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RIPAILLE.

Table des matières

LE soleil penchait vers l’horizon, et dorait les flots légèrement agités du lac, les maisons blanches de la ville de Thonon se déssinaient sur les collines boisées des Allinges, des groupes de promeneurs parcouraient la route qui conduit à l’ancien monastère de Ripaille et couvraient les pentes qui s’étendent jusqu’au bord du lac. Un vieillard qui paraît étranger les devance, il heurte à la porte de l’édifice; admis dans l’intérieur du parc, il parcourt seul les prairies et les forêts de chênes, s’arrêtant souvent comme retenu par d’anciens souvenirs. Il entre ensuite dans le couvent; au bruit de ses pas qui font retentir les longs corridors, une jeune fille s’approche et lui offre de le conduire dans les détours de cette vaste maison. «C’était ici, lui dit-elle,

» la demeure des Chartreux qui l’habitaient

» avant ma naissance; l’église autrefois si

» belle est maintenant dépouillée, nous n’a- vons plus.....» Ma fille, lui répond le vieil- lard, je connais cette maison mieux que vous peut-être, j’y ai vécu bien des années, j’étais un des derniers religieux qui l’ont occupée, j’en suis sorti lorsque la révolution nous a chassés; après en avoir été long-tems éloigné j’ai voulu revoir les lieux où j’ai passé une partie de ma vie, ces lieux où j’ai trouvé une existence tranquille, qui à l’époque où je suis parvenu me paraît le plus grand des biens.

La jeune habitante du monastère éprouva un vif sentiment de curiosité, elle considérait attentivement les traits fortement prononcés du religieux. «Quoi? vous seriez,

» lui dit-elle, un de ceux dont ma mère me

» parlait si souvent?»

L’étranger agité par la vue des objets qui l’entouraient, avait besoin de communiquer les souvenirs qui se réveillaient en foule dans son esprit. Que tout est changé, dit-il, les portraits des généraux de notre ordre ne décorent plus les corridors, — voilà la cellule que j’ai habitée tant d’années, — voilà l’enclos que je cultivais; je vois encore le puits où j’allais chercher l’eau et dont je revenais arroser mes fleurs et mes légumes; cet arbre c’est moi qui l’ai planté, que de de fois je suis resté pensif dans ce lieu appuyé sur ma bêche; je ne pouvais alors communiquer mes pensées à personne, ces voûtes étaient silencieuses, aucune parole n’y était prononcée.

«Quoi? pas une parole? s’écria la jeune

» fille. Mon Dieu quelle vie et que vous de-

» viez être malheureux.»

Malheureux? j’ai cru souvent l’être, j’ai appris depuis que je me trompais peut-être; des circonstances particulières me jetèrent dans le cloître, j’avais pris un moment de ferveur pour de la vocation, et lorsque je fus définitivement admis, je crus avoir assuré mon bonheur pour cette vie et pour la vie éternelle. Mais j’étais bien jeune et dans cette séparation complète du monde, dans ce silence que rien n’interrompait, je sentis quelquefois des combats s’élever dans mon cœur.

Une si profonde retraite est plus faite pour des hommes qui ont connu les peines de la vie, que pour un adolescent qui peut encore se former des images séduisantes de ce qu’il a perdu, j’aurais eu besoin d’attachement et je ne voyais autour de moi que des hommes muets, inaccessibles, absorbés par de monotones occupations qui leur suffisaient sans doute

Pour imiter ceux des Pères qui se livraient à quelques travaux, je prenais soin d’un petit jardin, et je cultivais des fleurs, on en parait l’autel les jours de fêtes, on les offrait à ceux qui venaient visiter le couvent, mais nous n’avions pas toujours quelqu’un à qui les donner et elles se flétrissaient le plus souvent sans avoir été remarquées.

Le soir à cette heure même, lorsque la fin de nos exercices nous laissait quelques momens libres, je venais considérer la vaste étendue du lac, dont les vagues souvent agitées ébranlaient en vain les murs de notre enclos, je portais mes regards sur le paysage qui s’offrait à moi. Les chants des ouvriers qui revenaient à leur demeure me faisaient répandre des larmes, j’aurais voulu partager leurs travaux; que j’aurais aimé rentrer comme eux au sein d’une famille: les rives opposées, éclairées des rayons du soleil, ces villes, ces hameaux, ces demeures fortunées dont les toits étincelaient des feux du couchant, ces chaumières dont la fumée s’élevait dans les airs, me paraissaient le séjour du bonheur; tout était heureux hors des murs qui formaient ma prison. Je rentrais alors dans ma cellule, je m’élevais à mon seul protecteur, à mon seul ami, le Dieu qui m’avait conduit ici, je lui confiais mes peines; mes pensées perdoient peu à peu de leur amertume, et je m’endormais quelquefois avec un sentiment doux.

Jugez, ma fille, combien l’homme sait peu ce qu’il désire; lorsque la révolution, par une suite d’événemens inattendus, vint ouvrir les portes de notre couvent, quand il fallut quitter ces lieux où nous croyions passer notre vie. Quand je fus libre, un saisissement s’empara de moi, et je partageai l’effroi de ces vieux religieux qui se trouvèrent lancés dans un monde qu’ils ne connaissaient plus.

La jeune fille n’interrompait point le vieillard, assise à peu de distance, elle suivait tous ses mouvemens avec une expression de surprise et l’écoutait en silence.

Trente années se sont écoulées depuis lors, continua-t-il, et j’ai connu cette liberté et ce Mouvement qui avaient été l’objet de mes regrets; mais j’ai appris aussi à connaître les amertumes et les peines de la vie, les inquiétudes et les besoins de l’existence; à mon âge, les pensées sont bien différentes de celles de la jeunesse; courbé par les ans, sans appui, sans intérêt, je me trouve seul et isolé dans un monde où je suis entré trop tard pour ne pas y rester étranger, je regrette un asile qui semble fait pour l’abandon et pour la vieillesse, les jours que j’y ai passés me semblent courts quand je les rapproche de ceux d’une vie agitée.

Tels étaient les tableaux qui se présentaient à nous en parcourant le parc de Ripaille. On aime à placer dans les lieux que l’on admire les scènes dont ils ont pu être témoins, à deviner les impressions de ceux qui les ont habités, à rendre ainsi le coloris avec lequel ils s’offrent à notre esprit. Hélas! les pauvres religieux qui quittèrent Ripaille n’y sont point revenus. «J’ai connu les Chartreux autrefois, nous dit la femme qui nous introduisit dans le couvent, j’étais bien jeune alors et je n’habitais pas la maison, puisqu’aucune femme ne pouvait y entrer, mais je vivais dans les environs; je les vis partir, ils étaient pour la plupart fort vieux; chaque fois qu’un étranger demande à entrer ici, je m’imagine que c’est un d’entr’eux, je le disais encore en vous voyant, mais c’est en vain que j’attends. On dit qu’ils sont tous morts.»

Un bois superbe occupe le milieu du parc, il est coupé de larges avenues, à l’extrémité desquelles on aperçoit le lac ou les montagnes; des arbres antiques se penchent sur la route et y forment des arcades de verdure; ces vieux chênes ont vu Amédée s’entretenir avec ses amis des événemens glorieux de son règne; si un prince crut avoir trouvé le bonheur dans des lieux où tout était réuni pour lui offrir une noble et douce retraite et qu’il consentit à la quitter, pour rentrer dans la carrière agitée de l’ambition et du pouvoir qu’il devait abandonner encore, ne peut-on pas croire que des regrets qui n’ont jamais été connus, ont accompagné les moines de Ripaille sous ces épais ombrages et sur les bords de cette riante mer. Cependant l’ordre des Chartreux était trop sévère pour que des motifs de convenance y dictassent des vœux; des hommes du monde, des anciens officiers venaient à la fin de leur vie, expier dans la retraite les torts de leur jeunesse. Les moines étaient riches, ils recevaient les étrangers avec une grande hospitalité, les supérieurs n’étaient Pas absolument exclus de la société, mais la regle s’appésantissait sur les simples pères.

Ripaille a maintenant de l’intérêt comme belle exploitation rurale, on trouve dans l’intérieur du clos, une forge, un four, tout ce qui est nécessaire au train d’une riche ferme; sur la prairie qui incline au lac paissaient de beaux troupeaux, on faisait la moisson dans la partie opposée. Cette terre conserve le caractère de grandeur, qui devait décorer la retraite choisie par un prince; la beauté de sa situation, la majesté de la façade de marbre, l’étendue des cours et des maisons de dépendance, la solitude du parc, de superbes ombrages, des ruisseaux d’une eau courante qui traversent la prairie, vous ramènent au milieu de la petite cour d’Amédée ou parmi les austères cénobites qui lui ont succédé ; mais aussi quel contraste. L’église est devenue une grange, lorsque nous y entrâmes, la grande porte était ouverte pour laisser le passage à un char rempli de gerbes attelé de deux bœufs, la récolte entassée atteignait presque la voûte de l’édifice et les fenêtres qui l’éclairaient; on voyait encore le long des murs, des pilastres de marbre, des dorures, des figures sculptées. Que de fois ces lieux ont entendu les chants sacrés, que de fois ils ont vu les pompes du culte catholique, que de fois à la clarté des lampes des pénitens couverts de robes blanches sont venus s’y prosterner dans le silence de la nuit!

La femme qui nous accompagnait avait vu tous les changemens opérés à Ripaille; le premier jour quelle y était entrée, c’était à la suite d’une princesse; alors les portes étaient ouvertes et la foule pénétrait dans la retraite des Chartreux; depuis elle les avait vus dépouillés, une partie de leurs meubles enlevés ou donnés au premier venu, une vente publique établie à la porte du couvent, les provisions de blé, de vin, les troupeaux, les instrumens d’agriculture adjugés à l’enchère au milieu d’une foule avide et bruyante: témoins de tant de scènes affligeantes, les anciens propriétaires s’efforçaient de surmonter les maux qui les accablaient, l’inquiétude, l’abandon, la misère; ils quittèrent enfin un pays où l’on n’a pas oublié le bien qu’ils faisaient aux malheureux.

Le soleil allait disparaître lorsque nous sortîmes de Ripaille, ses rayons doraient encore les tours élevées par Amédée VII, ils coloraient dans l’éloignement les belles collines et les hauts rochers qui dominent Évian, le lac se couvrait d’une teinte brillante, les cloches des hameaux se faisaient entendre; c’était à cette heure que le service du soir rappelait les religieux à la prière. Les restes d’antiques institutions répandent encore de l’intérêt dans le pays où on les retrouve; on ne voit plus le sommet des Allinges habité par de fiers barons, on ne voit plus errer dans les corridors de Ripaille des moines silencieux, et ces monumens qui rappellent d’autres tems, d’autres mœurs deviennent chaque jour plus frappans.

Le Tour du lac de Genève

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