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VI
RÉMY.
ОглавлениеUn soir d’automne, il y avait déjà bien des années de cela, un des gardes du château avait trouvé dans la forêt un tout petit enfant, profondément endormi à côté du cadavre d’une femme simplement vêtue, sa mère sans doute. Étonné et ému, il avait transporté la femme et l’enfant dans sa cabane, puis il s’était rendu au château afin de parler de sa rencontre à ses maîtres. Ceux-ci firent une enquête, qui n’amena pas la moindre découverte; aucune ménagère ne manquant ni à T… ni dans les paroisses voisines, il fut avéré que cette femme, dont le costume était aussi inconnu que les traits, avait quitté son pays on ne savait pourquoi. L’enfant, joli petit garçon de quelques mois seulement, fut recueilli par le marquis de Bois-Morand. Comme on ignorait s’il avait ou non reçu le baptême, on le lui administra sous condition, en lui donnant le nom de Rémy, parce qu’il avait été trouvé le jour de la fête de ce saint. Une métayère fut chargée de l’élever. Il grandit et se fortifia sous les yeux de M. et Mme de Bois-Morand, qui se complaisaient à voir le développement de ses facultés physiques et intellectuelles. Il partageait les jeux d’Olivier, plus tard il fut associé à ceux des jumelles, mais toujours en gardant vis-à-vis d’eux trois la distance que comportait la différence de leur rang; car Rémy devait être un jour serviteur au château.
La gentillesse de Rémy, la grâce naturelle de ses manières, la vivacité de son humeur et de son esprit, les aimables qualités de son cœur, tout cela lui gagnait l’affection de chacun, mais surtout de ses bienfaiteurs. Quant aux enfants, ils l’aimaient à ce point qu’ils fondirent en larmes la première fois que Rémy dut s’éloigner d’eux pour être initié à son service; et ils ne se consolèrent que quand on leur donna la promesse qu’il les accompagnerait de temps en temps à la promenade, et assisterait à quelques-unes de leurs leçons, surtout à celles de catéchisme données par la dévouée Mlle Anne, plusieurs fois par semaine. M. de Bois-Morand ne prétendait pas faire de Rémy un savant, et cependant, ayant remarqué la vive intelligence de l’enfant, il ne voulait pas non plus qu’il fût tout à fait ignorant. Il avait su lire et écrire de très-bonne heure; le précepteur d’Olivier fut chargé de lui enseigner l’arithmétique et les éléments de la grammaire française. Charmé de l’extrême facilité de Rémy et de son aptitude au travail, il se fit un plaisir de lui consacrer parfois ses heures de loisir et d’augmenter ses connaissances, soit par une causerie instructive, soit par d’intéressants récits.
En quittant le vieux professeur, et quand aucune obligation de son service ne le retenait, avec quel empressement Rémy se retirait chez lui pour y réfléchir à ce qui avait fait le sujet de son entretien! S’asseyant devant une petite table, il lisait, il écrivait avec une étrange ardeur. Par moment il s’arrêtait, redressait avec fierté, avec orgueil sa belle tête intelligente et s’écriait d’une voix vibrante d’émotion:
Oh! je saurai, oui, je saurai avant Olivier et mieux que lui!
Et il se remettait au travail, et il feuilletait ses livres et il relisait les pages écrites éparses devant lui, et sa plume recommençait à courir; il étudiait, non pas seulement avec bonheur, mais avec une sorte de fièvre, pourrait-on dire. Bientôt cette exaltation tombait, une couche livide s’étendait sur son visage, une lueur sombre s’allumait dans son regard, une sorte de voile douloureux passait sur sa physionomie tout à l’heure radieuse, il devenait méconnaissable: il se levait, bouleversait ses livres et ses papiers avec colère, repoussait bien loin cette table où il accourait s’asseoir dès qu’il avait une minute de liberté, et jurait de ne plus étudier.
– A quoi bon tout cela, s’écriait-il en levant les épaules avec une amère ironie! je n’en serai, je n’en demeurerai pas moins un domestique, un malheureux orphelin recueilli, élevé par charité. Ils ne me dédaigneront, ils ne me mépriseront pas moins!… Qu’ont-ils fait de plus que moi, eux, pour mériter la richesse, les honneurs, la puissance qui m’ont été refusés? Si je pouvais acquérir tout cela par le savoir, par le travail, par la science, ainsi que cela se voit quelquefois, dit M. Daurel… Oh! je ne craindrais pas ma peine!… Mais il faudrait solliciter du marquis de nouvelles faveurs; abandonnant mon service pour l’étude, il me faudrait ne vivre que de ses aumônes… Comme mon pain serait dur!… Aujourd’hui, au moins, je le gagne, obscurément, mais je le gagne, et le peu que je sais, je ne le dois à personne… Non! non! je ne chercherai pas à m’élever! Ce serait une peine inutile! entre eux et moi la distance est impossible à combler, elle serait toujours la même; en quelque position que me place l’avenir, ils seraient toujours les bienfaiteurs et moi l’obligé, toujours les maîtres et moi le serviteur. Maîtres! serviteur, pourquoi est-ce ainsi? Olivier a-t-il donc plus d’intelligence, plus de capacités que moi? Est-il plus beau, plus élégant, plus distingué?… Non, nos habits diffèrent, voilà tout. Et quant à l’esprit, j’en ai autant que lui, de la science il n’en aura jamais, il est léger et paresseux; il pourra devenir un brave soldat, il ne sera jamais un savant. Mais il est le comte de Bois-Morand, et moi, moi, je suis le simple Rémy. 0dérision du sort! je ne sais même pas quel nom de famille je puis joindre à celui de Rémy!… Oui, dérision, dérision amère!… Ah! ces fiers Bois-Morand, comme je les hais tous, oui tous!
Rémy prononçait ces paroles d’une voix mal assurée: c’est que plusieurs visages qui n’avaient jamais eu pour lui que des sourires se dressaient soudain devant lui: c’était celui d’Olivier, ce bouillant enfant si ardent, si intrépide et, en même temps, si bon, si aimant! C’était la douce physionomie des jumelles. Oh! les jumelles!… Alix, presque aussi vive que son frère, mais si franche, si généreuse! Berthe si indulgente, si affectueuse, et enfin si oublieuse d’elle-même pour la satisfaction de tous. Et Mlle Anne?… Oh! Mlle Anne qui l’avait soigné, veillé dans ses maladies d’enfant, qui avait toujours pourvu à tous ses besoins avec la sollicitude d’une mère et ne cessait de l’environner d’une tendre et inquiète prévoyance! Quoi! il détestait tous ces cœurs si fermement, si absolument attachés au sien! Il le disait, mais était-ce bien vrai?… Avait-il bien examiné le fond de son âme? était-il bien sûr que, dans l’un de ses replis les plus mystérieux et les plus intimes, il n’existait plus aucun sentiment d’affection pour ceux qui longtemps avaient été tout pour lui? Il l’affirmait bien haut, afin de se le persuader à lui-même; il repoussait comme importunes les douces visions de ses compagnons d’enfance, et, fermant l’oreille au langage de la reconnaissance et de la raison, il n’écoutait plus que celui de l’envie et d’un ressentiment imaginaire.
Rémy grandit, et avec lui grandirent aussi les passions auxquelles il avait livré l’entrée de son âme; elle n’était pourtant ni foncièrement mauvaise, ni totalement perverse, cette âme, et si, au lieu d’étouffer ses généreux instincts, il les eût laissés se développer sous les précieux enseignements qu’il recevait, elle eût été capable de grandes et nobles choses. Il n’en fut pas ainsi. Tout en paraissant porter à ses maîtres le respect et l’attachement qu’ils étaient en droit d’attendre de lui, tout en s’acquittant de son service avec un zèle, un empressement qui lui méritait souvent les éloges du marquis ou de Mlle Anne, Rémy supportait impatiemment le joug imposé à sa volonté et il laissait la vanité et l’ambition croître en lui.
Dans cette disposition d’esprit, on peut juger avec quel transport il accueillit et embrassa les idées nouvelles. Il jouissait au château d’une grande liberté d’action, grâce à la confiance que la famille de Bois-Morand avait en lui; il en profita pour se lier secrètement avec des individus qui ne surent que trop mettre à profit ses dispositions, le forçant à se dépouiller peu à peu de ses derniers sentiments honnêtes, à étouffer les cris suprêmes de sa conscience l’entraînant de plus en plus sur la pente du mal, et prédisant avec un mauvais rire qu’il ne tarderait pas à le commettre. Ils ne s’étaient pas trompés: Rémy en était venu à se faire l’agent de ces hommes, qu’il méprisait au fond, et l’espion de ses bienfaiteurs! C’était lui qui, par esprit de vengeance, ne voulant pas que le mariage des jumelles s’accomplit ni que leur départ s’effectuât, avait fait connaître le double projet formé par la famille de Bois-Morand à Grégoire le sabotier, lequel, entrant dans ses vues, en avait à son tour instruit les patriotes, afin qu’ils vinssent adroitement se jeter à la traverse. Ils n’avaient rien trouvé de mieux, pour en arriver à leurs fins, que d’empêcher le curé de se rendre au château; et, mis au courant toujours par Rémy de la façon dont le digne vieillard devait employer son temps jusqu’au moment de se rendre près de ses amis, ils lui avaient tendu l’embuscade dans laquelle, nous le savons, il était tombé.
Occupé dans la salle à manger dont la porte était demeurée ouverte, Rémy avait appris par le récit d’Olivier le résultat de son entreprise. L’intervention des trois hommes, sur l’apparition desquels il n’avait pas compté, en avait compromis le succès, il n’était pas sans une certaine inquiétude sur la façon dont elle allait se terminer; cette inquiétude fut à son comble quand il connut la décision de ses maîtres d’aller au secours du prêtre et la démarche des paysans. Il comprenait que, si vingt hommes l’avaient emporté sans peine sur trois, il leur serait impossible de tenir tête à une multitude; il fallait donc de toute nécessité se procurer du secours. Après une courte hésitation, le parti de Rémy fut pris: il chargea Lisette de le remplacer, et il courut, ainsi que l’avait bien pensé la rusée fillette, chez le sabotier, afin de lui apprendre ce qui se passait. Grégoire, averti par le tocsin, mis en éveil par les clameurs menaçantes des paysans, courait déjà sur la route de Machecoul, afin de réclamer du renfort. Rémy ne trouva à la hutte qu’un petit garçon d’une douzaine d’années, apprenti de Grégoire, enfant chétif, malingre, à demi hébété par l’excès du travail, les privations de toute sorte et les mauvais traitements.
– Où est Grégoire? lui demanda Rémy en entrant.
– A Machecoul, répondit simplement André.
– Y a-t-il longtemps qu’il est parti?
– Aussitôt qu’il a entendu sonner à l’église.
– Bien! fit Rémy, qui avait compris. Et il n’a rien dit en partant?
– Si fait! Il a dit: Ah! ah! il y a du nouveau!… Il a ri, puis il s’en est allé.
– Il y a du nouveau en effet, Dréo, reprit Rémy en donnant une tape amicale sur la joue pâle de l’enfant. Nous allons faire la guerre aux aristocrates, ils disparaîtront tous et nous nous mettrons à leur place. Ah! dame, tu ne mangeras plus ton pain sec, au moins!
–Mais Grégoire me battra tout de même? dit André en levant sur le jeune domestique son grand œil cerné de noir.
– Eh non! puisqu’il ne sera plus ton maître. Il n’y aura plus ni maîtres, ni serviteurs, ni riches, ni pauvres, tout le monde sera riche, tout le monde sera heureux! Tu verras, tu verras!
Un sourire empreint d’une sorte d’amertume passa sur les lèvres d’André; mais il ne répliqua pas une parole. Seulement, quand Rémy se fut éloigné, il murmura en secouant les mèches incultes de sa brune chevelure:
Tout le monde sera heureux!… C’est bien drôle. M. le curé dit toujours qu’on ne sera heureux que dans le ciel… Ils veulent tuer les nobles pour se mettre à leur place, mais je ne veux pas, moi, qu’on tue les nobles!… Le bon monsieur et les petites demoiselles ne sont pas méchants comme Grégoire, ils m’ont donné bien souvent du pain et des habits, et si le maître ne me battait pas quand il me voit leur parler, je ne manquerais de rien!… Non! non! je ne veux pas qu’on tue les nobles!… Pourquoi donc Rémy veut-il qu’ils meurent, lui? se demanda André, après un instant de réflexion; pourquoi ne les aime-t-il pas?… Il est pourtant bien heureux chez eux, il n’est jamais battu, il est toujours bien vêtu et bien nourri, et il ne travaille pas bien durement.
Ce disant, il regarda ses pauvres petites mains rendues rudes et calleuses au contact d’un pénible labeur, il secoua pensivement sa tête mélancolique et décolorée, et reprit:
Il ne les aime pas et il leur en veut, il ne cesse de le dire… Pourquoi leur en veut-il? pourquoi en veut-il surtout à Mlle Alix, qui est si bonne! si bonne! Que lui a-t-elle fait?
A cette question que se posait André, il lui fut impossible de répondre. Quant à nous, nous allons pouvoir le faire, nous allons vous faire connaître, chers lecteurs, le grief de Rémy contre Alix, grief qui remontait à bien des années déjà, qu’il n’avait jamais oublié, jamais pardonné, et qui était, au contraire, devenu avec le temps une blessure profonde, incurable. Il ne fallait pas chercher ailleurs l’origine de la haine de Rémy contre la famille de Bois-Morand.
Un jour, Olivier et Rémy, qui pouvaient avoir une douzaine d’années alors, jouaient dans le parc de la Forlière avec Alix et Berthe. Après avoir épuisé bien des jeux, ils s’assirent sur une pelouse et se mirent gravement à faire des souhaits «pour plus tard».
Moi, dit Olivier avec feu, je voudrais faire la guerre, devenir un brave serviteur du roi et un grand capitaine, et chasser tous les ennemis de la France.
– Moi, dit Berthe, j’aurais bien peur en te voyant aller à la guerre, mais je prierais tant le bon Dieu pour toi que tu reviendrais sans blessure. Et toi, Rémy, ajouta-t-elle en se tournant vers l’orphelin, est-ce que tu voudrais aussi faire la guerre?
– Je ne sais pas, répondit Rémy. Il me semble que, si j’étais grand, il n’y a qu’une seule chose qui pourrait me rendre heureux.
– Et laquelle donc? demandèrent tous les enfants.
–Ce serait d’être le mari d’Alix.
Il prononça ces mots avec une étrange vivacité et en fixant ses beaux yeux expressifs sur la gentille Alix. Celle-ci, très-occupée à tresser une couronne de bleuets, releva la tête à ces paroles et se mit à rire de bon cœur en regardant Rémy.
– Tu es fou, dit-elle joyeusement, est-ce que tu es un gentilhomme pour devenir mon mari?
Rémy rougit, se mordit les lèvres, retint avec dépit une larme qui arrivait à sa paupière, et dit d’un ton qu’il essayait de rendre indifférent:
–C’est juste! aussi n’était-ce qu’une plaisanterie. Veuillez me pardonner, Mademoiselle.
–Est-il drôle! s’écria Alix en riant plus fort, mais je ne t’en veux pas du tout, mon pauvre Rémy!
Mou pauvre Rémy! combien ces mots sonnaient désagréablement aux oreilles de l’orgueilleux! comme ils lui semblaient renfermer une ironie amère! Il n’en était rien pourtant; la vive etjoyeuse petite Alix les avait prononcés avec une intonation affectueuse, presque caressante: elle chérissait Rémy et n’aurait, pour rien au monde, voulu l’affliger. Ce petit incident n’avait pas tardé à être oublié de tous ceux qui en avaient été témoins; seul Rémy s’en était souvenu, il y pensait encore après dix ans, et, dans ce moment même où il croit avoir ébranlé, sinon détruit complétement le bonheur de la jeune fille, ce souvenir l’anime au point de le faire s’écrier les joues pourpres, l’œil en feu:
–J’ai souffert; eh bien! qu’elle souffre aussi!
Involontairement, la pensée de Berthe, sacrifiée comme sa sœur, traversa son cerveau. Un instant, il fut sur le point de se laisser attendrir, et puis il se railla lui-même de sa pitié.
–Bah! dit-il, si Berthe ne m’a pas exprimé hautement son dédain, elle ne me méprise pas moins que sa sœur. Elle est plus timide, mais non moins orgueilleuse; eh bien! que l’heure de l’humiliation sonne donc pour toutes deux, mais qu’elle sonne pour vous surtout, Alix, oh! Alix!…