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III
LE PRÉLUDE.
ОглавлениеLorsque les jumelles pénétrèrent dans le salon, le marquis s’y trouvait, entouré de trois ou quatre personnages auxquels il manifestait son étonnement du retard de ses filles, ordinairement fort exactes.
«Dans une telle circonstance, il est bien permis de se faire un peu attendre, dit le vieux chevalier de Beauplan, qui sentait son Versailles d’une lieue, en se retournant un demi-sourire aux lèvres vers deux grands et beaux jeunes gens portant avec une fière aisance l’uniforme de capitaines au régiment d’Artois; du reste, mes amis, les voici.»
Et d’un geste de sa main blanche et fine parfaitement soignée, à demi cachée par de riches dentelles, il désigna l’une des portes d’entrée où apparaissaient les deux sœurs, précédées de leur tante. Elles étaient un peu pâles, mais comme elles étaient charmantes! comme cette parure blanche seyait à leur doux visage et à leur front candide!
Une vive admiration se peignit sur les traits du vieux chevalier, tandis que la joie la plus profonde, mêlée d’un certain orgueil, éclatait sur le front du marquis et de ses futurs gendres. Ceux-ci s’inclinèrent respectueusement devant les jeunes filles que M. de Bois-Morand avait prises par la main pour les présenter à M. de Beau plan. Celui-ci, oncle des fiancés, et vieil ami de la maison, baisa avec une courtoisie et une galanterie toutes françaises la petite main des jumelles, en leur disant avec un gai sourire:
«Plus que jamais je ne sais laquelle est Alix et laquelle est Berthe. Ordinairement je ne me trompe pas, grâce au ruban rose et au ruban bleu; il n’y a aujourd’hui aucun signe qui m’aide à me reconnaître.
–Le ruban rose, c’est moi, dit Alix, riant de l’embarras vrai ou feint du chevalier; et voici votre ruban bleu.
En parlant ainsi elle désigna sa sœur.
Le regard des deux jeunes filles rencontra celui de leurs fiancés qui semblait dire: «Il n’est pas besoin pour nous de ruban rose, ni de ruban bleu: nous ne nous trompons pas, nous!»
Ainsi que nous l’avons dit, la cérémonie du mariage de Mlles de Bois-Morand devait se faire à minuit, dans la petite chapelle du château; les serviteurs de la maison et Vincent Moreau, parrain des jeunes filles et père de Lisette, avaient été seuls mis dans le secret et devaient seuls aussi prendre part à la fête, fête bien triste puisqu’elle allait précéder de si peu un départ dont les préparatifs n’avaient point été tenus moins secrets que le mariage. Un souper devait avoir lieu avant la cérémonie. Le curé de l’endroit, qui avait refusé de prêter serment à la constitution et par conséquent préludait à la vie du proscrit, avait consenti à présider ce repas de famille; mais l’heure s’avançait et il ne paraissait point. Il n’était pas, du reste, le seul retardataire. Olivier, absent du château depuis plusieurs heures, n’était pas encore rentré, et Vincent Moreau, qui n’était jamais en retard lorsqu’il s’agissait de faire honneur à un bon repas, ne se montrait pas non plus. En temps ordinaire, on se fût à peine préoccupé de ce retard, mais à cette époque où tant de pénibles surprises nous étaient ménagées, le moindre incident troublait les esprits et donnait matière à l’inquiétude.
«Vraiment c’est à n’y rien comprendre! s’écria M. de Bois-Morand. Que notre bon curé se fasse attendre, cela lui est permis, car, malgré la persécution qui s’attache au pas du prêtre, il continue courageusement à exercer son saint ministère; mais qu’Olivier, mais que Vincent lardent ainsi, c’est inexplicable. Germain, ajouta le marquis en s’adressant à un domestique qui, pour la deuxième ou troisième fois, était venu annoncer que le souper était servi et se tenait debout contre la porte ouverte à deux battants conduisant du salon à la salle à manger, Germain, accordons encore un petit quart d’heure de grâce aux absents.
Comme Monsieur le marquis voudra, répondit Germain, qui inclina sa taille roide et imposante et sortit.
Mais, le quart d’heure écoulé, les absents ne se montrèrent pas davantage; le souper, qui devait avoir lieu à huit heures, n’était pas encore commencé à neuf, au grand désespoir de maître Germain. Voyant le temps s’écouler, on allait .se décider à répondre à l’une des invitations que le fidèle domestique venait réitérer gravement de quart d’heure en quart d’heure, lorsqu’un bruit de pas retentit dans le vaste corridor précédant le salon.
– Ce sont eux! dit le marquis.
La porte s’ouvrit. Olivier de Bois-Morand parut, les cheveux en désordre, les vêtements déchirés, tachés de boue, souillés de sang. Un paysan âgé d’une cinquantaine d’années, homme aux formes herculéennes, à la figure rude, énergique et singulièrement intelligente, le suivait dans une tenue non moins délabrée; évidemment tous deux avaient pris part à une lutte violente dont ils portaient les traces.
«Pardonnez-nous de nous présenter dans une tenue semblable, dit Olivier saluant à la ronde; mais, craignant que vous ne fussiez inquiets de de notre retard, nous n’avons pas pris le temps d’aller changer de costume.
– Bon Dieu! mais que vous est-il arrivé? demandèrent toutes les voix, tandis que toutes les physionomies exprimaient la surprise et même la frayeur.
– Rien à nous, car, vous le voyez, nous n’avons pas la moindre égratignure; néanmoins, il s’est passé un événement bien triste, le prélude sans doute de beaucoup d’autres qui vont suivre. M. le curé a été attaqué par une bande de patriotes; à cette heure, il est dans leurs mains et gardé à vue par ces forcenés, dans la métairie de la Mellinière.
– Ah! mais c’est affreux cela! Notre pauvre curé! Et lui a-t-on fait du mal?… est-il blessé? Que va-t-on faire de lui, enfin?
– J’ignore entièrement quels sont les projets de «la nation» sur lui; je ne puis que vous dire ce dont j’ai été témoin, et rapidement, car il faut que nous essayions, par tous les moyens en notre pouvoir, de rendre M. Durand à la liberté; et il n’y a pas de temps à perdre, dans l’état d’exaspération où m’ont paru ses ennemis.
– Ses ennemis! pauvre M. Durand! qui pourrait croire qu’il a des ennemis!
– Il en a comme nous en avons tous, aujourd’hui, nous qui aimons l’ordre, la paix, la religion; aussi nous pouvons être bien certains d’une chose, c’est qu’à l’heure présente si c’est le tour de M. le curé; demain, ce soir peut-être, ce sera le nôtre. Bref, voici ce qui est arrivé. Je ne sais comment et par qui les patriotes de T… ont appris que M. Durand devait aller, en cachette, porter le bon Dieu à Julien Rousseau de la Mellinière et venir ensuite au château; ils se sont réunis à plusieurs mauvais sujets des environs, et, ayant à leur tête Honoré Rivet, le forgeron du bourg, que dans les clubs de Machecoul on a surnommé le citoyen Manlius, ils se sont embusqués dans le bois de la Garde pour y attendre le vénérable prêtre. Il ne tarda pas à paraître, monté sur sa tranquille jument Brunette et profitant de la solitude pour réciter son bréviaire. Quoique notre digne ami ne portât pas l’habit ecclésiastique, ils le connaissaient trop bien tous pour hésiter une seconde; à peine eut-il pénétré dans la forêt, qu’ils se précipitèrent sur lui, vingt contre un! Les uns saisirent par la bride sa jument effrayée; les autres jetèrent rudement à terre le cavalier, auquel ils portèrent plusieurs coups de gourdin et de plat de sabre; tous l’injurièrent en riant à gorge déployée.
– Hé, hé, brave homme, s’écrièrent-ils avec un stupide ricanement, que t’en semble de cette petite correction? T’a-t-elle dégoûté de tes momeries de l’ancien régime, ou bien désires-tu recevoir ta part des faveurs réservées par le Comité aux oiseaux de ton plumage? Ah! ah! les gentilles tourterelles du vieux colombier, que vont-elles penser, que vont-elles dire en ne te voyant pas paraître? car tu peux être assuré que tu ne les verras pas de sitôt. Si l’on n’était là pour y mettre bon ordre, comme la nation serait trahie par toute cette bande d’aristocrates et de calotins, sans compter ces bêtes de paysans qui refusent les bienfaits de l’égalité et de la liberté. Ce digne père Julien, il n’a qu’à attendre lui aussi, ce ne sera pas aujourd’hui qu’il recevra son bon Dieu!
– Eh! qu’en savez-vous? dit l’abbé Durand, incapable de se taire plus longtemps; Dieu vous a-t-il révélé ses desseins et fait connaître ses volontés?
De bruyants éclats de rire accueillirent ces paroles du bon prêtre, et les plus grossières plaisanteries lui répondirent. Le vieillard, comprenant qu’il ne gagnerait rien avec de tels hommes, soupira amèrement et se tut.
– Puisque tu as tant de confiance dans ton bon Dieu, reprirent-ils en arrêtant sur le prêtre leurs regards enflammés et leurs sourires ironiques, appelle-le donc à ton secours.
– Mon Dieu est le maître de me laisser dans vos mains ou de m’en retirer, répliqua M. Durand avec le calme le plus parfait; quoi que vous fassiez, vous ne serez que les instruments de sa sainte volonté.
– Soyons donc ses instruments pour te châtier, s’écrièrent Manlius et ses acolytes en riant plus fort.
En même temps ils levèrent leurs armes, sabres ou bâtons, pour en frapper le saint homme. Il n’essaya pas une résistance inutile, il attendit patiemment les coups, croisant avec force ses mains sur sa poitrine et murmurant intérieurement cette prière: «Seigneur, qu’ils fassent de moi tout ce que vous voudrez; mais que la divine Eucharistie, dont je suis le porteur, soit préservée de leurs outrages!»
–Juste à ce moment, continua Olivier, Vincent, Michel et moi nous passions près du bois de la Garde, nous disposant à nous rendre au château. Entendant un bruit confus de voix, nous prêtâmes l’oreille et ne tardâmes pas à reconnaître que quelqu’un était en péril. Sans réfléchir au nombre d’adversaires que nous allions avoir à combattre, sans penser que nous n’avions pas d’autres armes que nos gourdins, nous nous élançâmes vers le lieu d’où partaient les voix: jugez de notre saisissement, de notre douleur, en reconnaissant Monsieur le curé de T*** dans le personnage après lequel s’acharnaient vingt misérables. Nous tombâmes sur eux à l’improviste et nous leur assénâmes plusieurs vigoureux coups; mais notre nombre était trop inférieur au leur pour pouvoir l’emporter sur eux.
–Mes amis, par grâce retirez-vous, éloignez-vous! ne cessait de nous crier M. Durand: vous ne me sauverez pas et vous vous perdrez.
C’en eût été fait de nous, en effet, sans l’intervention d’Honoré Rivet qui cria à sa bande:
– Soyons magnanimes pour le jeune lionceau, citoyens. Laissons-le aller, et soyez tranquilles, nous le retrouverons! Il faut que chaque chose se fasse en son temps; aujourd’hui ne nous occupons que du calotin. Jetez-le donc sur sa jument et en route!
Il dit ensuite quelques mots à voix basse à deux ou trois lurons de mauvaise mine qui ne lui répondirent que par un signe, et aussitôt nous vîmes soulever sur leurs solides épaules notre malheureux ami et le jeter, selon l’expression de Manlius, sur sa fidèle Brunette. La pauvre bête, la tête baissée, l’œil triste, avait assisté aux mauvais traitements infligés à son maître et elle semblait comprendre que d’autres tourments lui étaient réservés: aussi ne se mit-elle en route qu’à contre-cœur et seulement quand la voix de l’abbé Durand l’eut rappelée à l’obéissance. Manlius et les siens marchèrent à la suite du cheval. Malgré l’insuffisance de nos forces et de nos armes, nous voulûmes les poursuivre; le forgeron nous cria de sa voix implacablement cruelle:
– Finissons le jeu: nous n’avons pas affaire à vous! Si vous faites un seul pas, le compte du calotin est réglé!
Et il brandit son sabre au-dessus de la tête de notre digne pasteur.
–Ah! misérable! assassin! proféra Vincent Moreau avec un véritable hurlement de désespoir.
Un rire strident, moqueur, lui répondit et la bande s’éloigna, faisant tressaillir de ses plaisanteries cyniques et de ses odieux quolibets tous les échos de la forêt.
–Où sont-ils et que vont-ils faire de Monsieur le curé? Telle fut la question que nous nous posâmes quand ils eurent disparu.
– Je le saurai, dit Michel.
Et avant que nous eussions pu lui répondre, il s’était élancé au plus épais du fourré, suivant, au milieu des broussailles, des chemins que connaissait seul le pied des chevreuils, dont il avait la souplesse et l’agilité. Un quart d’heure environ s’écoula; puis un faible bruit de feuilles froissées et de branches cassées nous annonça son retour, et il ne tarda pas en effet à se retrouver près de nous.
– Ils sont à la Mellinière, nous dit-il. Ils y sont entrés afin de se rafraîchir, et aussi, ont-ils dit, pour faire plaisir à ce brave homme de Rousseau, qui n’aurait pu mourir tranquille s’il n’avait eu sa robe noire à ses côtés. Il est tout à fait bas, ce pauvre Julien Rousseau, et dame! la visite qu’il reçoit en ce moment n’est pas faite pour le guérir.
– Pas trop, en effet, répondis-je. Allons! du moment que nos compères sont en train de se rafraîchir, ils en ont pour un peu de temps; il s’agit de noire côté de n’en pas perdre. Cours à la Forlière, Michel, réunis quelques bons gars, viens avec eux te poster dans la forêt le plus près possible de la Mellinière; quant à nous, le temps d’aller au château dire le motif de notre retard, et nous sommes de retour, prêts à marcher avec vous à la délivrance de M. Durand. Que dis-tu de ce plan, ami Vincent?
– Qu’il est bon, Monsieur Olivier, et qu’il ne faut pas effectivement perdre une minute: autrement ces fieffés coquins nous échapperaient.
– Soyez tranquille, répliqua Michel, ils ne nous échapperont pas.
Nous nous séparâmes, Michel pour se rendre au bourg, Vincent et moi pour revenir au château. Et maintenant mettez-vous à table; quant à nous, nous prendrons un morceau de pain dans notre poche et nous le grignoterons chemin faisant.
– Quoi! vous ne voulez pas souper?
– Non, assurément, nous n’avons que trop perdu de temps déjà, quelque diligence que nous ayons faite. Songez qu’une minute de retard peut compromettre la vie de notre pauvre ami. Mes belles petites sœurs, ajouta Olivier en se retournant vers les jumelles, comme vous êtes blanches et gentilles!… Mais je crains bien que ces dignes citoyens n’aient eu raison d’affirmer que vous attendriez vainement monsieur le curé aujourd’hui.
– Son absence porte un rude coup à nos projets, dit M. de Bois-Morand avec un soupir, tandis que Gaëtan et Bénédict échangeaient des regards consternés; mais la contrariété que nous en éprouvons est peu de chose, comparée à notre inquiétude à son sujet.
– Ce pauvre abbé! il est dans de vilaines griffes! dit le chevalier, en lançant quelques chiquenaudes à son jabot de dentelle pour faire tomber les grains de tabac d’Espagne qui s’y étaient attachés. Espérons que demain ou après-demain il sera libre et pourra marier ces chers enfants.
– Oui, espérons… Cependant quelques jours de retard peuvent nous amener de grandes complications. Enfin, nous sommes entre les mains de Dieu, n’est-il pas vrai, mes enfants, et il ne vous arrivera que ce qu’il voudra?
MM. de Martigny approuvèrent, d’un signe de tête tristement résigné, les jeunes filles d’un regard où se lisait plus de contentement que de chagrin, en dépit de leur inquiétude sur le sort réservé à M. Durand. Elles avaient tant désiré ne pas partir, tant désiré ne pas abandonner leur père! et voilà que, pour ce jour-là du moins, le départ était impossible; peut-être les jours suivants le deviendrait-il plus encore.. Intérieurement, elles faisaient des vœux ardents pour la délivrance du vénérable curé de T… mais comme elles en faisaient aussi pour leur propre délivrance de cette menace d’exil suspendue au-dessus de leurs têtes! Il y eut quelques instants de silence, pendant lesquels chacun se livrait à ses réflexions. Olivier reprit le premier la parole:
Mon brave Vincent, ne demeurons pas plus longtemps ici, dit-il. Tiens, j’aperçois Rémy dans la salle à manger: il va nous donner ce qu’il nous faudra et nous nous mettrons en campagne.