait s’éloigner; elles lui envoyèrent un baiser dans lequel elles avaient mis toute leur âme; il leur fit, sans parler, car, il le sentait, aucun son ne fût venu à ses lèvres, un petit signe d’adieu; et elles disparurent.
Mon Dieu! pensa le pauvre père quand il ne les vit plus, elles ne se doutent pas de ce qu’il me faut de courage pour accomplir le sacrifice nécessaire à leur sécurité, à leur bonheur. Mon Dieu, quelles que soient les tortures de mon cœur paternel, ne me laissez pas faiblir, donnez-moi la force d’aller jusqu’au bout!