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PARTIE 1 – L’ÉTRANGER LIÉ AU POTEAU
Chapitre 1

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Hiver 1060 (452 de l’hégire), Rabaḍ di Qasr Yanna


Là, dans cette vallée où les norias1 ne cessent de tourner… là où le mont Qasr Yanna pose ses racines… là sur cette plaine où se trouve le Ra-baḍ2

La vallée aux pieds de l’antique Enna se perdait vers l’orient ; des siècles d’engagement arabe l’avaient rendue plus fertile qu’elle n’aurait pu l’être. En regardant vers l’ouest, Qasr Yanna3, le nombril de la Sicile se profilait au dessus du mont. Vers l’est, en bas du plateau, le regard se perdait sur des dizaines de collines, bois, prairies, pâturages et torrents….

Mais aussi sur les hautes roues hydrauliques, capables de soulever l’eau de la vallée… et des canaux creusés pour la transporter vers les potagers. Le village avait peu de maisons, peut-être une trentaine, et seulement une petite mosquée, comme pour témoigner combien le lieu avait peu d’im-portance.

Midi était à peine passé et au travers d’un terrain destiné à la culture des potirons, deux hommes traînaient par les aisselles un jeune homme d’environ trente ans.

Il pointait ses pieds nus au sol, tellement il avait peur de la capture, il semblait vouloir creuser les sillons généralement fait par une charrue. Il tenait le regard baissé, et ne montrait que sa tête et ses cheveux courts à ceux qui l’observaient. C’était l’hiver et maintenant ses chevilles s’enfonçaient dans la boue froide que la pluie du matin avait formée.

Le jeune homme portait un pantalon et une tunique déchirée. Les autres avaient des habits très différents : colorés et d’une coupe large. Un des deux avait une espèce de turban et ils portaient tous les deux une barbe et des cheveux longs.

Quand ils arrivèrent avec le misérable prisonnier dans les rues du Ra-baḍ, tous les curieux se rassemblèrent. Au village, tout le monde se connaissait et connaissait les habitants de la dernière maison au fond de la rue avant les potagers, la maison des chrétiens, les seuls du Rabaḍ.

On travaillait avec entrain dans toute la région pour rendre le terrain toujours plus adapté à la vie ; l’aire entière était vouée à l’agriculture, les familles se formaient dans des villages qui se propageaient parmi les collines. Il n’existait ni noble ni guerrier, mais seulement des paysans qui travaillaient pour eux mêmes et pour le collecteur d’impôts du Qā’id4 de Qasr Yanna.

La maison de ce dernier se trouvait à l’opposé de la maison des chrétiens, sur le point le plus élevé. Une large cour interne partiellement clôturée apparaissait devant la grande maison, c’est de là que les trois arrivèrent après avoir parcouru les petites rues en labyrinthe et les typiques cours des centres arabes. Ils lièrent le jeune malmené exactement au centre de l’endroit où l’on montait le marché, ils le lièrent aux mains et celles-ci au poteau. Ils tirèrent ensuite la corde vers le haut, en la bloquant à une bifurcation naturelle du bois dans la poutre située sur la tête du condamné pour qu’il ne puisse ni s’asseoir et ni se plier.

Maintenant un homme du Qā'id entra en scène, un type trop jeune pour le rôle qu’il recouvrait, appelé Umar. Un homme d’un bel aspect : d’origine berbère, d’une peau d’une couleur à peine olive, avec de beaux yeux profonds et noirs, et un nez droit bien proportionné. Sa barbe cachait son âge et le faisait ressembler à son père, Fuad, lui aussi collecteur d’impôts du Qā'id, disparu depuis presque deux ans.

En sortant du bureau des taxes, situé sur le côté de la maison, Umar tira par les cheveux la tête du prisonnier et l’obligea à le regarder dans les yeux. Vu les ecchymoses que cet homme portaient sur le visage, il semblait évident que les deux hommes l’avaient malmené à cœur joie.

Donc, ils furent tête à tête et rien ne séparait ces fiers yeux noirs qui fixaient les yeux encore plus fiers mais verts du prisonnier.

“ Ainsi tu as cru pouvoir m’insulter et t’en tirer comme ça… ” dit Umar.

Mais celui-ci ne répondit pas ; non pas parce qu’il ne comprenait pas l’arabe, mais parce que n’importe quelle parole aurait été inutile.

“ Ça ne vaut pas la peine de perdre du temps. ” ajouta le collecteur d’impôt.

Puis il fit un signe de la tête à un des deux qui l’avait ramené lié, et ce-lui-ci, en lui arrachant la tunique, le fouetta à l’aide une corde mouillée.

Les habitants du village regardaient, et personne n’avait le courage de mettre pieds outre la clôture de la cour. Ni les gémissements avortés, ni les saignements qui apparaissaient sur le dos de cet homme ne les impressionnèrent.

Chacun commentait avec son voisin qu’une telle chose n’était jamais arrivée au Rabaḍ.

La famille de celui-ci se cachait parmi la foule, en ayant le bon sens et la pudeur de ne pas parler. Les seuls absents étaient ceux de la maison du collecteur d’impôts, sa mère, sa femme et sa sœur, elles préféraient ne pas se mêler aux affaires du chef de famille.

Quand ensuite la personne chargée de cette torture termina son service et laissa à lui même le jeune homme lié au poteau, la foule retourna à ses mentions. Ils le laissèrent là, à la merci du froid, de la soirée et du gel de la nuit.


Ce n’est que vers minuit que quelqu’un eut la pitié et la permission de lui donner une couverture. Les hommes de Umar le lui permirent, en com-prenant que passer la nuit à la rigueur du plein hiver parmi les monts de Qasr Yanna aurait été trop pour n’importe qui.

De nombreuses personnes virent ce jeune homme trembler et sauter pour rester en mouvement durant une grande partie de la nuit. Puis, au matin, quand il montèrent le marché tout autour de la cour, ils le virent s’endormir pendu par les poignets ; il semblait un sac noué à un tronc d’arbre. Quelqu’un le cru même mort et alla jusqu’à s’en assurer en lui flanquant une gifle.

L’après-midi arriva de nouveau ; maintenant le condamné ne mangeait ni ne buvait depuis un jour entier. Un troupeau de chèvres stationnait dans la cour, en bêlant et en mordant des brins d’herbe. Ce chant d’animaux de pâturage calma l’homme lié au pilori qui croyait ses genoux brisés et ses poux détachés… Puis, à un certain moment, il avertit une sorte de présence et rouvrit les yeux ; en effet quelqu’un était en train de l’observer depuis un moment. A trois pas de distances une jeune fille aux yeux ébahis le fixait. De très beaux yeux, aux traits merveilleux, jamais vu par la majorité des personnes, mais que le condamné et tous les autres du Rabaḍ connaissaient. Des yeux bleus d’un turquoise si intense à s’y perdre sans retour ; une étrange couleur qui vers l’extérieur de l’iris avait des nuances d’un bleu foncé comme la profondeur de la mer. Des yeux capables de provoquer la confusion de l’esprit et la damnation des cœurs.

La jeune fille portait un habit vert avec des décorations jaunes et bleues de formes typiques des gens de l’Afrique du Nord, elle tenait étroitement sur le visage un voile qui cachait ses traits. L’aspect physique du caractère exotique, si différent de ceux des indigènes de l’île, constituait la base pour l’œuvre incommensurable de ses yeux qui apparaissaient de manière atypique. Une boucle rebelle s’échappait de la constriction du voile rouge et révélait la tonalité brune de ses cheveux.

Quand le prisonnier la vit, il baissa de nouveau le regard et donc, en la regardant à nouveau peu après, il récita lentement :

“ Connais-tu, oh mon Dieu, le ciel de Nadira, les frontières de ses yeux ? ”

Elle le regarda perdue et demanda : ” Comment connais-tu ces paroles ? ” Depuis que Qā'id a visité ces lieux, les vers de cette poésie se sont diffusés dans tout le village et même outre. ” Donc, en la fixant d’un regard troublé, il la supplia :

“ Détache-moi, Nadira, ma Dame, je t’en prie ! ”

Mais elle semblait impassible, perdue par cette demande qu’elle ne par-venait pas à accueillir.

“ Je ne connais pas les frontières de tes yeux, Nadira… mais je peux t’en expliquer les origines si tu le désires… Cependant, donnes-moi au moins un peu d’eau… ”

A cela Nadira rentra chez elle sans se retourner et sans donner d’importance à cette requête ; le cliquetis des bracelets de ses chevilles résonnait dans toute la cour pendant qu’elle courrait vers l’entrée, toute refroidie à cause de l’habillement trop léger et inadapté pour l’extérieur.

L’eau n’arriva jamais au condamné, mais dès que Nadira arriva chez elle et vit Umar, son frère, qui comptait son argent sur une table, elle lui demanda :

“ Qu’a fait ce chrétien pour que tu lui réserves un tel traitement ? ” Maintenant elle ne se couvrait plus le visage et on voyait clairement comment ses lèvres charnues et son nez parfait contournaient harmonieusement ses yeux.

“ Qui ? ”

“ L’homme lié au poteau là dehors ”

“ Sa famille a refusé de payer la jizya5. ”

Donc Umar retourna compter son argent sur la même table, croyant l’avoir liquidée par une seule phrase.

“ Il va congeler ! Cela fait déjà deux jours qu’il est là lié à ce poteau. ” ” Depuis quand le sort des infidèles te préoccupe t’il ? ”

“ Ce matin j’ai vu tes enfants jouer autour de cet homme. Tu aurais dû voir comment la petite le regardait ! ”

“ Je le délierais, sois tranquille mais une autre nuit fraîche ne lui fera pas de mal. ”

“ Mais enfin, Umar, cette nuit il pourrait geler plus qu’hier. ”

“ Nous lui donnerons une autre couverture. Tu as bien vu que je n’ai pas empêché ta sœur de l’aider ? ”

“ Umar le magnanime ” ! Que penses-tu de ce nom ? ” fit-elle sarcastiquement.

A cela il soupira et d’un geste de colère donna un coup de bras à la pile de dirham6 en argent gagné par les taxes et le commerce.

“ Et je devrais me faire insulter par ces personnes ? ” lui demanda t-il, en élevant légèrement la voix.

“ Tu as dit qu’ils ont refusé de payer ; sais-tu s’ils ont pu ? Cette famille est la plus pauvre du Rabaḍ tout entier.

Rappelle-toi comment notre père nous faisait perdre une taxe ou un hommage pour ne pas opprimer les pauvres. ”

“ Les dhimmi7 avaient toujours payé, même avec notre père. ”

“ Encore mieux ! Si tous les protégés ont toujours payés, qu’est-ce qu’une seule fois pourrait faire ? ”

“ Un tel Corrado, le rouge, quand son père s’est présenté sans avoir sur soi la taxe pour la protection des infidèles croyant en Dieu, s’est avancé et en me regardant dans les yeux avec un air de défi, m’a dit :

“ Nous travaillons pour votre famille depuis vingt ans… la jizya, nous vous la donnerons quand nous l’aurons, autrement, contentes-toi du simple fait que nous travaillons pour toi. ”

Puis il s’en est allé dans ses potagers comme si de rien n’était. Com-ment aurais-je dû le traiter ?

“ Mais cela après avoir frappé son père sur la joue ! ” se mêla Jala, leur mère, qui, ayant entendu les tons depuis l’autre pièce, ne voulait pas que la discussion entre frère et sœur ne dégénère.

Nadira ressemblait beaucoup à Jala, à l’exception de ses insolites yeux bleus et de sa peau d’une nuance plus claire. En plus, Nadira était bien plus grande que Jala, qui aimait dire avec orgueil que sa fille était un pal – mier de femme par le fait de sa stature et de son physique longiligne.

Donc, Umar se releva et, en entendant les accusations, répondit :

“ Mère, tu ne peux comprendre ces questions ! Comment peut-on déter-miner si quelqu’un ne peut pas ou ne veut pas payer ? La punition sert à faire désister les menteurs ”

“ Nos gens ont toujours été une communauté unie, loin des intrigues, des jalousies entre races et religions différentes… et même des guerres. La maison des chrétiens au fond de la rue, est la seule du Rabaḍ. Elle a toujours été traitée dignement. A ce sujet, ton père savait ce qui était juste. C’est peut-être toi qui a raison….. mais pas au Rabaḍ de Qasr Yanna ; ici, nous nous sommes toujours aidés réciproquement. Hier les gens regardaient stupéfaits la manière dont tu as traité ce garçon. Notre métier est de par lui même déjà un métier détesté… il est juste que tu sois respecté, mais pas qu’ils aient peur de toi. ”

“ Qā'id demandera des comptes à son ‘āmil8 si les caisses sont vides. Et puis, depuis quand est-ce un crime de frapper un infidèle ? Nous leur avons permis de rester assis en présence d’un frère, nous leur avons per-mis de seller le mulet, nous avons permis à leurs femmes d’utiliser les bains en même temps que les nôtres… alors qu’ailleurs tout cela n’arrive pas. D’ailleurs, ils pourraient nous demander d’en rendre compte.

“En attendant, Nadira s’était réfugiée dans le lieux où elle allait étant enfant, sous la fronde d’un gros mûrier situé dans la propriété de la mai-son. Elle ne comprenait pas pourquoi une chose si importante devait lui arriver. Elle ne se sentait pas à la hauteur, elle pensait n’avoir rien fait pour mériter les attentions du Qā’id et une proposition de cette portée. Elle pleurait et tremblait…. donc elle appuya le dos contre le tronc et, les yeux fermés, elle se rappela la raison des évènements d’aujourd’hui. Mais ce chrétien que tu as fouetté a pris l’épée quand les soldats de Jirjis Maniakis pillèrent le village, et pourtant les dhimmi sont exemptés de guerre et ne peuvent porter d’armes. ”

“ Alors saches que je pense que cette réalité est erronée et ma tâche sera de rétablir l’ordre des choses. Qu’ils se soumettent à l’Islam eux aussi comme ont fait tant de chrétiens qui habitaient cette terre s’ils ne veulent pas être traités de manière différente.

Donc, maintenant Nadira répondit :

“ Et toutes ces choses depuis quand les penses-tu ? Depuis quand es-tu devenu le beau-frère du Qā'id ? ”

“ Et toi, fillette, depuis quand as-tu appris à répondre à ton walī9, protecteur et garant ? Depuis que le Qā'id a posé son regard sur toi et que tu lui as été promise comme future épouse ? Et si je lui racontais que tu as pris le temps de parler avec un chrétien lié au poteau. ”

“ Mon seigneur Ali aurait eu compassion de cet homme. ”

“ Bien, qu’il vienne me réprimander quand je le lui raconterai… avant qu’il ne t’ai détaché la langue pour de telles confidences avec des étrangers. ”

Nadira donc s’en alla déçue et fâchée, courant se réfugier dans sa chambre. Au passage de la jeune fille, les domestiques, curieux, disparurent rapidement. Ensuite, se jetant sur son lit, elle embrassa les nombreux coussins qui le recouvraient et se mit à pleurer.

“ Nadira, mon enfant. ” l’appela Jala.

Elle souleva la tête, désormais avec ses volumineux cheveux bouclés découverts, et écouta.

“ Nadira, mon enfant, cela peut être cruel de se rendre compte que tu appartiendras à quelqu’un que tu ne connais pas assez ; tu n’as que dix-neuf ans…. c’est déjà beaucoup, mais tu es encore inexpert en tout ! ”

“ Pourrait-il vraiment me détacher la langue ? ”

“ Laisse tomber ton frère. Cependant qu’une chose soit bien claire : ja-mais au grand jamais je ne veux te voir parler avec cet homme ! ”

“ Je ne lui ai pas parlé ! C’est lui qui m’a demandé de l’eau. ”

“ Et que t’a t-il dit d’autre ? ”

“ Rien ! ”

“ Bien, car il faut que tu saches qu’il s’agit d’un homme dangereux, de la pire espèce, Nadira. Et ton frère a raison de vouloir te punir. »

“ Il y a peu tu as dit le contraire… ”

“ J’ai dit à Umar comment son père se serait comporté… à toi je dis ce que je pense. Maintenant va voir si ta belle sœur a besoin d’aide ; c’est pour cela que tu n’es pas encore la femme du Qā'id… pour l’assister durant sa grossesse. ”

C’est ainsi que passaient les heures de ce second jour d’hiver de 1060 – le 452 selon l’hégire10 – où Corrado le chrétien avait été lié et humilié comme un bête têtue

1

Noria : de l’arabe ”nā’ūra”. Est une roue hydraulique qui a l’objectif de soulever les eaux à un ni-veau supérieur en exploitant le courant du fleuve.

2

Rabaḍ : littéralement ”bourg”. Village qui en général se trouve à l’extérieur des remparts de la ville principale.

3

Qasr Yanna : nom de la ville d’Enna durant la période arabe. De ”qasr” qui signifie château etYanna”, littéralement Enna ; donc ” Château d’Enna ”. Durant la période normande, à cause d’une interprétation erronée du nom arabe, la ville fini par être appelée ”Castrogiovanni”.

4

Qā’id : littéralement ”maître” ou ”leader”. Indiquait un chef ou un commandant.

5

Jizya : impôt personnel que le non-musulman, le dhimmi, payait aux autorités musulmanes.

6

Dirham : monnaie d’argent encore utilisée dans beaucoup de pays musulmans.

7

Dhimmi : sujet non musulman, qui dans les pays gouvernés par la sharia jouit d’un pacte de protection (Dhimma) réservé en premier lieu aux appartenant des grandes religions monothéistes, juives et chré-tiennes, et qui jouissent à leur tour de certains droits, uniquement à condition de respecter une série d’obligations comme le paiement de la jizya.

8

Āmil: littéralement ” agent ” chargé de recueillir la jizya pour la verser dans les caisses de l’État.

9

Wali : dans la religion islamique, indique le parent masculin de l’épouse, dont le consentement est nécessaire pour la célébration du mariage.

10

Hégire : littéralement ”émigration ”. Indique l’exode de Mahomet de La Mecque à Médina. L’année de cet épisode, en 622 a.c. marque le début du calendrier musulman. Par exemple, en 453 de l’hégire correspond à 1061 de l’ère chrétienne ( compte tenu du fait que l’année musulmane est plus courte ).

Le Ciel De Nadira

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