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II
LES COLOMBES DE LA FORLIÈRE.

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Table des matières

En quittant leur père, les deux sœurs se rendirent dans l’appartement qu’elles occupaient au premier étage du château. Il se composait d’une petite antichambre où elles avaient coutume de recevoir les pauvres gens du pays qui avaient recours à leur charité ou seulement à leur obligeance, et d’une vaste pièce plus commode qu’élégante où elles passaient tous leurs instants de liberté. Deux lits jumeaux y garnissaient une alcôve profonde, que fermaient des rideaux verts garnis de crépines d’or; l’ameublement de même couleur n’était pas luxueux, mais il était disposé avec goût. Si, dans ce tranquille asile, l’œil n’était pas ébloui, comme il l’est de nos jours, par le brillant clinquant qui règne tout autour des jeunes filles à la mode, il était du moins charmé par le bon ordre que l’on y rencontrait. De prime abord, on pouvait constater que les habitantes possédaient, en outre de cette précieuse qualité de l’ordre, les louables habitudes du travail et de la piété. Les indices du travail se montraient sous toutes les formes, depuis le simple écheveau de laine grossière placé sur un dévidoir, jusqu’à la tapisserie aux riches nuances tendue sur le métier à broder, et soigneusement voilée par crainte de la poussière; depuis le rouleau de rugueuse étoffe destinée aux vêtements des indigents, jusqu’à la pièce de fine batiste devant aller parer les autels ou servir aux objets nécessaires à la célébration du saint sacrifice; depuis la modeste boîte à ouvrage jusqu’au chevalet supportant tantôt une étude de fleurs, tantôt une étude de paysage, jusqu’à la harpe dans son étui, et enfin jusqu’aux volumes nombreux et choisis rangés sur plusieurs tablettes au-dessus d’un petit secrétaire en bois de rose qui avait appartenu à la marquise. Quant aux indices de la piété, ils consistaient dans le livre d’heures demeuré ouvert sur le prie-Dieu de chêne, dans les bénitiers à la conque de nacre soutenue par des anges gardiens, dont les blanches ailes se détachaient gracieusement sur le vert foncé des tentures; dans un Christ, d’une admirable expression, placé au-dessus d’une sainte Vierge à l’Enfant-Jésus aux pieds de laquelle s’épanouissaient toujours en été des fleurs fraîches cueillies, en hiver des fleurs artificielles; et enfin dans un grand nombre de portraits de famille appendus à la muraille, parmi lesquels on reconnaissait ceux du marquis, de la marquise et de Mlle Anne.

En pénétrant chez elles, les jeunes filles eurent peine à retenir un soupir à la vue des blanches toilettes qu’une jeune paysanne à leur service disposait sur un sofa.

«Ces demoiselles viennent pour s’habiller?» demanda-t-elle en se retournant vers les arrivantes. Puis, comme si elle eût compris ce qui se passait au fond de leur cœur, elle ajouta en soupirant elle aussi:

«Dame! qui aurait pu penser que nous aurions eu plutôt envie de pleurer que de nous réjouir le jour du mariage de ces demoiselles!… Si nous n’avions pas vécu dans un temps pareil, quelle joie pour tout le pays de voir passer, dans leur belle parure de mariées, les colombes de la Forlière pour se rendre à l’église! Et puis quelle belle fête!.. Pendant que les messieurs et les dames auraient dansé au château, comme nous aurions sauté de bon cœur, nous autres, dans la grande avenue!… Mais non, ni fête, ni danse, ni rire, rien que de la tristesse!

–Ne te désole pas, Lisette, c’est le bon Dieu qui veut qu’il en soit ainsi.

–Il est le maître, c’est sûr, répliqua la jeune fille en secouant sa tête, ordinairement mutine, mais en ce moment fort soucieuse; il est le maître, mais c’est tout de même dur de voir que les mauvais triomphent et que les bons… Mais ça ne durera pas toujours comme cela… les bons se révolteront, et dame, gare aux mauvais!

As-tu recueilli quelques nouvelles, Lisette? demanda Alix.

Pas précisément, Mademoiselle; seulement les têtes se montent de plus en plus; les gars sont bien décidés à ne pas se laisser conduire à la boucherie, et ils déclarent hautement qu’ils ne tireront pas à la milice, et qu’ils préfèrent mourir dans leurs foyers plutôt qu’à la frontière. Mon père dit qu’ils ont bien raison, et que nos premiers ennemis ce sont ces vilaines gens qui ont tué le roi, qui poursuivent et chassent les prêtres, pillent les églises et ne cessent d’insulter et de menacer tous ceux qui ne pensent pas comme eux. Si les nobles consentent à se mettre à la tête des paysans, il y aura du nouveau par ici et tous ces faillis patriotes verront beau jeu.

Je crains bien que, s’il y a lutte, les plus forts ce ne soient eux, au contraire, ma pauvre Lisette.

Par exemple, Mademoiselle, le bon Dieu se mettrait donc avec les ennemis de sa religion? s’écria la petite paysanne avec une sorte de courroux qui alluma un éclair dans ses yeux noirs.

Non, mais il peut être dans les desseins de Dieu de faire triompher ses ennemis, pour éprouver la foi et la fidélité de ses amis,» répliqua de sa voix calme et douce Berthe de Bois-Morand.

Lisette courba la tête et resta un moment silencieuse. Bientôt elle reprit avec force et en agitant son petit poing brun et nerveux:

«Enfin on essayera de se défendre. Moi toute la première, je vous réponds que, si je ne partais pas pour l’Angleterre avec vous, je ne me gênerais pas pour taper un bon coup sur ces faillis patauds, s’ils se hasardaient à venir ici. Je n’aurais pas peur de leurs vilaines faces de Judas, allez! Moi, je n’ai peur de rien d’abord.

–Est-elle vaillante au moins, cette petite Lisette! dirent les deux sœurs, qui ne purent s’empêcher de sourire.

Dame! Mesdemoiselles, avant de venir au château, quand je gardais les moutons chez mon père, je les défendais bien contre les loups, toute petite que j’étais. Une fois, il y en eut un qui vint me prendre un agneau tout à côté de moi, et sous le museau de mon chien. Ah! dame, il ne l’a pas emporté loin, je vous en réponds. Labri s’est élancé sur lui, et moi, j’ai couru avec mon bâton; je lui en ai donné un grand coup sur sa vilaine tête, il a lâché l’agneau et s’est sauvé tout sanglant. Les patauds sont encore plus méchants que les loups, dans ce cas-là, ma foi, on tape doublement.

– Ah! mon Dieu! Lisette, quelle humeur batailleuse tu as! Si l’on se bat ici, tu vas vraiment souffrir beaucoup en t’éloignant.

– Je souffrirai, oui, Mademoiselle, répliqua Lisette, dont le visage se rembrunit, mais parce que je laisserai mon père.… Je souffrirai comme vous en quittant M. le marquis et M. le comte. Il est vrai que.»

Lisette rougit et se tut subitement.

– Il est vrai que tu laisses aussi Michel; c’est là ce que tu veux dire, n’est-ce pas? s’écria Alix, saisissant par un mouvement spontané la main de la petite paysanne. Ma chère Lisette, il en est temps encore; si tu ne te sens pas la force de partir avec nous, dis-le bien franchement, nous ne t’en voudrons pas, va: nous comprenons trop bien ce que la séparation, et une telle séparation, a de rigoureux1»

Lisette leva sur les deux sœurs son clair regard, où, à travers ses larmes, perçait une indicible tendresse:

«Partir me fait bien de la peine, dit-elle, mais mon père et Michel seront contents de me savoir loin d’ici, s’ily a la guerre, et, d’un autre côté, comment pourrais-je m’habituer à ne plus vous voir? Je ne suis pas encore trop adroite pour vous servir, mais enfin, là-bas, qui le ferait à ma place?

– Personne avec autant de dévouement et de cœur, assurément, répondirent avec attendrissement les jumelles; mais nous ne voulons pas être égoïstes, et si tu éprouves la plus petite répugnance à t’expatrier, reste, reste, nous ne t’en voudrons pas.»

Lisette allait protester de nouveau de son attachement à ses maîtresses et assurer qu’elle était prête à les suivre, dussent-elles aller au bout du monde; l’apparition d’un nouveau personnage détourna le cours de l’entretien. C’était une femme d’âge mûr, mais parfaitement conservée et encore très-belle; son air était extraordinairement noble; d’une taille élevée, elle portait avec une majestueuse aisance les modes du règne de Louis XVI, et ses manières étaient celles d’une véritable grande dame. Si tout d’abord ceux qui se trouvaient en présence de Mlle Anne de Bois-Morand, car c’était elle, se sentaient intimidés, ils étaient promptement rassurés; elle n’était fière qu’avec les orgueilleux, les pédants et les sots, et se montrait, au contraire, singulièrement affable et bienveillante pour tous ceux qui n’appartenaient pas à l’une de ces trois catégories; soit qu’elle eût avec eux des rapports d’amitié, de convenance ou de charité. Dans ce dernier cas, elle était doublement bienveillante. Aussi avec quel empressement les affligés, à quelque classe qu’ils appartinssent, accouraient vers elle1Il n’était pas toujours en son pouvoir de faire cesser leurs tourments, mais du moins elle mettait tout en œuvre pour les apaiser; et c’était du baume déjà sur une blessure que cette parole douce et sympathique qui savait si bien trouver le chemin du cœur, que ce regard tendre et compatissant qu’aucune infortune ne trouvait sec. D’après ce qui précède, on ne s’étonnera pas si nous disons que Mlle de Bois-Morand était universellement haïe des méchants, qui ne lui pardonnaient pas d’être forcés de la respecter, et universellement aimée des bons, qui la regardaient comme une âme bénie dont la présence au milieu d’eux leur portait bonheur.

Quant aux jumelles, je n’essayerai pas de dire quelle affection tendre, profonde, dévouée, elles avaient pour leur tante, qui leur avait servi de mère, qui était leur marraine et ne cessait de les entourer de la plus vive et de la plus ardente sollicitude.

Selon un usage fort répandu à cette époque, où l’on n’avait pas toujours à la bouche le mot égalité, mais où, par le fait, on le mettait mieux en pratique devant Dieu; selon un usage auquel les plus riches et les plus puissants ne dédaignaient pas de s’astreindre, par humilité chrétienne, ce fut un pauvre villageois, un simple tenancier qui fut choisi par M. et Mme de Bois-Morand pour tenir, avec Mlle Anne, leurs deux petites filles sur les fonts baptismaux. Devenues grandes, Alix et Berthe, bien loin de mépriser leur parenté spirituelle avec Vincent Moreau, aimaient à le visiter, à lui offrir de petits présents, à s’entretenir avec lui, le désignant toujours par cette appellation tendre et familière: «Papa Vincent,» et lui portant presque autant d’attachement et de respect filial qu’à leur excellente marraine, Mlle Anne.

A l’entrée de cette dernière, elles s’élancèrent à sa rencontre, et Lisette sourit. Mlle de Bois-Morand se pencha pour baiser le front de ses nièces, et elle leur dit avec un étonnement mêlé d’un peu de reproche:

Vous n’avez pas encore commencé votre toilette, mes chères enfants?… Il est pourtant fort tard, savez-vous? M. de Beauplan et MM. de Martigny sont arrivés; si vous vous faites trop attendre, votre père ne sera pas content.

Alix et Berthe baissèrent la tête comme deux écolières prises en faute.

–Nous nous sommes oubliées à babiller avec Lisette, dit Alix; en nous dépêchant, chère tante, nous pouvons réparer le temps perdu. Pardonnez-nous donc, et toi, petite Lisette, habille-nous.

– Je vais aider Lisette, cela ira plus vite,» dit Mlle de Bois-Morand.

Les deux sœurs, réprimant un soupir, vinrent se mettre aux mains de leur tante et de leur jeune servante, qui commençèrent à les parer. Bientôt elles furent prêtes, et si jolies, si ravissantes dans leurs vaporeuses toilettes et sous leurs longs voiles, que Lisette s’écria en joignant les mains avec admiration.

«Ah! Jésus! que ces demoiselles sont belles! N’est-ce pas, Mademoiselle Anne, qu’elles sont belles?»

Mlle Anne sourit et se contenta, pour toute réponse, d’envelopper les deux sœurs d’un regard tendre, ému, où perçait une pointe de vanité. Sous l’empire de leurs préoccupations, elles ne la remarquèrent pas. Habituellement simples, elles n’avaient pas ces ravissements de toute jeune fille de dix-sept à vingt ans qui revêt pour la première fois une toilette seyante; il semble que, le jour de leur mariage, un peu de coquetterie leur eût été permise; les pauvres enfants étaient incapables d’en éprouver: on leur avait dit de se parer, elles avaient obéi; mais tout autre sentiment que celui d’une profonde tristesse était étranger à leur cœur.

Leur toilette terminée, elles se jetèrent dans les bras l’une de l’autre, et les pleurs amassés sous leurs paupières se firent jour.

«Du moins nous deux, nous ne nous quitterons jamais! s’écrièrent-elles en mêlant leurs larmes et leurs baisers,

Non, mes pauvres petites, mes mignonnes, dit Mlle Anne en les attirant à elle l’une et l’autre, non, vous ne vous quitterez pas; que cette pensée vous encourage et vous console. Allons, du calme, de la force, pour votre père, pour vos fiancés, pour nous tous.»

Les deux sœurs embrassèrent longuement leur tante, qui, tenant réunies leurs mains dans les siennes, leur donna, à demi-voix, quelques tendres avis. Ayant réussi à les calmer, elle les entraîna vers le salon, en adressant à Lisette un signe d’adieu et de réconfort. Pendant toute cette scène, la jeune servante avait pleuré silencieusement à l’écart; mais quand elle se vit seule, sa douleur déborda, elle s’affaissa au pied de la statue de la sainte Vierge en éclatant en sanglots. Ses pleurs, quelques plaintes naïves, une fervente prière, tout cela soulagea cette petite âme vaillante; aussi ne tarda-t-elle point à se relever, à s’essuyer les yeux, et à s’éloigner, après avoir mis un peu d’ordre dans la chambre, en murmurant:

«Enfin, bonne sainte Marie, puisqu’il faut que nous nous en allions dans ce vilain pays qui est si loin, si loin, faites-nous la grâce de revenir ici un jour, et conservez, pour que nous puissions les revoir tous, ceux que nous laissons derrière nous!»

Les colombes de La Forlière

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